Cet article étudie les activités et les mouvements des travailleurs de la guerre grecs en Méditerranée orientale, du viiie au vie siècle av. n. è. Comme l’attestent les vestiges archéologiques, les Grecs accusaient alors un retard patent dans différents domaines vis-à-vis de leurs voisins orientaux. Il n’existe ainsi aucune trace d’une cité grecque du viiie siècle capable de rivaliser, en termes de taille et de complexité, avec les villes de Cilicie et de Syrie, sans parler des systèmes urbains d’Égypte et de Mésopotamie. Relativement pauvres en ressources naturelles telles que les métaux ou les pierres précieuses, en particulier avant la découverte des mines d’argent du Laurion vers la fin du vie siècle av. n. è., les Grecs n’avaient pas grand-chose à échanger sur les marchés méditerranéensFootnote 1. En conséquence, ils s’adonnaient aux activités d’une société modeste et peu pourvue, sise aux marges des formations politiques les plus dotées : les héros homériques se livrent ainsi volontiers au pillage et à la piraterie ; dans la Lamentation sur Tyr Footnote 2, les Javan, c’est-à-dire les Grecs, sont désignés comme des trafiquants d’esclavesFootnote 3. Du pillage à une implication plus directe en tant que travailleurs de la guerre au service de riches voisins, il n’y avait qu’un pasFootnote 4.
Le présent article aborde deux questions principales : d’une part, le rôle de médiateurs culturels joué par les travailleurs de la guerre dans ce que Walter Burkert a appelé la « révolution orientalisante » du monde grec à l’époque archaïqueFootnote 5 ; d’autre part, le lien entre les activités militaires et la négociation d’identités ethniques, en particulier dans le cadre d’armées composites. En d’autres termes, je cherche à considérer les travailleurs de la guerre grecs comme des agents et des vecteurs de contacts culturels. Leur étude permet en effet d’analyser la façon dont les interactions au sein de grandes armées impériales contribuent à fabriquer les assignations ethniques et, partant, à affermir une conscience identitaire chez les travailleurs de la guerre d’origine étrangère.
Afin d’examiner ces deux questions, je propose de m’aventurer en dehors de mon strict domaine de spécialité, aussi bien en termes de discipline que d’époque. Dans un premier temps, j’examine les travaux actuels sur la présence de travailleurs de la guerre étrangers dans les rangs de l’armée néo-assyrienne, un précédent important qui préfigure d’une certaine manière les activités plus documentées des Grecs à partir du viie siècle. Dans un second temps, j’avance des éléments de comparaison puisés à des études portant sur les activités et les traits culturels des travailleurs de la guerre dans d’autres contextes et à d’autres époquesFootnote 6. Sans prétendre ici contribuer au vaste chantier de l’histoire comparée, mon approche s’inscrit néanmoins dans une perspective résolument comparativeFootnote 7. L’examen des nombreuses recherches réalisées ces dernières années au sujet des travailleurs de la guerre et des mercenaires m’a permis d’isoler des exemples spécifiques qui me paraissent particulièrement pertinents pour nourrir la réflexion. Sans faire abstraction des différences entre des contextes historiques pouvant être très éloignés les uns des autres dans l’espace et dans le temps, ces études montrent non seulement comment des historiens et historiennes de différents horizons ont pu aborder des problèmes similaires, mais aussi comment des phénomènes culturels que les spécialistes de la Grèce antique considèrent volontiers comme des traits distinctifs de la civilisation grecque se retrouvent de façon éclairante dans d’autres contextes culturelsFootnote 8.
Il va sans dire que notre sélection de comparanda n’est pas la seule envisageable : selon la perspective adoptée, d’autres cas pourraient s’avérer tout aussi intéressants et la sélection être considérablement élargie, notamment en ce qui concerne le lien entre les groupes de travailleurs de la guerre, les armées impériales et l’émergence des identités ethniques. J’espère mener cette recherche dans un prochain travail. Pour l’heure, il convient de préciser que les études présentées ici ne permettent pas, en tant que telles, de tirer des conclusions précises sur les travailleurs de la guerre grecs de l’époque archaïque. Elles indiquent plutôt une trajectoire interprétative possible dont il convient d’éprouver le degré de plausibilité à l’aide des documents disponibles.
Recourir à une approche comparative pour étudier le cas des travailleurs de la guerre présente un autre avantage, non négligeable : mettre en évidence les problèmes que soulèvent les choix terminologiques opérés par différents chercheurs et chercheuses. Il est donc utile de commencer par examiner les termes utilisés pour désigner les travailleurs de la guerre dans différents contextes historiques, en s’intéressant tout particulièrement à leur sens littéral et à leurs connotations.
Se battre pour l’autre : typologies et stéréotypes
Par-delà les cultures et les époques, d’Archiloque de Paros au groupe Wagner, les soldats de fortune ont toujours eu mauvaise réputation. En partant du principe qu’ils se battent pour un employeur avec lequel ils n’ont d’autre lien que le paiement versé en échange de leurs services, les mercenaires suscitent quasi systématiquement défiance et suspicion. Dans une étude récente, Alexander Spencer convoque une impressionnante galerie de témoins, parmi lesquels Nicolas Machiavel, Frédéric II de Prusse et Jean-Jacques Rousseau, pour documenter ce problème de réputation tenaceFootnote 9. Avec une remarquable continuité d’une culture à une autre, l’image du mercenaire se voit systématiquement associée à une longue liste de stéréotypes négatifs. Un entrepreneur de la violence ne peut qu’être suspecté d’y éprouver du plaisir, et les mercenaires sont souvent décrits comme particulièrement brutaux. Les lecteurs d’Hérodote se souviennent de l’histoire de Phanès d’Halicarnasse, ce capitaine de mercenaires dans l’armée du pharaon Ahmôsis II qui fait défection pour se mettre au service des Perses et enseigner au roi Cambyse II comment faire traverser le désert du Sinaï à ses troupes. En représailles, les mercenaires grecs et cariens du pharaon égorgent les enfants de Phanès sous ses yeux et boivent leur sang avant de livrer bataille aux PersesFootnote 10. On pourrait tout aussi bien évoquer les atrocités commises par les mercenaires européens et sud-africains au Congo dans les années 1960, ou le saccage de Césène par les mercenaires de John Hawkwood en 1377Footnote 11. La liste est longue. D’un autre point de vue, on peut également penser qu’un homme qui se bat pour de l’argent tient plus à la vie qu’un combattant mû par le patriotisme ; d’où le topos du soldat de fortune rechignant à se battre qui a inspiré à Pétrarque quelques vers sur le bavarico inganno, soit « artifice bavarois », où il fustige le supposé manque d’engagement des mercenaires allemands dans l’Italie du xive siècleFootnote 12. Dans Le Prince, Machiavel n’a de cesse lui aussi de dénoncer le manque de convictions des mercenaires, qu’il accuse de nombreux mauxFootnote 13.
Cela n’aurait pas grand sens de chercher des preuves empiriques susceptibles d’infirmer ces présupposés, comme c’est généralement le cas avec les topoï. Cette accumulation de rhétorique hostile pose toutefois un réel problème pour toute étude comparative des mercenaires en Méditerranée orientale durant l’Antiquité, voire pour toute étude comparative des mercenaires en général, dans la mesure où cela vient saper toute tentative de définition. À des fins pratiques bien sûr, il existe une définition de ce qu’est un mercenaire. Celle-ci a été convenue au plus haut niveau et se trouve dans le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux du 8 juin 1977. Selon cette définition, le terme « mercenaire » s’entend de toute personne :
a) qui est spécialement recrutée dans le pays ou à l’étranger pour combattre dans un conflit armé ;
b) qui en fait prend une part directe aux hostilités ;
c) qui prend part aux hostilités essentiellement en vue d’obtenir un avantage personnel et à laquelle est effectivement promise, par une Partie au conflit ou en son nom, une rémunération matérielle nettement supérieure à celle qui est promise ou payée à des combattants ayant un rang et une fonction analogues dans les forces armées de cette Partie ;
d) qui n’est ni ressortissant d’une Partie au conflit, ni résident du territoire contrôlé par une Partie au conflit ;
e) qui n’est pas membre des forces armées d’une Partie au conflit ; et
f) qui n’a pas été envoyée par un État autre qu’une Partie au conflit en mission officielle en tant que membre des forces armées dudit ÉtatFootnote 14.
Toujours en 1977, une définition très similaire a été adoptée dans la Convention de l’Organisation de l’Union africaine sur l’élimination du mercenariat en AfriqueFootnote 15.
S’il est inutile de préciser que cette définition est tout à fait anachronique pour les contextes antérieurs à la période contemporaineFootnote 16, force est de constater que depuis son adoption en 1977, elle est devenue doublement anachronique, la réalité ayant dépassé les hypothèses sur lesquelles elle reposait. Prenons par exemple le point (c) concernant les salaires plus élevés, qui reflète clairement l’indignation suscitée par les mercenaires des pays développés qui prirent part à des conflits dans le tiers-monde dans les décennies qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, ou le point (d), qui n’avait de sens que tant que les mercenaires étaient engagés à l’étranger ou par des parties issues d’autres pays que le leur.
C’est précisément le recours, explicite ou le plus souvent implicite, à des définitions anachroniques et l’absence de points de comparaison solides qui occasionnèrent des débats parmi les historiens et les historiennes de la Grèce antique à propos de l’utilisation du terme « mercenaire », en particulier au sujet de la période archaïque. Dans un précédent article, j’ai réfuté l’idée selon laquelle les travailleurs de la guerre de la Grèce archaïque n’auraient été qu’une poignée d’aristocrates en quête d’aventures qui combattaient conformément aux préceptes de la réciprocité aristocratique et devaient donc être distingués des « vrais » mercenairesFootnote 17. Une telle conception est le produit des biais de la conservation des documents qui mettent inévitablement en avant les élites sociales et leurs prétendues valeurs guerrières aristocratiques ; elle confond rhétorique et pratique sociale. Illustrons cela avec quelques exemples, presque pris au hasard. On retrouve le même éthos aristocratique, fondé sur l’honneur et la réciprocité, dans les discours sur les bandes de guerriers scandinaves du début du Moyen Âge, dont l’enrôlement en tant que travailleurs de la guerre est amplement documenté, ou encore dans les témoignages qui portent sur les soldats suisses et les lansquenets, ces fantassins allemands engagés au service de puissances étrangères au début de l’époque moderne. Or, personne ne met sérieusement en cause l’usage du terme « mercenaires » pour les désignerFootnote 18.
L’absence d’une réflexion commune sur ce que l’on entend par « mercenaires » aboutit à de multiples impasses lorsqu’il s’agit d’étudier les travailleurs de la guerre, en particulier dans la Méditerranée antique, où les documents sont plus rares. On trouve un exemple significatif de cette carence dans les études consacrées à cette formidable machine de guerre qu’était l’armée des rois néo-assyriens, en particulier entre la fin du viiie siècle et la première moitié du viie siècle av. n. è., à partir du règne du roi Tiglath-Phalazar III (745-727 av. n. è.). S’agissant de savoir si l’on peut évoquer la présence de mercenaires dans ce contexte, les opinions sont très tranchées, souvent sans véritable discussionFootnote 19. Les annales royales présentent de nombreuses mentions de la pratique consistant, pour le roi assyrien, à déporter la population ennemie après une victoire et à prendre le contrôle d’une partie des forces armées ennemies, souvent les unités d’élite, pour les intégrer à sa propre armée – « il les comptait parmi les Assyriens », peut-on ainsi lire dans les inscriptions royalesFootnote 20. Des études récentes ont mis en évidence les représentations de cette armée multiethnique de la fin du viiie siècle et du viie siècle av. n. è. sur les bas-reliefs du palais de Nimroud et ailleurs, et notamment le fait que les non-Assyriens faisaient partie intégrante des troupes assyriennesFootnote 21. Doit-on les appeler « soldats professionnels », « auxiliaires » ou « mercenaires » ? Les assyriologues emploient indifféremment les trois termes, sans s’attarder sur le choix des mots.
Ce problème de définition n’aide guère à y voir clair. En parlant d’unités identifiées par un ethnonyme servant sous le commandement du gouverneur d’une ville assyrienne, J. Nicholas Postgate les décrit comme des « soldats professionnels à plein temps », mais il ajoute qu’« il n’existe aucune preuve qu’il s’agissait de mercenaires employés en échange d’une rémunération »Footnote 22. Karen Radner, quant à elle, souligne la présence de travailleurs de la guerre enrôlés dans l’armée de Sargon II, roi d’Assyrie de 722 à 705 av. n. è.Footnote 23. Pour quelles raisons ces travailleurs de la guerre étrangers servant dans les armées assyriennes ne seraient-ils pas qualifiés de mercenaires ? Le fait que des sources officielles comme les inscriptions royales assyriennes décrivent toutes les composantes de l’armée assyrienne comme liées par un serment de loyauté envers le roi ne prouve en rien qu’aucun de ces soldats n’ait été recruté à l’étranger. Dans son analyse du terme kitru (généralement utilisé pour désigner quelque chose qui est de l’ordre de l’aide [militaire], des auxiliaires, de la force auxiliaire ou des alliés), Mario Liverani montre que les inscriptions royales assyriennes présentent la fourniture d’une aide militaire contre rétribution comme une activité propre aux ennemis des AssyriensFootnote 24. Pourtant, des marins grecs se trouvaient bel et bien au sein de la flotte assemblée en 694 av. n. è. par Sennachérib, fils de Sargon II, à Ninive pour descendre le Tigre, et il semble peu probable que tous fussent des prisonniers de guerreFootnote 25.
Prendre en compte les débats que les spécialistes d’autres contextes et périodes mènent en parallèle se révèle ici d’une grande utilité. Les travaux d’histoire médiévale et moderne ont notamment tendance à s’appuyer sur une base comparative plus large, avec des résultats qui méritent l’attention des spécialistes de la Méditerranée antique. En 2007, Sarah Percy a consacré tout un ouvrage à définir les soldats mercenaires du xiie au xxe siècle. Elle y aborde l’histoire de l’Europe à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne sous l’angle de la sociologie et des sciences politiques afin d’historiciser différents types d’entrepreneurs de la guerre actifs après la Seconde Guerre mondiale et la forte stigmatisation qui leur est associée. Elle en conclut que « [d]epuis qu’il existe des mercenaires, on édicte des normes qui prohibent d’y avoir recours ». Ces normes hostiles aux mercenaires procèdent de l’idée qu’ils se battent pour leur propre compte et non pour une cause qui pourrait moralement justifier leur violence. Cependant, c’est le fait que les troupes mercenaires semblent agir en dehors de tout contrôle politique légitime qui est la principale cause du développement de cette norme. S. Percy définit donc un mercenaire comme « un combattant qui prend les armes non pour défendre une cause, mais pour gagner de l’argent, et qui ne se place pas sous le contrôle d’un État ou d’une autorité légitime ». Elle utilise ensuite ces critères pour dresser une typologie des différentes catégories de combattants, des compagnies libres du Moyen Âge aux agents de sécurité des sociétés militaires privées. Selon elle, quatre facteurs sous-tendent cette norme opposée aux mercenaires, quels que soient les contextes historiques : une distinction nette entre soldats nationaux et étrangers ; la notion de juste cause comme motivation pour prendre les armes ; le sentiment que ce sont les membres d’une communauté qui doivent se battre en son nom ; et la croyance que les mercenaires seraient moins fiables sur le champ de batailleFootnote 26. On peut voir un épiphénomène de cette condamnation sociale des troupes mercenaires dans l’utilisation courante de termes euphémistiques pour les désigner, par exemple Reiseläufer (voyageurs) pour les fantassins suisses du xve siècle, soldati di ventura (soldats de fortune) pour les mercenaires actifs en Italie à la même période, ou encore l’appellation plus contemporaine de « sociétés de sécurité ».
En accordant une grande importance au discours normatif, S. Percy attire une fois de plus l’attention sur l’immuabilité des stéréotypes négatifs associés aux travailleurs de la guerre étrangers, quelles que soient les cultures. Bien qu’elle ne le formule pas explicitement, sa recherche montre que, dans la pratique, le terme « mercenaire » fonctionne aussi bien comme une épithète que comme une description – un aspect que je développerai ici. Un point s’avère particulièrement important pour la présente discussion : les diatribes des humanistes italiens, avec en point d’orgue Le Prince de Machiavel, ou la critique morale du réformateur zurichois Ulrich Zwingli ne sont pas des phénomènes propres à la période moderne ; au contraire, elles trouvent des échos beaucoup plus lointains dans l’histoire. Au ive siècle av. n. è., dans son discours Sur la paix, Isocrate reprochait aux Athéniens d’employer des soldats mercenaires, qu’il qualifiait d’« ennemis communs de toute l’humanité » et décrivait comme des criminels, des déserteurs et, ce qui est encore plus parlant pour un Grec, des « sans polis » ou « sans cité » (apolidai), prompts à changer de camp contre un salaire plus élevéFootnote 27. De même, dans une célèbre discussion sur la bravoure martiale, Aristote questionnait la loyauté des mercenaires en cas de grand danger et de l’imminence d’une défaite, pour les opposer aux citoyens conscrits qui se battraient jusqu’à la mortFootnote 28.
Il est possible que les mercenaires aient déjà été stigmatisés de la sorte dès la période archaïque. L’usage de termes euphémistiques pour les désigner, épiphénomène typique de la norme sociale condamnant le mercenariat, est attesté dès le milieu du viie siècle av. n. è., si ce n’est avant. Le poète Archiloque de Paros se décrivait comme quelqu’un qui allait être appelé epikouros « comme un Carien »Footnote 29. Le terme grec epikouros peut se traduire par « auxiliaire » ou « allié »Footnote 30, et les Cariens d’Asie Mineure occidentale, comme nous le verrons, avaient la réputation de fournir nombre de mercenaires, en particulier en Égypte. Le vers d’Archiloque cherchait ainsi à lever le voile sur l’euphémisme attaché à cette épithète et à en révéler la signification profonde. Le sens de ce fragment est confirmé par un autre vers d’Archiloque, que l’on peut traduire par : « Un epikouros est apprécié aussi longtemps qu’il se batFootnote 31. »
Serait-il possible de remonter encore plus loin dans le temps ? Le terme epikouros apparaît fréquemment dans l’Iliade, où il désigne les nombreux contingents originaires des différentes régions d’Asie Mineure et de Thrace qui ont combattu aux côtés des Troyens contre l’armée achéenne commandée par Agamemnon. Leur rôle, du moins du point de vue des Achéens, fut prépondérant : selon Agamemnon, sans eux, Troie eût été prise en un éclair du fait de l’écrasante supériorité numérique des Achéens (Iliade II, 123-133). Leur motivation, en revanche, n’est pas tout à fait claire. Les epikouroi semblent avoir répondu à l’appel d’Hector (Iliade XVI, 538-540). Pour ce dernier, leur fonction est de protéger les femmes et les enfants des Troyens, c’est-à-dire d’empêcher la chute de la ville, comme l’observe également Agamemnon depuis le camp adverse (Iliade V, 472-489). Hector affirme en outre qu’il épuise le peuple troyen afin d’augmenter le thymos des epikouroi, pour préserver leur moral, pourrait-on dire. En d’autres termes, les ressources de la communauté sont destinées à récompenser ses combattants (Iliade XVII, 220-232). Dans l’univers de la poésie épique, la question de savoir si ces epikouroi auraient combattu sans la promesse d’une récompense n’était pas pertinente. Le doute demeure donc.
Au-delà des epikouroi homériques, on trouve également des traces d’une rhétorique hostile aux mercenaires dans les premiers documents provenant de la Méditerranée orientale. La prophétie de Jérémie (46 : 16-17) concernant la bataille de Karkemish, à l’issue de laquelle Nabuchodonosor II vainquit le pharaon Néchao II en 605 av. n. è., décrit les soldats du pharaon en des termes indiquant clairement qu’ils n’étaient pas égyptiens et qu’ils étaient prêts à abandonner leur employeur :
[I]ls disent :
« Debout ! Réintégrons notre peuple
et notre pays natal, loin de l’épée
impitoyable ! »
Surnommez le pharaon, roi d’Égypte :
« Tapage à contretemps. »
Une deuxième prophétie est encore plus explicite (46 : 20-21) :
Génisse ravissante que l’Égypte !
Mais du nord, des taons viennent sur elle.
Chez elle, même les mercenaires
sont comme des taurillons à l’engrais.
Eux aussi, ils tournent le dos ;
ils fuient tous ensemble ;
ils ne résistent pas.
Oui, le jour de leur ruine vient sur eux,
le moment où il faudra rendre compte.
En d’autres termes, les mercenaires, prêts à s’engraisser en temps de paix, sont facilement vaincus et abandonnent leur employeur lorsqu’éclate la guerre ; on retrouve le même poncif chez Machiavel et AristoteFootnote 32. À qui s’aviserait de prendre ces stéréotypes au sérieux, il faut rappeler que l’armée conquérante de Nabuchodonosor comptait probablement des mercenaires grecs dans ses rangsFootnote 33.
À cette époque déjà, le stéréotype était utilisé par les belligérants pour se condamner réciproquement. Non loin dans le temps et dans l’espace, la stèle célébrant la victoire du pharaon Ahmôsis II, qui décrit son triomphe dans la guerre civile contre le pharaon légitime Apriès en 570 av. n. è., évoque les « innombrables Grecs » qui avaient combattu au service de son adversaire. Ahmôsis, quant à lui, aurait adressé ces mots à son armée : « Celui qui se bat vaillamment est celui qui se bat pour sa terre. Son cœur est prêt à se battre pour protéger le bien-être de ses prochesFootnote 34. »
La version gravée sur la stèle correspond au récit qu’en donne Hérodote, qui présente le soulèvement d’Ahmôsis comme un mouvement indigène ciblant les GrecsFootnote 35. Avant de souscrire à cette lecture, il faut souligner que, trois ans plus tard selon la stèle d’Ahmôsis, lorsque Nabuchodonosor attaque l’Égypte afin de rétablir Apriès, un texte babylonien mentionne la présence de Grecs parmi les troupes rassemblées par Ahmôsis pour repousser l’invasionFootnote 36. Retenons de cette double accusation que les éléments fondamentaux de la rhétorique anti-mercenaire remontent au moins au viie siècle av. n. è., si ce n’est avant : des récits assyriens de la campagne de Sennachérib contre Jérusalem en 701 av. n. è. racontent la façon dont les mercenaires du roi Ézéchias, à la vue de la terrifiante armée assyrienne, n’ont pas hésité à l’abandonnerFootnote 37.
La permanence de cette rhétorique cache la grande diversité des travailleurs de la guerre. Stephen Morillo a cherché à la saisir en esquissant une typologie générale des forces combattantes dans son étude comparative sur les soldats mercenaires au Moyen ÂgeFootnote 38. Bien qu’elle repose essentiellement sur une analyse de la guerre médiévale, sa typologie s’applique également à des époques et des cultures très différentes, y compris à la période antique. Elle s’appuie sur deux paramètres : l’ancrage social des combattants, et le rôle respectif des facteurs politiques et économiques dans leur motivation à s’enrôler. Le premier paramètre recoupe partiellement la dichotomie traditionnelle entre combattants locaux et étrangers. Plus précisément, S. Morillo évalue dans quelle mesure les obligations militaires que remplissent les combattants font partie de leur rôle social au sens large ou, pour reprendre son expression, sont interprétées « en termes de complexes reconnus de relations socialesFootnote 39 ». Le second paramètre mesure l’importance respective des facteurs politiques et économiques dans la définition des conditions de leur engagementFootnote 40.
L’analyse de S. Morillo permet de mettre d’emblée en évidence plusieurs points intéressants. Dans le monde méditerranéen antique comme au début du Moyen Âge, mais probablement plus au début de l’époque moderne, les travailleurs de la guerre pouvaient voir leurs conditions et leurs activités évoluer au point de s’installer de manière permanente dans le pays de leur employeur. Par exemple, des bandes de guerriers qui menaient des raids côtiers pouvaient par la suite devenir des combattants rémunérés au service de leurs anciennes victimes. Cela a peut-être été le cas des « hommes d’airain » grecs et cariens qui ont fini par être engagés par le pharaon Psammétique Ier (r. 664-610 av. n. è.), si l’on en croit le récit de leurs expéditions ; ce fut certainement le cas des bandes vikings qui pillaient les îles britanniques et que le roi du Wessex, Æthelred, engagea par exemple à plusieurs reprises entre la fin du xe siècle et le début du xie siècle, avec un succès mitigéFootnote 41. Cette transformation eut pour conséquence paradoxale de mettre les nouveaux mercenaires en situation d’avoir à combattre des groupes guerriers de même origine qu’eux. Il est évident que ce type d’arrangement, en particulier s’il impliquait l’octroi de terres, pouvait entraîner un déplacement assez radical de certains groupes de combattants le long de l’axe de l’inclusion sociale défini par S. Morillo dans son articleFootnote 42. Les célèbres inscriptions des Grecs de l’armée de Psammétique II à Abou Simbel, à propos desquelles je reviendrai plus loin, attestent l’existence de mercenaires de deuxième génération. Lorsqu’ils ont affronté l’armée de Cambyse II, de nombreux mercenaires grecs et cariens devaient être installés en Égypte depuis des générations. Devrions-nous pour autant cesser de les appeler « mercenaires » ?
L’approche de S. Morillo a le mérite, certes, de soulever un problème, mais elle ne propose pas vraiment de solution. Selon lui, les « vrais mercenaires » opèrent au sein d’un marché libre de la violence : « pour qu’un véritable mercenariat existe, il faut qu’il y ait non seulement une rémunération, mais aussi des options de marché non limitées par un nombre restreint d’employeurs potentiels ». On ne trouve donc de « vrais mercenaires » que lorsqu’aucun « facteur politique ou culturel ne restreint effectivement le choix des employeurs pour louer des soldats ». En d’autres termes, « un contexte d’économie de marché et d’organisation commerciale capitaliste ou proto-capitaliste est probablement une condition préalable à l’émergence d’un véritable marché du mercenariat »Footnote 43. S. Morillo n’est pas le seul à penser que l’existence de « vrais mercenaires » dépend de l’économie de marché. Une telle idée est toutefois paradoxale. La notion de « vrais mercenaires » s’accommode mal des preuves de la permanence de la rhétorique hostile souvent observée, notamment par S. Percy, et corroborée par les documents de la Méditerranée antique : la plupart des travailleurs de la guerre visés par cette rhétorique ne seraient pas considérés comme de « vrais mercenaires » si l’on s’en tient à la définition de S. Morillo.
En fin de compte, il semble que S. Morillo tombe dans le piège que son travail permet pourtant de déjouer. Quoi que l’on pense des mécanismes du marché, rien n’atteste qu’il a existé des contextes où les acteurs de la violence organisée déterminaient leurs allégeances uniquement en fonction des profits financiers escomptés. Pour prendre un cas extrême, Daech n’aurait jamais pu engager des mercenaires de l’entreprise américaine Blackwater et ce quelle que soit la somme d’argent que l’organisation aurait été prête à leur offrirFootnote 44. Les « vrais mercenaires » sont peut-être ceux qui se battent exclusivement pour gagner de l’argent, mais je doute qu’il existe un seul exemple dans l’histoire de « vrais mercenaires » ayant réellement choisi leur allégeance sur le seul critère de la maximisation des profits et sans faire entrer en jeu la moindre considération culturelle ou politique. Les « vrais mercenaires » de S. Morillo relèvent donc de l’abstraction sociologique ou de l’idéal-type wébérien. Dans la pratique, on observe l’existence d’un éventail de choix plus ou moins large. Les travailleurs de la guerre ou les groupes de travailleurs de la guerre peuvent être amenés, et le cas s’est souvent présenté dans l’histoire, à choisir entre les deux belligérants dans une guerre et, par conséquent, à combattre d’autres travailleurs de la guerre de même origine qu’eux, mais ayant fait un choix différent. Cependant, ces situations dépendent toujours d’un contexte politique spécifique et ne résultent jamais de considérations purement économiques.
Mis à part cet écueil, la taxonomie de S. Morillo s’avère utile pour catégoriser les raisons et les conditions qui poussent des individus à se lancer dans des activités relevant de la violence organisée – qu’elles soient ou non sanctionnées par l’État –, loin de leur communauté ou dans un contexte culturel étranger. Toutefois, cette taxonomie laisse entière la question de définition qui entoure le concept de mercenaire. Selon moi, S. Percy n’est pas loin d’avoir trouvé la meilleure façon de le caractériser : « mercenaire » ne doit pas être considéré comme un terme descriptif désignant un phénomène social précis, mais plutôt comme un ensemble de connotations, essentiellement péjoratives, qui s’appliquent à différentes catégories d’individus impliqués dans la violence organisée dans divers contextes et époques historiques. Au-delà de ces connotations, il appartient à l’historien et à l’historienne d’observer ou de reconstituer ces conditions d’emploi et leurs implications pour les recherches menéesFootnote 45.
Toutes les études de cas examinées ici concernent des travailleurs de la guerre au service d’un employeur « étranger », c’est-à-dire différent d’eux sur le plan culturel ou linguistique pourrait-on dire, tandis que les acteurs, eux, auraient très certainement envisagé cette différence en termes qui relèveraient aujourd’hui de l’ethnicité, au sens large. D’un certain point de vue, en général celui de leurs ennemis, ces travailleurs de la guerre pouvaient donc être exposés à l’opposition rhétorique entre étrangers et autochtones, ainsi qu’à tous les stéréotypes négatifs associés au concept de « mercenaire ». La surprenante plausibilité de ces stéréotypes, c’est-à-dire le fait que les acteurs historiques pouvaient les prendre au pied de la lettre, ne doit pas nous faire oublier que nous avons affaire à une construction rhétorique qui englobe et masque à la fois une diversité de contextes historiquesFootnote 46. Devrions-nous dès lors nous débarrasser complètement du terme « mercenaire » ? Réformer la langue est un objectif ambitieux, et notre but ici est bien plus modeste. Il s’agit simplement d’attirer l’attention sur ce qui est réellement en jeu lorsque chercheuses et chercheurs affirment que certains groupes de travailleurs de la guerre étaient, ou n’étaient pas, des mercenaires : nous utilisons un terme fortement connoté et dont le sens littéral est difficile à cerner. Nous pouvons procéder ainsi par souci de simplicité, mais seulement à condition d’être conscients de ce fait fondamental et de ses implications pour les arguments que nous construisons autour du terme.
Migrations militaires et transferts culturels
Les travailleurs de la guerre grecs et cariens au service des pharaons de la XXVIe dynastie (du milieu du viie siècle à la fin du vie siècle av. n. è.) forment la diaspora militaire la mieux connue de la Méditerranée archaïqueFootnote 47. Selon une source tardive – le recueil des Stratagèmes de Polyen, un contemporain de l’empereur Marc-Aurèle –, les Cariens étaient déjà présents en Égypte lors de l’accession au pouvoir du fondateur de la dynastie, Psammétique Ier, en 664 av. n. è., mais il est difficile de savoir si l’histoire du capitaine de mercenaires Pigrès, racontée par Polyen, s’appuie sur des éléments fiablesFootnote 48. Comme nous le verrons, les traces matérielles signalent cependant la présence de travailleurs de la guerre grecs et cariens en Égypte à partir du milieu du viie siècleFootnote 49.
Selon Hérodote, Grecs et Cariens menaient des expéditions dans le delta du Nil depuis un certain temps lorsque Psammétique décida finalement de les engagerFootnote 50. Plusieurs aspects de l’histoire, comme l’oracle ordonnant au pharaon de recruter les « hommes d’airain » – allusion à l’armure de l’infanterie lourde grecque et carienne – sont à l’évidence d’une historicité douteuse. Toutefois, la recherche actuelle tend à n’accorder aucun crédit à ce récit et à identifier les mercenaires grecs et cariens aux troupes que Gygès, le roi de Lydie, avait envoyées pour appuyer la révolte de Psammétique contre ses suzerains assyriens, un épisode relaté en détail sur le célèbre cylindre de Rassam du roi assyrien AssurbanipalFootnote 51. Très récemment, Hans van Wees a établi que la révolte de Psammétique avait probablement eu lieu autour de 645 av. n. è., peu de temps avant la mort de Gygès aux mains des Cimmériens. Si l’on suit ce scénario, l’intervention des soldats grecs et cariens serait celle d’un contingent allié.
Une telle interprétation est possible, mais certains points méritent d’être soulevés. Premièrement, piller le delta du Nil pour en tirer un butin semble avoir été tout à fait dans la lignée des activités que les bandes de guerriers grecs pouvaient envisager d’entreprendre à cette époque, du moins à en juger par l’Odyssée. Lorsqu’il rencontre le porcher Eumée, Ulysse s’invente une fausse biographie dans laquelle il se présente comme un Crétois, fils illégitime d’un homme riche qui ne s’intéresse ni à sa maison ni à sa famille, mais uniquement à la guerre, aux navires et aux armes. Il prétend qu’après son retour de Troie, il a organisé une expédition de pillage en Égypte, en équipant neuf navires et en faisant embarquer un grand nombre de guerriers. Après avoir festoyé pendant six jours, la flotte avait mis le cap vers le delta du Nil et les Crétois commencèrent à piller tout ce qui se trouvait à leur portée, jusqu’à ce qu’une grande armée d’Égyptiens, conduite par leur roi, se lançât à leur poursuite, massacrant une partie des guerriers et capturant les autres. Ulysse le faux Crétois prétend alors qu’il s’est jeté aux pieds du roi égyptien et a réussi à obtenir que sa vie soit épargnéeFootnote 52. Le fait même que l’histoire ait été inventée par Ulysse et sa tonalité clairement non héroïque suggèrent qu’il fallait qu’elle paraisse plausible. Après tout, les maraudeurs grecs étaient déjà connus des administrateurs locaux assyriens de la côte phénicienne dans la seconde moitié du viiie siècle av. n. è.Footnote 53.
Le deuxième point est qu’il n’existe aucune preuve que Gygès ait contrôlé la partie sud de l’Ionie et de la Carie. Milet a continué à lutter contre le deuxième successeur de Gygès, Sadyattès, longtemps après sa mort. Si Gygès a effectivement envoyé des soldats grecs et/ou cariens pour aider Psammétique, il a donc d’abord dû les recruter, d’une manière ou d’une autre, et l’on peut se demander à qui ces derniers rendaient compte une fois leur mission commencée. Quand bien même l’on privilégierait ce scénario pour expliquer l’origine du phénomène, les preuves matérielles et épigraphiques indiquent qu’après la première vague, un flux stable de combattants s’est constitué puis s’est maintenu malgré les fluctuations du pouvoir lydien en Asie Mineure. Après tout, le royaume de Gygès a été anéanti par les Cimmériens quelques années seulement après son intervention en faveur de Psammétique, à la grande satisfaction du roi assyrien, et n’était donc pas en mesure d’envoyer des renforts militaires à qui que ce soit. Tout bien considéré, il semble ainsi plus probable que les travailleurs de la guerre grecs et cariens aient pris le chemin de l’Égypte de leur propre initiative, sans avoir été réquisitionnés par le roi de Lydie.
De leur engagement au service de la XXVIe dynastie il reste un important corpus documentaire. Parmi les inscriptions en carien d’Égypte, un grand nombre de stèles funéraires retrouvées hors de leur contexte d’origine, principalement lors des fouilles de la nécropole de Saqqarah Nord, indiquent l’existence d’une nécropole carienne entre Saqqarah et AbousirFootnote 54. L’ensemble le plus connu des spécialistes de la Grèce est une série d’inscriptions sur les jambes des statues colossales de Ramsès II à Abou Simbel, qui atteste la participation de travailleurs de la guerre grecs, probablement aux côtés de soldats phéniciens, lors de l’expédition lancée en 593 av. n. è. par Psammétique II contre la NubieFootnote 55. La principale inscription grecque, en dialecte dorien, fournit un récit succinct des événements. Elle est accompagnée d’une inscription plus courte, gravée sur une autre jambe, et probablement lors d’une autre phase de l’expédition, ainsi que de plusieurs noms propres. Le fait qu’ils sachent lire et écrire laisse supposer que les auteurs des inscriptions étaient des cadres de l’armée de Psammétique plutôt que des soldats du rang. Certaines inscriptions mentionnent la polis d’origine, d’autres seulement le patronyme : on pourrait supposer qu’il s’agit pour les premières d’individus s’étant enrôlés récemment et pour les secondes d’enfants de travailleur de la guerre qui avaient eux-mêmes servi dans l’armée égyptienneFootnote 56.
Éloignés de leur patrie pendant de longues périodes, les Grecs et les Cariens servant en Égypte semblent souvent avoir adopté, à divers degrés, des identités hybrides et avoir assimilé certains éléments de la culture locale. Ce processus a peut-être été facilité par la pratique courante consistant à installer les mercenaires sur le territoire de leur employeur, à en faire les propriétaires ou les bénéficiaires de parcelles de terre et à les transformer en colons militaires, c’est-à-dire, selon la typologie de S. Morillo, à accroître considérablement leur degré d’inclusion sociale. L’adoption d’un nom égyptien, souvent mais pas toujours, en lien avec un mariage mixte, est un fréquent marqueur d’intégration. Parmi les Grecs dont les noms apparaissent sur le colosse d’Abou Simbel, par exemple, on trouve un certain Psammétique, fils de Théoklès. À la même époque, des inscriptions funéraires de Cariens de Saqqarah attestent leurs mariages avec des Égyptiennes, leurs fils portant des noms égyptiens.
Les sources archéologiques offrent des documents encore plus frappants, comme c’est le cas d’un sarcophage égyptien en pierre datant de la fin du viie siècle av. n. è., aujourd’hui conservé au Musée national des antiquités de Leyde, qui appartenait à un dignitaire de la XXVIe dynastie portant le nom typiquement égyptien de Wahibre-em-akhet. Quatre vases canopes en albâtre et plusieurs oushebtis (des statuettes symbolisant les serviteurs funéraires du défunt dans l’au-delà) appartenant au même homme ont également été retrouvésFootnote 57. Alexandra Villing a récemment rassemblé tous les éléments textuels et archéologiques concernant cette figure éminente, auxquels s’ajoute une série de bas-reliefs gravés conservés au British Museum. Si, comme cela est probable, les bas-reliefs proviennent de sa sépulture, cela signifierait que sa tombe était située dans la nécropole de SaqqarahFootnote 58. Ce Wahibre-em-akhet semble à première vue tout ce qu’il y a de plus égyptien. Cependant, les inscriptions hiéroglyphiques sur le sarcophage nous apprennent que son père et sa mère s’appelaient Arkeskares et Sentiti, dont on a établi depuis longtemps qu’il s’agit des versions égyptiennes des noms Alexikles et Zenodote. En d’autres termes, les parents de Wahibre-em-akhet portaient tous les deux des noms grecs. Le style du sarcophage et sa qualité nous indiquent que son occupant avait probablement des liens étroits avec la cour ou, à tout le moins, qu’il occupait un poste de dignitaire dans l’administration royale. Cela est confirmé par le titre de « porteur du sceau royal » figurant sur son vase canope. S’il désignait littéralement un fonctionnaire autorisé à expédier des dépêches avec le sceau royal, il s’agissait en fait d’un titre honorifique qui n’était pas associé à une fonction spécifique, mais marquait une proximité avec la cour et le fait que l’intéressé jouissait probablement d’une faveur royaleFootnote 59. Parmi les scénarios envisageables, l’hypothèse formulée par Günter Vittmann, selon laquelle Alexikles et son fils étaient des officiers de l’armée du pharaon, semble être la seule qui tienne vraiment la route. Quoi qu’il en soit, Wahibre-em-akhet avait intégré de nombreux aspects de la culture égyptienne, au point d’adopter non seulement les coutumes funéraires locales, mais aussi les notions égyptiennes de la mort et de l’au-delà, comme le montrent l’iconographie et surtout les inscriptions sur son sarcophage. Cette impression se voit renforcée par les inscriptions qu’A. Villing a reliées à sa sépulture, qui comprennent des extraits du Livre pour sortir au jour, également connu sous le nom de Livre des morts, un vaste recueil de formules funéraires destinées à garantir que l’âme du défunt puisse accéder à la vie après la mortFootnote 60. En bref, si les noms des parents de Wahibre-em-akhet ne nous étaient pas connus, nous n’aurions aucune raison de penser une quelconque origine étrangère.
L’exemple de Wahibre-em-akhet est certes rare, mais il n’est pas unique ; il existe au moins un autre cas identique, celui d’un officier supérieur de l’armée de Psammétique II, Wahibrenebquen, fils du général Psamtikʽauneit, dont la famille, documentée depuis au moins deux générations avant lui, était d’origine carienneFootnote 61. Ces personnalités éminentes peuvent être situées à l’une des extrémités d’un spectre allant du statut d’étranger à l’assimilation totale, en gardant à l’esprit que les documents ne nous donnent qu’une image partielle. Les pierres tombales de la nécropole de Saqqarah, datant également de la XXVIe dynastie, offrent diverses nuances intermédiaires le long de ce spectre. Plus de quarante stèles portant des inscriptions en carien ainsi qu’une vingtaine de fragments supplémentaires ont été retrouvés, réutilisés dans des contextes datant de la seconde moitié du ive siècle av. n. è., mais on ne sait rien de leur emplacement d’origine dans la nécropole. La grande majorité se compose des habituelles stèles fausse porte ; certaines sont de simples stèles arrondies sans autre décoration que leurs inscriptions. Du fait de la présence de plusieurs inscriptions bilingues, ce corpus a joué un rôle décisif dans le déchiffrement de l’alphabet carien.
Les stèles cariennes de Saqqarah semblent couvrir la majeure partie de la période durant laquelle des travailleurs de la guerre cariens furent présents en ÉgypteFootnote 62. Parmi celles qui datent de la fin du vii siècle av. n. è., un certain nombre portent des inscriptions bilingues en carien et en égyptien (hiéroglyphique). Certaines d’entre elles sont décorées dans un style purement égyptien, si bien que sans l’inscription en carien, il serait impossible de les distinguer des stèles funéraires égyptiennes courantes datant de la même période. Plus tard, probablement à partir du milieu du vie siècle, on trouve des stèles dont les inscriptions figurent uniquement en langue carienne, avec un décor en relief de facture essentiellement égyptienne par son iconographie, mais qui se rapproche en termes de style de la sculpture grecque orientale de l’époque. Les spécialistes considèrent par conséquent qu’elles sont l’œuvre d’artisans grecs orientaux ou cariens exerçant en Basse-ÉgypteFootnote 63. Comme dans le cas du sarcophage de Wahibre-em-akhet, l’iconographie de ces stèles fait référence à des notions égyptiennes très spécifiques de la mort et de l’au-delà, et semble suggérer que leurs propriétaires adhéraient à ces croyances, ce qui implique qu’ils avaient intégré dans une large mesure des idées religieuses égyptiennes. Cette source peut être mise en regard avec un corpus restreint mais significatif de dédicaces aux dieux égyptiens présentant des inscriptions en grec et en carien, tel que c’est le cas de trois statuettes en bronze du taureau Apis, l’une portant une inscription hiéroglyphique bilingue carienne-égyptienne, les deux autres étant inscrites en grec. Il est intéressant de noter que l’inscription carienne attribue la dédicace à un interprèteFootnote 64.
Il existe donc un entre-deux intéressant, documenté par ces monuments, entre l’assimilation de la culture locale et la préservation de l’identité ethnique d’origine. S’il est certain que le fait de continuer à utiliser la langue et l’alphabet cariens pour les inscriptions distinguait les propriétaires des stèles de leur milieu égyptien, l’utilisation des deux langues et surtout celle de l’iconographie religieuse égyptienne constituent des marqueurs évidents d’assimilation culturelle. Aussi maigres soient-elles, les traces documentaires pourraient suggérer une différence de comportement entre les Grecs et les Cariens à cet égard : il n’existe aucune inscription bilingue en grec et en hiéroglyphes égyptiens, et la seule stèle avec une inscription grecque de la nécropole de Saqqarah dont j’ai connaissance, portant le nom d’Exekestos, est un type de fausse porte inscrit uniquement en grec Footnote 65. Avant d’accorder trop d’importance à cet argument cependant, il convient de noter que les stèles fausses portes cariennes ne sont gravées qu’en carien. En outre, la fausse-porte est elle-même indissociable de la notion égyptienne de ka, l’esprit vital des morts qui est censé entrer et sortir de la tombe par la porte, grâce aux rituels appropriésFootnote 66. L’utilisation de cette forme pourrait donc en soi être considérée comme un signe de l’assimilation des conceptions égyptiennes de l’au-delà, bien qu’à une échelle sociale plus modeste que dans le cas de Wahibre-em-akhet.
Bien sûr, le fait (intéressant au demeurant) que les hommes de guerre servant à l’étranger pendant de longues périodes aient adopté certains aspects de la culture qui les entourait, y compris des traits fondamentaux tels que des conceptions de la mort et de l’au-delà, sans parler de la langue, ne signifie pas pour autant que leur identité hybride ait eu une incidence sur les développements culturels dans leur pays d’origine, où qu’il se trouve. C’est en partie pour cette raison que les chercheurs et chercheuses qui s’intéressent aux vecteurs de la culture orientalisante se sont principalement penchés sur les commerçants, artisans itinérants, prêtres et poètes, mais pas, jusqu’à récemment, sur les travailleurs de la guerreFootnote 67. Les commerçants, bien sûr, font des allers-retours entre des espaces culturels distincts. Mais il existe également des preuves, et pas seulement durant l’Antiquité, que les diasporas militaires pouvaient maintenir des contacts avec leur patrie malgré les très grandes distances qui les séparaient, et que ces contacts pouvaient avoir des conséquences tangibles sur leur culture d’origine. Un exemple puisé à l’histoire du Moyen Âge s’avère particulièrement éclairant à plusieurs égards.
De la fin du viiie siècle au xie siècle de notre ère, la Scandinavie a abrité une culture particulière, dont l’influence s’est étendu des îles britanniques jusqu’à la mer Noire et la Méditerranée ; les porteurs de cette culture sont connus sous le nom de VikingsFootnote 68. Pour qui étudie la Grèce archaïque, les Vikings évoquent inévitablement des images familières : des salles remplies de guerriers festoyant, soudés par la générosité de leurs chefs de guerre et captivés par les chants des scaldes célébrant, par leur poésie raffinée, les exploits héroïques des chefs – des guerriers toujours prêts à monter à bord de drakkars et à se lancer dans des expéditions de pillage et de saccage. Comment ne pas songer à l’univers d’Homère ? L’alter ego crétois d’Ulysse et ses compagnons imaginaires correspondent à bien des égards à une bande de guerriers vikings, et les analogies peuvent être poussées plus loin. Comme les Grecs de la période archaïque, les Vikings habitaient la périphérie d’un monde plus avancé et plus riche, en l’occurrence l’Angleterre post-romaine et surtout l’Europe occidentale carolingienne. Comme les Grecs, ils venaient de terres pauvres et s’organisaient selon des hiérarchies sociales relativement horizontales où, en termes wébériens, le charisme l’emportait clairement sur la tradition. Tout comme les Grecs, ils se livraient au commerce et à la piraterie, sans faire de distinction très nette entre les deux, et ils pouvaient parfois offrir leurs services comme travailleurs de la guerre, souvent à ceux qui auparavant avaient été leurs victimesFootnote 69. Enfin, ils étaient tout à fait prêts à s’installer à l’étranger. Nous avons déjà eu l’occasion de souligner ailleurs les analogies entre les premiers Grecs et les Vikings, et cette comparaison a été approfondie par Juan Signes Codoñer et Liviu Mihail IancuFootnote 70. Ici, cependant, nous nous concentrerons sur une région particulière du monde viking, en examinant la manière dont ses guerriers sont arrivés en mer Noire et finalement à Byzance, créant une diaspora militaire dans la capitale de l’Empire byzantin.
Les Norsemen (« Normands » ou « hommes du Nord »), originaires pour la plupart de Suède, avaient voyagé vers le nord de la Russie et vers l’Ukraine à la recherche de fourrures et d’esclaves depuis au moins le ixe siècle. En suivant les vallées fluviales, d’abord de la Duna et de la Neva, puis, après le lac Ladoga, du Dnistro, ils atteignirent la mer NoireFootnote 71. À cette époque, ils avaient établi une chaîne de colonies le long du parcours et leur royaume était connu des peuples de la mer Noire sous le nom de Rus’, que les sources byzantines mentionnent comme une puissance mineure en marge du monde byzantin. Ils réussirent même à lancer une attaque surprise contre Byzance au cours de l’été 860, pillant les monastères sur leur passage, dans le pur style des raids vikings en Angleterre. Le patriarche Photios les mentionne dans deux homélies de cette année-là : les trouvant plutôt mystérieux – il les appelait les Scythes, avec cette habitude typiquement byzantine d’appliquer les noms ethniques des auteurs grecs classiques à la réalité de son époque –, il les décrivait comme cruels et primitifs, valant à peine plus que des bêtesFootnote 72. En l’espace d’un siècle cependant, les empereurs byzantins finirent par voir dans ces guerriers primitifs une aubaine. Basile II recruta des mercenaires, connus des auteurs grecs sous le nom de Varangoi, originaires de Russie et de Scandinavie, initialement pour la guerre civile qu’il menait contre le général Bardas Phokas. Avec le temps, ils formèrent une unité spéciale qui servait à la fois de garde du palais et de troupes d’élite lors des campagnes militaires. Dans les études récentes, on les appelle généralement la garde varangienne ou simplement les VarèguesFootnote 73.
La recherche ne s’est penchée que récemment sur le rôle des Varègues dans les contacts interculturels entre la Scandinavie et l’Empire byzantinFootnote 74. Il existe désormais un consensus sur le rôle interculturel prépondérant joué par les soldats scandinaves au service des empereurs byzantinsFootnote 75. Un faisceau impressionnant de preuves atteste le lien persistant entre les hommes de guerre scandinaves servant à l’étranger et leur pays d’origine. Plus de trente pierres runiques, retrouvées pour la plupart en Suède, commémorent des guerriers morts en Grèce, soit, pour reprendre les termes des vestiges, au service des empereurs byzantins. Il est intéressant de noter que la formule de bénédiction inscrite sur ces pierres reproduit une bénédiction grecque orthodoxe standard pour les mortsFootnote 76.
Compte tenu de la solidité de ces liens, il n’est guère surprenant que certains de ces militaires émigrés aient finalement décidé de rentrer chez eux, à l’image de Ragnvaldr Ingvarsson, un Varègue de haut rang commémoré par une pierre runique d’Ed en SuèdeFootnote 77. Certains retournaient au pays auréolé de prestige. Le héros de la saga islandaise la Saga de Laxdæla, Bolli Bollason, aurait servi dans la garde varangienne à Byzance au début du xie siècle. La description de Bolli chevauchant à la rencontre de sa mère à son retour en Islande en 1030 mérite d’être citée, tant elle peut sembler familière aux hellénistes :
Il était en habits de soie que le roi de Miklagardr lui avait donnés ; par-dessus, il portait un manteau d’écarlate. Il était ceint de l’épée Fótbitr dont les gardes étaient incrustées d’or et la poignée enveloppée d’un treillis d’or. Il avait sur la tête un heaume doré et un bouclier rouge au côté, sur lequel était peint, en or, un chevalierFootnote 78.
Parmi les Scandinaves ayant combattu au service des empereurs byzantins, le plus important et celui pour lequel subsiste la documentation la plus riche est Haraldr Sigurdsson (aussi connu sous le nom d’Haraldr Hardrada), qui se rend à Micklagardr, « la grande ville », comme Byzance était appelée en vieux norois, avec un détachement de 500 guerriers. Pendant près d’une décennie, au cours de laquelle il fut au service d’un empereur, creva les yeux d’un autre – selon la légende – et combattit en Asie Mineure, en Sicile et en Terre sainteFootnote 79, il amassa une richesse considérable. Il eut la bonne idée de faire garder sa fortune par Iaroslav le Grand à Kiev, fortune qui joua plus tard un rôle dans la carrière d’Haraldr Sigurdsson, qui devint roi de Norvège et mourut à la bataille de Stamford Bridge, en affrontant Harald Godwinson pour le trône d’Angleterre en septembre 1066. L’échec de son offensive ouvrit la voie à Guillaume le Conquérant qui battit Harald Godwinson à la bataille d’Hastings trois semaines plus tard. Si la cape violette offerte à Haraldr Sigurdsson par l’empereur devint célèbre en Scandinavie, celle-ci n’était pas la chose la plus importante qu’il rapporta de Byzance. La mise en place d’un monopole sur la frappe et la gestion de la monnaie du royaume, très inhabituelle à l’époque en dehors de l’Empire byzantin, et l’introduction de pièces dépréciées étaient clairement le résultat de son expérience en tant que Varègue, comme le confirme l’imitation de pièces byzantines dans les pièces qu’il fait frapperFootnote 80.
L’histoire des Varègues met en évidence la solidité remarquable des liens unissant les travailleurs de la guerre à leurs pays d’origine, dont ils se trouvaient parfois éloignés de plusieurs milliers de kilomètres, mais aussi l’incidence que ces contacts pouvaient avoir sur les pays en question, notamment concernant certaines pratiques comme le travail des métaux précieux, l’architecture monumentale et la peinture murale, dont on ne pense pas à première vue qu’elles aient pu être influencées par l’action de cette classe d’individusFootnote 81. Les Varègues nous rappellent également que les militaires émigrés, indépendamment de l’image que l’on pouvait se faire d’eux, n’étaient pas tous des parias sans le sou : une minorité provenait des élites sociales de leur pays d’origine et pouvait se déplacer au gré des circonstances, en espérant améliorer son statut personnel ; d’autres étaient au service de ces guerriers de l’élite. Lorsqu’ils rentraient chez eux après avoir loué leurs services dans une contrée lointaine, ils revenaient inévitablement changés, transformés plus ou moins en profondeur par une longue et intense exposition à d’autres culturesFootnote 82.
La documentation concernant les Grecs en Égypte, certes beaucoup moins fournie que celle relative aux Varègues, suggère des phénomènes comparables. L’un des Grecs qui servaient les souverains de la XXVIe dynastie, Pédôn, fils d’Amphinnès, a laissé derrière lui une remarquable dédicace à un dieu non spécifié, très probablement Athéna. L’objet, dont la provenance n’est pas attestée mais qui serait issu de la ville ionienne de Priène, est une statue cubique égyptienne typique en basalte, en vogue sous la XXVIe dynastie. Datée du règne du premier pharaon de la dynastie, Psammétique Ier, en ce qui concerne son style, sa jupe porte une inscription donnant des détails biographiques sur le dédicant. S’il s’agit d’une pratique courante s’agissant des statues cubiques égyptiennesFootnote 83, ici l’inscription est en grec. Les épigraphistes grecs hésitent généralement à la dater d’avant le vie siècle av. n. è., mais leurs arguments se fondent parfois sur des a priori, étant donné le peu d’éléments de comparaisonFootnote 84. Le texte de l’inscription est le suivant : « Pédôn m’a consacré, le fils d’Amphinneos, lequel m’a apporté d’Égypte ; et c’est le roi égyptien Psammétique qui lui a donné comme prix de sa valeur un bracelet en or et une ville à cause de sa valeurFootnote 85. » Ne nous arrêtons pas à la mention un peu déroutante de la cité offerte, sauf si cela suggère que Pédôn était un officier assez haut gradé et que rentrer en Ionie, si c’est bien ce qu’il a fait, n’était pas la seule option qui s’offrait à luiFootnote 86. Il est particulièrement intéressant en revanche de regarder la manière dont Pédôn présente les récompenses extraordinaires qu’il a reçues du pharaon, tout en spécifiant que l’objet qu’il dédie vient d’Égypte. De toute évidence, Pédôn voulait que cette information n’échappe pas au lecteur ; l’inscription et la forme de l’objet se complètent pour rendre cette information explicite. En dédiant dans un sanctuaire grec un objet provenant d’Égypte, aisément reconnaissable et portant une inscription éliminant toute ambiguïté, Pédôn affirmait notamment son identité hybride.
Pédôn n’était bien sûr pas le seul mercenaire grec à revenir dans la mère patrie. Sa statue est simplement la mieux préservée d’un corpus plus large comprenant des objets de dates similaires provenant de Rhodes, Samos et MiletFootnote 87. La maigre documentation littéraire se fait aussi l’écho de ces retours. Quand son frère Antiménide revint après avoir combattu dans l’armée néo-babylonienne entre la fin du viie siècle et le début du vie siècle av. n. è., le poète Alcée lui adressa ces mots : « Tu es revenu du bout de la terre, la garde de ton épée est en ivoire serti en or. » Selon Alcée, Antiménide avait accompli un exploit en combattant en tant qu’« allié » aux côtés des Babyloniens, qu’il avait sauvés en tuant un guerrier mesurant cinq coudées royales, à une paume de main près, un géant de plus de deux mètresFootnote 88. Comme Pédôn, Alcée ne mentionne pas que son frère a en réalité été enrôlé comme travailleur de la guerre ; il évoque un « allié », un symmachos en grec. L’épée d’Antiménide rappelle Fótbitr, la fameuse lame ornementée que porte Bolli Bollanson lorsqu’il rentre de Byzance en Islande, ou le manteau violet offert par l’empereur à Haraldr Hardrada. Il s’agissait de symboles de richesse et de statut social exprimés dans une langue autre et exotique qui reflétaient le succès obtenu à l’étranger, mais laissaient également entendre que le héros appartenait désormais à une catégorie qui le distinguait de ses anciens pairsFootnote 89.
On peut se demander combien d’objets prestigieux syriens, assyriens et égyptiens consacrés dans les sanctuaires grecs pendant la période archaïque appartenaient à la même catégorie que l’épée d’Antiménide et la statue de Pédôn, ou même que l’épée de Bolli et le manteau d’Haraldr. Les pièces de harnachement de la cavalerie assyrienne de la fin du viiie et du début du viie siècle av. n. è. provenant du sanctuaire de la déesse Héra sur l’île de Samos, par exemple, pourraient très bien avoir été dédiées par des travailleurs de la guerre ayant appartenu à des unités d’élite. De fait, cette interprétation me semble la plus vraisemblable, car il est difficile d’imaginer se procurer autrement ces accessoires destinés à des chevaux de bataille et fabriqués dans les manufactures royales assyriennesFootnote 90. Il en va de même pour les têtes de masses d’armes en bronze provenant d’Assyrie ou du nord de la Syrie, également retrouvées dans l’Héraion de Samos : la masse d’armes figure comme un symbole standard de l’autorité militaire sur les bas-reliefs des palais royaux assyriens. Les hommes qui ont dédié ces objets les ont probablement acquis soit comme butin de guerre, soit, plus vraisemblablement, comme récompense et symbole de leur loyauté au service du souverainFootnote 91. Enfin, il faut mentionner un célèbre ensemble de pièces de harnachement équestre du nord de la Syrie qui ont été retrouvées disséminées en plusieurs endroits, notamment à Érétrie, Samos, Milet et Rhodes. Deux d’entre elles portent des inscriptions en araméen ; on peut donc les relier au butin pris par le roi Hazaël de Damas au royaume d’Unqi, dans ce qui devint plus tard la région d’Antioche sur l’Oronte. L’une de ces pièces a été trouvée dans un contexte archéologique datant de la fin du viiie siècle, ce qui suggère que ces objets ont quitté Damas lors du sac de la ville par Tiglath-Phalazar III en 732 av. n. è.Footnote 92.
Ces objets nous ramènent à une époque antérieure à celle des travailleurs de la guerre grecs et cariens en Égypte. Nous savons par ailleurs que les pirates grecs étaient présents sur la côte du Levant depuis la seconde moitié du viiie siècle av. n. è., lorsque le roi Sargon II se vantait dans ses inscriptions de les avoir capturés « comme des poissons dans la mer ». Les Grecs, que son successeur Sennachérib avait affrontés près de Tarse en Cilicie, au tout début du viie siècle, n’étaient probablement rien d’autre que des pirates, peut-être devenus des travailleurs de la guerre au service d’un potentat localFootnote 93. Dans la flotte avec laquelle Sennachérib descendit l’Euphrate puis traversa le golfe Persique pour attaquer les Chaldéens dans la basse vallée de l’Ulaï, les équipages des navires étaient constitués de Phéniciens et de Grecs. On trouvait également des travailleurs de la guerre dans plusieurs des armées qui cherchaient à contenir l’expansionnisme assyrien à cette époque. Stephanie Dalley a souligné la tradition du mercenariat de la Samarie et, selon la propagande assyrienne (à défaut d’autres sources), le roi Ézéchias de Juda avait enrôlé des mercenaires pour défendre Jérusalem, mais ceux-ci l’abandonnèrent à son sort dès que l’armée assyrienne fut en vueFootnote 94.
L’armée assyrienne elle-même finit par dépendre de plus en plus fortement des combattants étrangers. Il existe aujourd’hui un consensus parmi les assyriologues sur ce sujet, même si la position exacte des étrangers au sein de l’armée fait encore l’objet de débats et qu’il faut souvent tirer de sources arides les éléments attestant leur présenceFootnote 95. Pour la période antérieure, le seul cas évident semble être celui des Itu’éens et des Gurréens, probablement originaires de Basse Mésopotamie, qui formaient une sorte de légion étrangère, généralement, mais pas exclusivement, sous les ordres des gouverneurs provinciaux assyriens. Comme nous l’avons vu plus haut, la présence de travailleurs de la guerre étrangers dans l’armée assyrienne a parfois été niée sous l’effet conjugué d’un cloisonnement terminologique et d’un crédit excessif accordé à la rhétorique des documents royaux assyriens. Dans la pratique, les rois assyriens semblent avoir enrôlé une grande partie des élites militaires des royaumes conquis. Ces élites étaient transférées dans les capitales impériales et récompensées par des terres ou des salaires en nature. Les travailleurs de la guerre pouvaient être profondément intégrés à la machine impériale tout en conservant une identité ethnique affirmée. Les imaginer soumis à une discipline coercitive qui les privait de toute liberté de mouvement revient à confondre la rhétorique impériale et la réalité sociale.
L’influence des travailleurs de la guerre rentrant dans leur pays d’origine sur les pratiques culturelles locales, bien que peu étudiée, est un phénomène connu dans divers contextes historiques. On peut ici penser, une fois encore, aux conséquences culturelles du retour des Varègues dans leur pays d’origine. Longtemps négligé, le transfert culturel engendré par ces hommes de guerre a finalement été mis en lumière grâce aux travaux récents de Roland Scheel. Sa liste d’objets de prestige provenant de Byzance et trouvés en Scandinavie comprend « des ivoires, de la soie, du verre, de la poterie, des pièces de monnaie, des croix pectorales et, plus significatives encore, des adaptations locales de ces deux derniers objets au xie siècle ». R. Scheel poursuit : « Plus tard, les peintures murales des églises danoises […] montrent l’influence étonnante du style et de l’iconographie byzantins, et ne peuvent être directement reliées à aucun intermédiaire rus’ ou européen occidental ayant survécu »Footnote 96.
Les preuves rassemblées par R. Scheel ont longtemps posé problème aux chercheurs et chercheuses en raison de leur diversité : outre les multiples langues que tout spécialiste de l’Empire byzantin doit maîtriser, une grande partie des preuves relatives à l’histoire des Varègues provient des sagas nordiques postérieures, dans lesquelles sont souvent intégrés des fragments de poèmes scaldiques beaucoup plus anciens et dont l’interprétation nécessite des connaissances linguistiques et textuelles spécifiques. Ce type de sources offre une utile mise en garde pour qui étudie les interactions entre les Grecs et leurs voisins orientaux. Jusque-là, chercheurs et chercheuses ont souvent défendu une interprétation minimaliste de ces contacts, au motif que les références aux principales réalités politiques des mondes anatolien, mésopotamien et levantin présentes dans les sources littéraires grecques sont vagues et imprécises. Pourtant, les échanges beaucoup mieux documentés entre Byzance et la Scandinavie ont laissé dans les sagas nordiques des souvenirs du monde politique de Miklagardr qui sont tout aussi vagues et fabuleux et, s’ils peuvent sembler plus abondants, c’est simplement que la documentation est incomparablement plus fournie. Quoi qu’il en soit, avancer des arguments négatifs à partir de la rareté de la documentation, dans un contexte tel que la Méditerranée à l’âge du fer, est pour le moins contestable. L’exemple des Varègues montre que la logique de tels arguments est de l’ordre du pseudo-bon sens, l’un des pièges les plus insidieux pour les historiens et les historiennes, quelle que soit l’époque étudiée.
Le rôle des travailleurs de la guerre de la Grèce archaïque n’a pas connu de réévaluation comparable à celle dont a fait l’objet celui de leurs homologues scandinavesFootnote 97. Depuis que W. Burkert a formulé le concept de révolution orientalisante pour décrire les multiples développements de la culture archaïque primitive provoqués par l’intensification des interactions avec le Proche-Orient et l’Égypte, la recherche s’est beaucoup plus intéressée à la question des médiateurs culturels. Bien que les travailleurs de la guerre aient jusqu’à présent reçu peu d’attention, les nouveaux goûts et le pouvoir d’achat des chefs guerriers itinérants semblent désormais constituer un angle prometteur pour repenser la manière dont la poésie héroïque grecque a absorbé l’influence considérable de la littérature proche-orientaleFootnote 98.
Sur un terrain plus solide, la documentation relative aux Grecs et aux Cariens dans l’Égypte de la XXVIe dynastie, comme nous l’avons vu, montre des niveaux frappants d’assimilation de la culture locale et d’hybridité culturelle. Cela est particulièrement remarquable étant donné l’absence de documents comparables provenant de la grande colonie marchande de Naucratis, dans le delta du Nil, peuplée de commerçants grecs à la même époque. La présence de milliers d’hommes de guerre grecs en Égypte à partir du milieu du viie siècle pourrait facilement être liée à l’apparition de nouveaux types d’artefacts coûteux en Grèce même, à l’instar des kouroï, manifestement inspirés de statues égyptiennesFootnote 99. En réfléchissant à la genèse de ce nouvel objet culturel, nous nous sommes peut-être trop concentrés sur les compétences des artisans et pas assez sur les goûts des clients. À un autre niveau, nous pouvons également nous demander dans quelle mesure les réflexions d’Hérodote sur les religions grecque et égyptienne découlent de l’expérience historique des hommes de guerre. Après tout, les officiers, du moins ceux de haut rang, étaient beaucoup plus proches de l’élite intellectuelle égyptienne que n’importe quel commerçant de NaucratisFootnote 100. W. Burkert lui-même voit dans l’émergence de nouvelles conceptions de l’au-delà et de l’immortalité de l’âme dans la culture grecque archaïque tardive les effets de l’influence des idées religieuses égyptiennes. Pour que cette influence soit possible, il fallait que certains Grecs connaissent les notions égyptiennes de l’au-delà – je ne peux ici m’empêcher de penser à la stèle fausse porte d’Exekestos de Saqqarah et au sarcophage de Wahibre-em-akhet.
Ethnogenèse à l’ombre des empires
La tendance des armées multiethniques, en particulier impériales, à organiser leurs contingents selon des clivages ethniques, est extrêmement répandue. D’innombrables cas, dont certains déjà abordés dans cette étude, montrent que les hommes de guerre étrangers forment généralement des unités ethniquement homogènes. Les Grecs et les Cariens qui ont servi dans les armées de la XXVIe dynastie ont très probablement suivi ce même schéma, tout comme les Juifs d’Éléphantine, vraisemblablement recrutés et stationnés dans l’île sous Psammétique IerFootnote 101.
Il est évident que des besoins pratiques fondamentaux, tels que la nécessité de se comprendre dans les situations dangereuses et d’être capable de combattre de manière organisée et cohérente, expliquent dans une certaine mesure la tendance des armées multiethniques à se diviser selon des lignes ethniques. En outre, les études sur l’ethnicité ont largement démontré sa nature contextuelle et construiteFootnote 102, et il n’y a aucune raison de supposer que, dans un contexte militaire, la grande fluidité des appartenances ethniques ne s’appliquerait pas. En fait, les chercheurs et chercheuses qui abordent la question sous un angle strictement empirique sont précisément parvenus à cette conclusion. Dans une tentative de comprendre le phénomène de l’ethnicité des hommes de guerre au Moyen Âge, Kelly DeVries évoque le cas des Huns :
Est-il certain que tous les Huns servant dans des armées non hunniques à la fin de l’Empire romain étaient des Huns ? Ou bien, est-il possible que ce terme soit simplement devenu le terme générique pour désigner les mercenaires dans l’Empire romain tardif, puisqu’aucun autre terme n’est utilisé par les auteurs de l’époque pour désigner ce type de prestation militaire ? Un mercenaire hun coûtait naturellement plus cher, alors pourquoi des mercenaires non huns se seraient-ils offusqués qu’on les prenne pour des Huns ou auraient-ils songé à suggérer qu’ils n’étaient pas Huns ? Bien sûr, il n’y a aucun moyen de répondre à ces questions compte tenu des sources disponibles. Mais cela introduit un schéma qui se répète tout au long du Moyen Âge : des groupes de mercenaires regroupés sous une étiquette générique « étrangère », alors qu’ils n’étaient pas tous issus de la même origine ethniqueFootnote 103.
K. DeVries poursuit en fournissant une impressionnante série d’exemples, évoquant notamment les prétendus Vikings de la garde varangienne de Byzance, dont beaucoup, à partir de la seconde moitié du xie siècle, étaient en réalité des Saxons qui avaient quitté l’Angleterre après la bataille d’Hastings, sans parler des Slaves, également présents dans leurs rangsFootnote 104. Des observations similaires ont été formulées par Dirk H. A. Kolff dans son ouvrage sur l’ethnohistoire du travail militaire dans l’Inde du xvie siècle :
Les Afghans et les Rajputs n’étaient pas vraiment des groupes ethniques exclusifs, ni même distincts. […] Parmi les tribus indiennes, le titre de Pathan, c’est-à-dire Afghan, est attribué « à tout membre de la caste militaire indienne qui se convertit à l’islam ». […] C’est peut-être une hérésie, mais je suggère que, selon les usages du marché du travail militaire du nord de l’Inde, avant la période moghole, les termes « Afghan » et « Rajput » désignaient l’identité des soldats et non pas leur dénomination ethnique ou généalogique. C’est simplement pour enregistrer leur appartenance au groupe de soldats qu’ils avaient décidé de rejoindre que, jusqu’à une époque assez tardive, les soldats indiens étaient connus sous ces nomsFootnote 105.
Que la même chose se soit produite dans l’Antiquité, et parfois pour des raisons similaires à celles qu’évoque K. DeVries, est plus qu’une simple hypothèse. L’unité militaire formée par les Juifs d’Éléphantine semble avoir inclus quelques Araméens, tout comme les Araméens de Syène, une autre unité ethnique supposée, comptaient également quelques Juifs dans leurs rangsFootnote 106. En remontant un peu le temps, on peut se demander comment tous les Itu’éens enrôlés dans les armées néo-assyriennes pouvaient venir de la tribu araméenne du même nom, étant semble-t-il trop nombreux pour cela, à l’image de ce que K. DeVries observe à propos des HunsFootnote 107.
Ces études de cas antérieurs à la période contemporaine ont en commun de refléter ce que l’on pourrait appeler une stratégie ascendante en ce sens qu’elles mettent toutes en évidence une manipulation des catégories ethniques par des travailleurs de la guerre individuels. L’étude des armées des empires des xixe et xxe siècles fournit des exemples du phénomène inverse, à savoir la manipulation des identités ethniques par et dans l’intérêt des structures du pouvoir impérial. Dans une enquête passionnante sur ce qu’elle appelle les « soldats ethniques », Cynthia H. Enloe montre comment les armées des États ont tendance à produire et à entretenir la construction rhétorique de « races martiales », c’est-à-dire des groupes ethniques supposés homogènes qui se distingueraient par leur bravoure, leur loyauté et leur endurance. Il s’agit là d’une vision idéalisée de tout ce qu’un empire peut attendre de ses soldats, car le but de cette construction est précisément de créer une charte d’identité à laquelle certains groupes marginaux sont susceptibles d’adhérer, tout en renforçant le recrutement grâce à la mobilisation des structures d’autorité locales qui deviennent ainsi des instruments consentants de la domination impérialeFootnote 108. La principale étude de cas de C. H. Enloe porte sur les célèbres Gurkhas, qui sont aujourd’hui encore recrutés au sein de l’armée britannique depuis le Népal. Elle montre que leur identité collective est directement le résultat de leur rôle dans l’armée britannique, où ils ont remplacé une précédente « race martiale », les Rajputs, à la suite de la révolte des Cipayes de 1857. En réalité, les « Gurkhas » ne correspondent à aucun groupe ethnique existant au NépalFootnote 109. Lionel Caplan a montré comment la légende de la martialité et de la masculinité qui leur était attachée était une création d’observateurs britanniques, pour la plupart eux-mêmes des militaires, qui imaginaient les Gurkhas comme des « gentlemen guerriers », une sorte d’alter ego de l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmesFootnote 110.
Les historiens et historiennes de l’Antiquité n’ont pas la documentation pour produire des études semblables à celles portant sur les races martiales des xixe et xxe siècles. Cela ne signifie toutefois pas nécessairement que le phénomène lui-même n’ait pas eu de parallèles ou de précédents comparables au cours de la période antique. S’inspirant de C. H. Enloe, Carol van Driel-Murray a fait valoir que l’émergence d’un groupe ethnique appelé les Bataves dans la région du Bas-Rhin pendant le Siècle d’Auguste était très probablement le résultat d’une manipulation de la situation par l’administration provinciale romaine sur le terrain, qui avait créé une « race martiale » de toutes pièces dont l’armée se servait pour stimuler le recrutementFootnote 111. À ma connaissance, d’autres études de cas portant sur des périodes plus anciennes n’ont pas encore été examinées sous cet angle, bien que la question de la perception des travailleurs de la guerre grecs, en particulier au ive siècle av. n. è., constitue un sujet prometteur. Pour le moment, je propose donc de considérer le système ascendant d’affiliation ethnique et le système descendant de désignation ethnique comme les deux extrémités d’un spectre illustrant le rôle de l’ethnicité au sein des armées multiethniques.
Ces paramètres à l’esprit, je voudrais revenir en conclusion sur l’identité collective des travailleurs de la guerre grecs dans l’Égypte de la XXVIe dynastie. Les Égyptiens semblent les avoir appelés Haunebut (ou Haou Nebout), un mot dont l’étymologie est incertaine et l’origine très ancienne, dont on trouve déjà des occurrences à l’âge du bronze, peut-être même pour désigner à cette époque les personnes venant de la région égéenneFootnote 112. L’unité plus large dans laquelle ils se trouvaient était apparemment connue des Égyptiens comme celle des « étrangers », que les Grecs traduisaient par le terme d’alloglо̄ssoi Footnote 113. Mais comment se désignaient-ils eux-mêmes ? Hérodote parle des « Ioniens »Footnote 114. Si l’on se réfère à la signification de ce terme à l’époque classique, cela semble un peu étrange. Parmi les travailleurs de la guerre répertoriés à Abou Simbel, on compte au moins deux Rhodiens, et l’inscription principale qui leur rend hommage est rédigée en dialecte dorien. Si le nom collectif utilisé par ces groupes était réellement « les Ioniens », il devait avoir une signification très différente de celle qu’il avait acquise au ve siècle av. n. è.Footnote 115.
Plutôt que de remonter dans le temps à partir des périodes ultérieures, en considérant comme acquis que « Ioniens » était un terme ethnique aux contours clairement délimités englobant les Grecs d’Asie Mineure qui parlaient des dialectes ioniens, nous pouvons aborder le problème dans la perspective des époques antérieures, en gardant à l’esprit les dynamiques impériales et ethniques esquissées ci-dessusFootnote 116. Le nom Iavones apparaît déjà dans deux documents fragmentaires en linéaire B provenant de Cnossos (Crète), qui semblent être des listes de contingents militaires, possiblement indiqués par un ethnonymeFootnote 117. À l’âge du fer, le terme apparaissait pour la première fois dans des documents non grecs, à savoir dans la correspondance officielle de l’administration provinciale du roi assyrien Tiglath-Phalazar III, probablement vers 730 av. n. è., puis dans les inscriptions royales de son successeur Sargon II. Dans les deux cas, il désigne des pillards venus de la mer pour attaquer les zones côtières sous contrôle assyrien et légitimement vaincus par le roi assyrienFootnote 118. À cette époque, le nom avait pris la forme de Yawan, qui demeura le nom donné aux Grecs au Proche-Orient. Sous le règne du roi suivant, Sennachérib, ces pillards avaient été intégrés comme marins dans la marine royale assyrienneFootnote 119.
Si nous oublions un instant ce que nous croyons savoir du terme « Ioniens », il existe une façon très simple d’expliquer, au moins en termes généraux, comment ce nom qui s’appliquait aux anciens ennemis des Assyriens en est venu à désigner la diaspora militaire grecque en Égypte. Du point de vue assyrien, le nom Yawan ne pouvait pas avoir une signification beaucoup plus précise que « pillards venus de l’ouest par la mer », et il est clair qu’une réputation menaçante lui était attachée. Quelle que soit l’origine exacte des Grecs qui pillaient le delta du Nil quelques décennies plus tard, le terme « Ioniens » avait un sens à la fois pour eux et, probablement, pour leurs interlocuteurs. Le pharaon avait besoin de troupes, et si « Ioniens » était effectivement le nom donné à des bandes de pillards qui inspiraient la crainte, cela garantissait leur efficacité. Pour les Grecs, indépendamment du nom dont ils s’affublaient en mer Égée, assumer l’identité de « Ioniens » pouvait être un moyen de revendiquer des talents militaires, une manière de se mettre en avant en quelque sorteFootnote 120. Si tel était le cas, à ce stade, le terme « Ioniens » aurait pu signifier quelque chose comme « bandes de guerriers du nord-ouest ayant une propension au pillage, connues pour s’enrôler comme travailleurs de la guerre dans le cadre de différentes relations contractuelles avec des systèmes politiques plus riches et mieux organisés, généralement des royaumes ».
Cette hypothèse, même nuancée, a des implications intéressantes sur la compréhension de ce terme ethnique en Grèce même. Le seul autre cas où le terme « Ioniens » est utilisé pour désigner des Grecs parlant des dialectes appartenant à différentes familles, notamment le dorien et l’éolien, se trouve dans le récit qu’Hérodote fait de ce que l’on appelle encore aujourd’hui « la révolte ionienne », c’est-à-dire la révolte des cités grecques d’Asie Mineure et des îles côtières contre l’Empire perse en 499 av. n. è. Les hellénistes se sont souvent interrogés sur l’utilisation par Hérodote du terme « Ioniens » pour désigner les rebellesFootnote 121. Si l’on examine la composition des mercenaires « ioniens » de Psammétique II qui ont laissé leur trace à Abou Simbel, on trouve une sélection représentative des poleis ayant animé la révolte : Colophon, Téos, Ialysos. Nous pourrions envisager l’idée que l’identité ionienne des rebelles ait pu être une réminiscence d’un passé proche, où le nom « Ioniens » imposait le respect dans le monde pré-achéménide de la Méditerranée orientale. Quoi que l’on pense de cette conclusion, il est légitime de considérer qu’à l’époque archaïque, l’identité ionienne a pu naître, ou tout du moins se transformer, non pas dans la région que nous désignons habituellement sous le nom d’Ionie, mais à la périphérie du monde grec, dans cette zone frontalière conflictuelle et violente où les Grecs et leurs voisins orientaux se faisaient face.
Entre le viiie et le vie siècle av. n. è., la Méditerranée orientale fut le lieu de mouvements de population liés à une grande variété de motifs. Le pillage et la guerre ont joué un rôle important, plus que les spécialistes n’ont pu le reconnaître, en particulier dans les déplacements à large rayon qui ont mis en contact des cultures éloignées les unes des autres. Ce type particulier d’interactions humaines peu reluisantes était cependant susceptible d’avoir un effet sur tous les acteurs impliqués et ce à plusieurs niveaux, y compris sur le plan culturel. Au cours de l’histoire, les groupes mobiles de travailleurs de la guerre ont démontré leur capacité à s’installer et à s’intégrer tout en préservant une identité propre et en maintenant des contacts avec leur patrie d’origine. Invisibles la plupart du temps, ces entrepreneurs de la violence n’attirent que rarement l’attention des historiens, historiennes et archéologues. Ils peuvent d’ailleurs être difficiles à identifier, en partie à cause de la rhétorique négative associée à leurs activités, présente dans les premières sources qui les mentionnent. Évoluant souvent aux échelons supérieurs des hiérarchies locales qu’ils rencontraient, ils étaient idéalement placés pour servir d’interface entre leur culture d’origine et leur culture d’adoption. Des études historiques comparatives montrent que ces groupes pouvaient jouer un rôle culturel notable. Leurs interactions avec les systèmes militaires dans lesquels ils étaient intégrés façonnaient bien souvent leur sentiment d’appartenance collective, avec des répercussions jusque dans leur terre d’origine.
Cette tentative de reconstruction du rôle des mercenaires grecs dans la « révolution orientalisante » se trouve étayée, bien que non démontrée, par des parallèles historiques allant des bandes vikings du xe siècle aux Gurkhas du xxe siècle. Dans tous ces cas, le contact culturel et la formation de l’identité apparaissent comme des conséquences indirectes des dynamiques sociales et politiques que cet article a cherché à identifier. Aucun Grec ne s’est enrôlé dans l’armée du pharaon pour découvrir le ka et l’immortalité de l’âme, ni dans aucune autre armée du Proche-Orient pour entendre le Chant d’Ullikummi ou autres poèmes sémitiques orientaux anciens, et encore moins pour rapporter la connaissance de ces artefacts culturels à ses compatriotes. Et pourtant, selon moi, c’est bien ce qui s’est produit, de façon attestée dans certains cas, et de façon plus générale si l’on juge convaincants les arguments que j’ai développés dans ces pages.