Anne-Valérie Pont
L’évergétisme et ses modèles dans les cités grecques d’époque romaine Éléments socio-historiques d’une approche critique
L’évergétisme civique, c’est-à-dire les dépenses sur fonds privés en faveur d’une communauté politique ou de groupes en son sein, fut consacré comme un objet d’histoire par Paul Veyne en 1976 dans Le pain et le cirque. Dans le chapitre 2 de cet ouvrage, ce comportement est défini comme un élément du style de vie des notables dans les cités grecques. Plus récemment, une théorie transactionnelle des bienfaits dans les mondes civiques grecs a mis l’accent sur la capacité du peuple à exiger ces compensations de la part des élites pour légitimer leur pouvoir et leur richesse. Toutefois, bien des sources et des travaux présentent des dissonances avec ces modèles historiographiques autour d’un terme dont le caractère anachronique et euphémistique embarrasse la lecture des phénomènes. En nous attachant aux cités grecques d’époque romaine, nous interrogeons les ambiguïtés des discours publics célébrant les bienfaits des élites à l’aune des pratiques réelles et de leur perception par les différentes parties prenantes des corps civiques. L’analyse des dépenses élitaires publiques vient ainsi réfuter un modèle rationnel légitimant et revisite la configuration de pouvoir local décelée par P. Veyne. Au-delà du face-à-face discursif et politique entre le peuple et les gouvernants des cités, cet article invite ainsi à prendre la mesure des dynamiques politiques, financières et sociales en faveur de sous-groupes notabiliaires dans les cités.
Euergetism and its Models in the Greek Cities of the Roman Period: Sociohistorical Elements for a Critical Approach
Civic euergetism, that is, the expenditure of private funds on behalf of a political community or groups within it, was established as an object of historical study by Paul Veyne in his 1976 monograph Le pain et le cirque (Bread and Circuses). In its second chapter, this behavior is defined as part of the lifestyle of notables in Greek cities. More recently, a transactional theory of benefaction in Greek civic worlds has emphasized the people’s ability to demand such compensation from the elites in order to legitimize their power and wealth. However, many sources and studies reveal dissonances with historiographical models that revolve around a term whose anachronistic and euphemistic character complicates interpretation of these phenomena. Focusing on Greek cities under Roman rule, this article examines the ambiguities of public discourse celebrating the benefactions of elites, reconsidering them in light of actual practices and their perception by the various stakeholders of civic bodies. The analysis of elite public expenditure challenges a rational model based on legitimation and reconsiders the configuration of local power identified by Veyne. Beyond the political and discursive interaction between the people and the rulers of the cities, this article seeks to highlight the political, financial, and social dynamics that benefited certain subgroups of notables within civic communities.
Nino Luraghi
Les fers de lance de la culture Ethnogenèse, contacts interculturels et travailleurs de la guerre grecs dans la Méditerranée archaïque
Cet article examine le rôle des travailleurs de la guerre grecs, souvent qualifiés de « mercenaires », dans la transmission des cultures du Proche-Orient et de l’Égypte vers la Grèce entre le viiie et le vie siècle av. J.-C., ainsi que l’influence de leurs activités sur la construction de leur propre identité ethnique. Il s’ouvre par une discussion sur la terminologie savante appliquée aux travailleurs de la guerre étrangers, depuis la Grèce antique jusqu’à l’époque contemporaine, en soulignant ses ambiguïtés et ses limites. Les sources pertinentes attestant la présence et les activités de ces travailleurs de la guerre grecs en Méditerranée orientale sont ensuite présentées dans une perspective comparative, à partir d’études de cas tirées d’autres périodes, avec une attention particulière portée à l’armée des rois néo-assyriens et au rôle des Scandinaves dans l’armée byzantine de la dynastie macédonienne. Enfin, un panorama plus large des formations et des subdivisions ethniques au sein des armées impériales, s’appuyant sur des études de cas provenant de l’Antiquité, du Moyen Âge et d’époques ultérieures, sert de point de départ à une réévaluation du processus de formation d’une identité ionienne dans la Méditerranée orientale archaïque.
The Cutting Edge of Culture: Ethnogenesis, Culture Contact, and Greek War Workers in the Archaic Mediterranean
This article considers the role of Greek war workers, often called “mercenaries,” in the transmission of culture from the Near East and Egypt to Greece, as well as the impact of their activities on the formulation of their own ethnic identity, from the eighth to the sixth century BCE. It opens with a discussion of the scholarly terminology applied to foreign war workers from ancient Greece to the present, showing its ambiguities and limitations. The evidence for the presence and activities of Greek war workers in the eastern Mediterranean is then presented in a comparative framework, leveraging case studies from other periods, with special attention paid to the army of the Neo-Assyrian kings and the role of Scandinavians in the Byzantine army of the Macedonian dynasty. In conclusion, a broader overview of ethnic formations and subdivisions within imperial armies, drawing on case studies from antiquity, the Middle Ages, and beyond, makes it possible to reevaluate the formation of an Ionian identity in the archaic eastern Mediterranean.
Siyen Fei
Captivité, migration et construction de régime Économie du travail transfrontalier dans la Zomia sous la dynastie Ming
Ce sont la captivité, la migration et les marchés du travail, plutôt que les missions « civilisatrices » ou l’évitement anarchiste de l’État, qui définirent la frontière du sud-ouest de l’empire des Ming. Revenant sur la thèse de James C. Scott sur la Zomia, cet article montre que les communautés des hautes terres n’ont pas simplement fui l’État ; elles lui firent concurrence en acquérant des personnes, de la main-d’œuvre et des compétences. Obtenus par la capture forcée, le recrutement ciblé ou la défection volontaire, certains de ces nouveaux arrivants étaient recherchés pour leur travail manuel, d’autres pour leurs capacités militaires ou reproductives, ou encore pour leurs connaissances dans l’art de gouverner. Le présent article s’appuie sur deux études de cas pour illustrer cette économie du travail. Le Duzhang, d’abord acéphale, construisit un régime grâce à des raids de grande ampleur menés au cours du xvie siècle, absorbant des captifs han et non han, et des transfuges qui lui apportèrent de la légitimité et des compétences. Bozhou, entité longtemps gouvernée par des fonctionnaires natifs (tusi), attira des migrants et des conseillers volontaires han et non han. Les Ming répliquèrent non seulement par la guerre, mais aussi par le droit, utilisant la loi comme une arme pour affaiblir la politique des Bozhou avant le conflit décisif de 1599-1600 qui se conclut par leur « barbarisation ». De l’autre côté de la frontière, des mercenaires miao utilisaient leur bravoure militaire pour obtenir des ressources précieuses auprès du plus offrant, telles que des terres, des femmes ou de l’argent. Il en résulta un champ politique hybride, marqué par la confusion entre coercition et consentement, par l’accroissement des migrations et par une lutte farouche entre régimes rivaux – impérial et indigène – pour le contrôle de la main-d’œuvre. L’expansion impériale des Ming apparaît non pas comme l’aboutissement d’une véritable conquête, mais comme une réaction pragmatique et improvisée à la compétition acharnée pour la main-d’œuvre qui se jouait à ses marges.
Captivity, Migration, and Regime Building: Cross-Border Labor Economy in Ming Zomia
Captivity, migration, and labor markets—rather than “civilizing” missions or anarchic state evasion—defined the southwest frontier of the Ming Empire. Reframing James Scott’s Zomia thesis, this article shows that communities in the inhospitable highlands did not simply flee the Ming state; they competed with it by acquiring people, labor, and expertise. Obtained via forceful capture, targeted recruitment, or voluntary defection, some newcomers were valuable for their manual labor, others for their military or reproductive capacities or knowledge of statecraft. This article uses two case studies to illustrate this labor economy. Duzhang, initially acephalous, turned to regime-building through large-scale raiding in the sixteenth century, absorbing Han and non-Han captives and defectors who supplied it with skills and legitimacy. Bozhou, long ruled by tributary chieftains (tusi), drew willing Han migrants and advisers; the Ming countered not just with arms but with litigation, weaponizing law to fracture the Bozhou polity before the decisive war of 1599–1600 that ended with its “barbarization.” Across the frontier, Miao mercenaries leveraged their military prowess to secure valuable resources like land, women, and silver from the highest bidders. The result was a hybrid political field where coercion and consent were blurred, migration surged, and rival regimes—imperial and indigenous—vied fiercely for control of human labor. Ming imperial expansion emerges not as an inevitable conquest but as a pragmatic, improvised, and contingent reaction to relentless competition for labor at its margins.
Pablo A. Blitstein
La valeur des choses Pensée économique et ordres de grandeur (Chine, xixe-début du xxe siècles)
Il est bien connu que, sous l’impulsion de l’économie politique, la notion de « valeur » a subi des transformations profondes dans l’Europe du xixe siècle. Qu’en était-il en Chine et dans le monde sinophone à la même période ? Comment la perception de la valeur des choses y a-t-elle évolué ? À l’instar de la notion même d’« économie », celle de valeur – entendue ici comme critère sous-jacent à un ordre de grandeurs matériel et symbolique – a subi des changements avec les bouleversements sociaux et politiques du xixe et début du xxe siècles. En me concentrant sur un groupe de savants et de responsables politiques chinois entre les années 1820 et 1900, je tente de comprendre le rapport entre leurs notions de valeur et leurs projets sociaux et politiques. Le point de départ de cette réflexion, heuristique, sera la distinction d’origine smithienne entre « valeur d’échange » et « valeur d’usage », dont les premières formulations en chinois remontent à cette période. En explorant deux débats sur la monnaie, l’un dans les années 1830 et 1840 et l’autre au début de 1900, ainsi que la tentative d’établir une nouvelle science, la « matérologie », je montrerai comment les différentes notions de « valeur » laissent entrevoir des projets sociaux et politiques qui marqueraient le xxe siècle chinois.
The Value of Things: Economic Thought and Orders of Worth (China, Nineteenth and Early Twentieth Centuries)
It is widely recognized that the notion of “value” underwent significant changes in nineteenth-century Europe, driven by political economy. But what happened in China and the Chinese-speaking world during the same period? How did perceptions of value evolve? Like the notion of “economy” itself, that of value—understood here as organizing a scale of both material and symbolic worth—was deeply transformed by the social and political upheavals of the nineteenth and early twentieth centuries. Focusing on a group of Chinese scholars and political leaders between the 1820s and the 1900s, this article seeks to understand the relationship between their notions of value and their social and political projects. Its heuristic starting point is the distinction between “value in exchange” and “value in use,” dating back to Adam Smith and first formulated in Chinese during this period. By considering two debates on money, one in the 1830s—1840s, the other in the early 1900s, as well as the attempt to establish a new science of “matterology,” it will show how the different notions of “value” in play foreshadowed social and political projects that would shape China’s twentieth century.
Jean-Luc Chappey
Une géographie d’encre et de plomb Lutte commerciale et scientifique dans le marché du livre au début du xixe siècle
Entre le Consulat et l’Empire, dans un contexte de transformation institutionnelle des savoirs (réforme de l’Institut national en 1803, création de l’Université entre 1806 et 1808, etc.), une véritable guerre éditoriale oppose éditeurs et auteurs d’ouvrages de géographie, guerre qui aboutit à un procès entre, d’un côté, un homme fort de la librairie parisienne, Jean-Gabriel Dentu, de l’autre, une personnalité montante du monde des géographes, Conrad Malte-Brun. Derrière la question de la propriété intellectuelle qui justifie pour Dentu le recours à la justice, ce procès dévoile une lutte plus profonde concernant autant la définition des contours épistémologiques et méthodologiques de la géographie que la légitimité du statut de géographe. Un des enjeux du conflit se joue en grande partie sur le terrain des traductions d’ouvrages de géographie anglais, posant ainsi la question des conditions d’émergence par le marché du livre d’une géographie française au début du xixe siècle en dehors des grandes institutions scientifiques ou pédagogiques consacrées par l’État.
Geographies of Ink and Lead: Commercial and Scientific Disputes in France’s Early Nineteenth-Century Book Trade
The years of the Consulate and the First Empire (1799–1815) saw a transformation in the institutional place of knowledge in France, including the reform of the National Institut in 1803 and the creation of the University of France between 1806 and 1808. Against this backdrop, a veritable editorial war pitted the publishers of geography books against their authors, culminating in a lawsuit brought by Jean-Gabriel Dentu, a leading figure in the Parisian book trade, against Conrad Malte-Brun, a rising figure in the world of geographers. Beyond the question of intellectual property, which justified Dentu’s recourse to the courts, this trial revealed a deeper struggle concerning both the epistemological and methodological contours of geography as a discipline and the legitimacy of the status of geographer. One of the issues at stake was the translation of works from English, raising the question of the role played by the book trade in the emergence of a French geography in the early nineteenth century, outside the major scientific and educational institutions consecrated by the state.