« La majorité des Québécois ne sont pas derrière le projet de la souveraineté, ils sont derrière la CAQ, ils sont derrière un Québec plus fort, un Québec qui défend ses valeurs, qui défend sa langue » – François Legault (le 3 juin 2022)
La dynamique électorale québécoise a connu un moment de rupture lors de l’élection générale de 2018 avec la victoire de la Coalition Avenir Québec (CAQ). Fondée en 2011, la CAQ propose une voie alternative au fédéralisme asymétrique défendu par le Parti Libéral du Québec (PLQ) (ou le maintien du statu quo selon la CAQ) et à l’option souverainiste du Parti Québécois (PQ) et de Québec Solidaire (QS), en se présentant comme un parti nationaliste qui vise à accroître les pouvoirs de la province mais non souverainiste et, surtout, en insistant sur la protection et l’affirmation de l’identité québécoise (Bélanger et Pedersen, Reference Bélanger and Eva Falk2015; Boily, Reference Boily2018). L’arrivée au pouvoir de la CAQ a mélangé les cartes du système partisan québécois (Bélanger et Godbout, Reference Bélanger and Godbout2022). Cette reconfiguration mène à interroger la façon dont s’incarne le nationalisme québécois au sein de ce parti politique et dans son action gouvernementale. Alors que certaines études portent sur la CAQ et sa dynamique autonomiste ou son nationalisme conservateur (Boily, Reference Boily2020; Reference Boily2018; Mailhot et Montigny, Reference Mailhot and Montigny2024; Boily et Lecours, Reference Boily and Lecours2023), peu d’entre elles ont analysé la façon dont son nationalisme identitaire a été mis en oeuvre durant ses cinq premières années au pouvoir (voir, cependant, Montigny et Margineanu-Plante, Reference Montigny and Margineanu-Plante2022). Comment la dimension identitaire du nationalisme de la CAQ s’est-elle concrétisée dans ses discours et dans son action gouvernementale, et comment l’interpréter ?
Cette note de recherche se base sur un corpus de plus de 400 journaux des débats de l’Assemblé nationale du Québec (ANQ) et des commissions de la 42e législature (1re et 2e sessions – soit du 27 octobre 2018 au 28 août 2022) et du début de la 43e législature (29 novembre 2022 au 8 octobre 2023) pour identifier les caractéristiques du nationalisme identitaire de la CAQ. Elle montre que ce nationalisme s’est caractérisé par un interventionnisme étatique fort dans les domaines liés à l’immigration et à l’intégration, à la laïcité de l’État, ainsi qu’à la protection du français et de la culture québécoise. Le gouvernement de la CAQ caractérise lui-même de manière explicite son nationalisme « d’identitaire », faisant référence au caractère distinct de la nation québécoise qui serait ancré dans une histoire, une culture, une langue et des valeurs spécifiques. Il s’agit de montrer que, face à une réforme du fédéralisme bloquée et au refus de la souveraineté à deux reprises par la population du Québec, le nationalisme québécois tel qu’incarné par la CAQ cherche à substituer aux aspirations antérieures déchues une affirmation franche des « frontières imaginées » de la nation québécoise, c’est-à-dire des marqueurs qui définiraient ce que constitue « un vrai Québécois ». Son nationalisme identitaire se caractérise par des politiques et des discours orientés davantage vers l’affirmation de l’identité québécoise dans ses relations avec les minorités ethnoculturelles sur le territoire québécois que vers ses relations avec le reste du pays. En plus d’améliorer notre compréhension des dynamiques de la politique québécoise contemporaine, cette note de recherche illustre la richesse empirique de l’analyse qualitative de débats parlementaires.
Faisant écho à la recherche sur l’opinion publique au Québec (Gagnon, Reference Gagnon2023; Scott et al., Reference Scott, Bilodeau, Gagnon and Turgeon2025; Gagnon et Bilodeau, à paraître), cette étude avance que le nationalisme identitaire de la CAQ s’inscrit dans une conception culturelle de la nation. La conception culturelle construit l’identité nationale sur des critères d’appartenance – ou frontières imaginées – qui ne sont ni ethniques, ni civiques, mais plutôt à la fois spécifiquement définis et (relativement) atteignables, comme le partage d’une langue, de valeurs et d’une culture commune.
Définir les « frontières imaginées » de la nation québécoise
Les États jouent un rôle de premier plan dans la transmission d’un imaginaire collectif façonnant l’identification nationale de ses citoyens. Parfois, ce processus est « banal », c’est-à-dire qu’il implique des rappels quotidiens de la nation dans la vie des citoyens, tels que son histoire, ses traditions et ses symboles, permettant à l’identification nationale de se perpétuer (Billig, Reference Billig1995). D’autres fois, ce processus est plus dynamique et vise à négocier ou à (ré)affirmer l’identité nationale, transmettant et consolidant une conception imaginée de la nation (Smith, Reference Smith1986; Anderson, Reference Anderson1983) – définissant ainsi ce que cette étude qualifie de « frontières imaginées » de la nation. Ces frontières dépassent les limites du territoire d’une communauté nationale et réfèrent aux conditions d’appartenance à la communauté nationale, c’est-à-dire ce qui définit un « vrai » membre de cette communauté.
Alors qu’il n’existe pas de consensus sur les marqueurs de l’identité nationale partagés au sein d’une nation et que ces marqueurs évoluent dans le temps, certains discours et politiques publiques peuvent signaler les marqueurs d’appartenance à la nation qui dominent à un moment précis (Simonsen, Reference Simonsen2016). Par exemple, la mise en place de critères de sélection des nouveaux arrivants favorisant la connaissance de la langue de la société d’accueil indique que la langue constitue un marqueur d’identité nationale important. À cet effet, la littérature oppose traditionnellement deux idéaux types d’identité nationale (Verkuyten et Martinovic, Reference Verkuyten and Martinovic2015; Larin, Reference Larin2019) : la conception civique qui met de l’avant des marqueurs d’appartenance plus facilement atteignables, basés sur le territoire et la participation civique, et la conception ethnique qui met l’accent sur des marqueurs d’appartenance difficilement atteignables, liés au partage d’une ethnicité ou d’une religion.
Cependant, les chercheurs critiquent de plus en plus ces deux idéaux types. Notamment, certains affirment que ces conceptions ne sont pas mutuellement exclusives (Hjerm, Reference Hjerm1998) ou qu’elles devraient plutôt être placées sur un continuum (Shulman, Reference Shulman2002). D’autres avancent que ces deux conceptions ne tiennent pas compte de la réalité contemporaine où la culture est souvent mise au premier plan par les nations (Duyvendak, Geschiere, et Tonkens, Reference Duyvendak, Geschiere and Tonkens2016). Face à ces critiques, des chercheurs proposent d’aller au-delà de la dichotomie civique-ethnique pour inclure la conception culturelle de l’identité nationale (Reijerse et al., Reference Reijerse, Kaat Van Acker, Phalet and Duriez2013). Cette dernière met de l’avant des marqueurs d’appartenance à la nation qui sont atteignables, comme le partage d’une langue, de valeurs ou d’une culture commune, mais qui sont néanmoins plus difficiles à acquérir que ceux prônés par la conception civique.
Alors que la relation entre les conceptions civique/ethnique de l’identité nationale et l’immigration et la diversité ethnoculturelle est généralement considérée comme inclusive/exclusive par les chercheurs, cette relation pour la conception culturelle demeure ambigüe. En effet, certains auteurs présentent la conception culturelle comme impliquant une communauté nationale ouverte à quiconque adopte la culture nationale (Shulman, Reference Shulman2002), alors que d’autres la présentent comme étant une variante contemporaine de la conception ethnique qui vise à limiter l’immigration et à exclure certaines minorités sur la base de marqueurs culturels (Reijerse et al., Reference Reijerse, Kaat Van Acker, Phalet and Duriez2013).Footnote 1 D’autres chercheurs, pour leur part, relativisent ce débat en suggérant que les marqueurs culturels de l’identité nationale peuvent se montrer à la fois ouverts et fermés à l’immigration et la diversité ethnoculturelle, dépendamment de la façon dont ils sont mobilisés (Zimmer, Reference Zimmer2003; Gagnon, Reference Gagnon2023). La recherche en opinion publique au Québec montre un fort ancrage de la perspective culturelle dans la construction identitaire au Québec (Gagnon, Reference Gagnon2023; Scott et al., Reference Scott, Bilodeau, Gagnon and Turgeon2025; Gagnon et Bilodeau, à paraître) et toutes ces études ont été réalisées durant les années où la CAQ était au pouvoir. La perspective culturelle apparaît ainsi particulièrement utile afin de comprendre l’articulation des composantes de l’identité québécoise et d’analyser le nationalisme identitaire de la CAQ.
Évolution du nationalisme québécois
Le nationalisme québécois a longtemps été orienté vers la survie du groupe national conçu principalement à travers une identité catholique canadienne-française (Balthazar, Reference Balthazar1995; Mendelsohn, Reference Mendelsohn2002). Suite à la Révolution tranquille dans les années 1960, le nationalisme se transforme en un nationalisme plus civique, qui souhaite doter le Québec d’un véritable État (Canet, Reference Canet2003), tout en soulignant les critères culturels d’appartenance à la nation (Bouchard, Reference Bouchard1999). Le moteur du nationalisme québécois est, initialement, la correction des inégalités sociales et économiques entre les communautés linguistiques (Béland et Lecours, Reference Béland and Lecours2011). Critiquant la vision du Québec comme une province parmi d’autres, le PQ est fondé en 1968 et considère la souveraineté du Québec comme moteur social, économique et culturel de la nation. C’est dans le cadre d’une compétition entre les deux principaux partis, le PQ et le PLQ, que la conception de l’identité québécoise a évolué vers une identité québécoise francophone, laïque et circonscrite par le territoire de la province (Zubrzycki, Reference Zubrzycki2016; Breton, Reference Breton1988).
Depuis les années 1960, l’État québécois joue un rôle particulièrement actif dans la construction de la nation québécoise (Pelletier, Reference Pelletier, Daigle and Rocher1992). Durant plusieurs décennies, cette construction nationale allait de pair avec des débats constitutionnels alimentés, d’une part, par le désir de réformer la fédération canadienne et, d’autre part, par une aspiration à obtenir un plein contrôle politique de la nation québécoise. Depuis 1995, on observe une diminution du soutien à la souveraineté (Mahéo et Bélanger, Reference Mahéo and Bélanger2018). Certains expliquent cette tendance par les gains réalisés par le Québec au sein de la fédération canadienne qui auraient permis d’apaiser le mécontentement des Québécois à l’égard du gouvernement fédéral. Selon Rocher (Reference Rocher2023), l’évolution du fédéralisme canadien aurait amené un changement dans le point d’ancrage du nationalisme québécois, déplaçant la source du mécontentement collectif du gouvernement fédéral vers les minorités religieuses et ethnoculturelles. La protection de la culture québécoise demeurerait un enjeu au coeur du nationalisme québécois, dorénavant alimenté non pas en lien avec la prépondérance linguistique et culturelle du reste du pays, mais plutôt par des préoccupations liées à l’immigration et l’intégration des minorités religieuses et ethnoculturelles au Québec.
Ces préoccupations sont devenues particulièrement saillantes en 2007–2008 lors des débats sur les accommodements accordés à des groupes religieux et ethnoculturels, communément appelés la « crise des accommodements raisonnables » (Giasson, Brin, et Sauvageau, Reference Giasson, Brin and Sauvageau2010). Ces débats étaient notamment portés par l’Action démocratique du Québec (ADQ) qui avançait que l’identité québécoise était menacée par les revendications de certaines minorités (Gagnon, Reference Gagnon2010). Ceux-ci ont mené à de nombreuses discussions sur la laïcité et l’immigration qui ont culminé en un virage chez certains partis politiques visant à valoriser et défendre des caractéristiques dites québécoises. Par exemple, la proposition d’une « Charte des valeurs québécoises » par le PQ en 2013 (Iacovino, Reference Iacovino2015; Tessier et Montigny, Reference Tessier and Montigny2016) s’inscrit dans cette foulée, tout comme le durcissement des positions de la formation souverainiste en matière de protection de la langue française (Xhardez, Reference Xhardez2020; Gagnon et Larios, Reference Gagnon and Larios2021; Rocher, Reference Rocher2025).
C’est dans ce contexte que s’inscrit le nationalisme identitaire de la CAQ. Formée en 2011 et fusionnée avec l’ADQ en 2012 – un parti qui favorisait également une troisième voie entre la souveraineté du Québec et le statu quo et qui présentait des positions restrictives en matière de gestion de la diversité ethnoculturelle (Tanguay, Reference Tanguay, Farney and Rayside2013; Boily, Reference Boily2008; Boily et Lecours, Reference Boily and Lecours2023) – la CAQ se situe à la droite du PQ sur les questions économiques et se montre plus autonomiste que le PLQ (Mailhot et Montigny, Reference Mailhot and Montigny2024). Cette coalition affirme l’autonomie du Québec, aspire à accroître les pouvoirs de la province à l’intérieur du cadre fédéral canadien et vise à affirmer l’identité québécoise. Par exemple, Xhardez et Paquet (Reference Xhardez and Paquet2021) montrent que la CAQ a joué un rôle important dans le bris du « consensus pro-immigration » en proposant de réduire les niveaux d’immigration et de renégocier l’entente en matière d’immigration avec Ottawa. Dans l’ensemble, ce qui caractérise sans doute le plus le nationalisme identitaire de la CAQ est ses politiques en matière de laïcité, d’immigration et de langue française est son interventionnisme fort visant à affirmer l’identité québécoise, non pas dans sa relation avec le gouvernement fédéral ou le reste du pays, mais dans ses relations avec les minorités ethnoculturelles et religieuses en sol québécois.
En résumé, le nationalisme québécois et la construction de l’identité québécoise tels que portés par les partis politiques auraient rapidement évolué depuis la Révolution tranquille, passant d’une conception davantage ethnique vers une déclinaison davantage civique, pour voir émerger depuis une vingtaine d’années ce qui s’apparenterait à une construction culturelle de la nation québécoise. Les travaux de Gagnon (Reference Gagnon2023) et d’autres (Scott et al., Reference Scott, Bilodeau, Gagnon and Turgeon2025; Gagnon et Bilodeau, à paraître) ont démontré la prépondérance de cette conception identitaire culturelle dans une perspective d’opinion publique.
Méthodologie et données
Pour les fins de cette étude, les journaux des débats de l’ANQ et des commissions de la 42e législature (1re et 2e sessions – soit du 27 octobre 2018 au 28 août 2022) et du début de la 43e législature (29 novembre 2022 au 8 octobre 2023) disponibles sur le site de l’assemblée qui comportaient la mention « nation québécoise » ou « nationalisme » ont été colligés. Les doublons et les documents qui n’abordaient pas directement ces notions ont été éliminés, offrant un corpus de 404 journaux des débats (références des documents disponibles sur demande). La période de 2018 à 2023 a été choisie afin de couvrir cinq années de gouvernement caquiste.
Au sein de ce corpus, en utilisant les mots clés « identité », « nationali* » (afin d’inclure les termes nationalisme et nationaliste.s) et « nation », tous les passages se référant au nationalisme et à l’identité québécoise et qui provenaient d’un élu de la CAQ ont été ciblés. Chaque passage fut ensuite codé à l’aide du logiciel d’analyse qualitative NVivo 13 afin d’identifier le domaine politique auquel il se référait (par exemple, la culture, l’éducation, l’immigration, la gestion de la diversité ethnoculturelle, etc.) et les composantes identitaires mises de l’avant (particulièrement la langue, la culture, les valeurs et l’histoire). Évidemment, cette méthode comporte ses limites dans la mesure où elle cible spécifiquement les éléments se référant à la nation et à l’identité dans les discours de la CAQ sans considérer les autres éléments les caractérisant. Néanmoins, elle permet d’établir empiriquement comment la CAQ conçoit les « frontières imaginées » la nation québécoise et d’aller au-delà des analyses plus normatives qui visent à qualifier l’évolution du nationalisme québécois (ex. Pelletier, Reference Pelletier2023). Il est important de noter que l’analyse s’appuie directement sur les propos de la CAQ et donc sur la façon dont ce parti tente de se définir dans l’espace politique et parlementaire québécois.
La troisième voie : l’affirmation des « frontières imaginées » du Québec
Le gouvernement de la CAQ affirme proposer une voie alternative à l’option souverainiste et au statu quo en se positionnant comme étant un parti nationaliste, mais non souverainiste. Par exemple, lors du discours d’ouverture de la première session de la 42e législature, le premier ministre Legault (le 28 novembre 2018) situe le nationalisme de son gouvernement dans l’histoire de la politique québécoise, tout en expliquant ses objectifs :
en remportant les élections le 1er octobre dernier, la CAQ a marqué l’histoire en mettant fin à 50 ans d’alternance entre les gouvernements du Parti libéral et du Parti québécois. Cette époque d’affrontements entre souverainistes et fédéralistes a marqué toute une génération. Le nouveau gouvernement prône un nationalisme rassembleur dont l’objectif est d’assurer le développement économique de la nation québécoise à l’intérieur du Canada, tout en défendant avec fierté son autonomie, sa langue, ses valeurs et sa culture.
Cette citation présente trois éléments récurrents dans les discours des ministres et députés de la CAQ à l’ANQ : 1) une posture nationaliste (et non pas souverainiste); 2) une volonté de pragmatisme (par exemple, « un nationalisme rassembleur »); et 3) un accent sur la protection de « l’identité québécoise » comprise en termes culturels.
En mettant de côté la division traditionnelle entre souverainistes et fédéralistes et en se concentrant sur les intérêts « des Québécois », le nationalisme de la CAQ serait « pragmatique » (Legault, le 21 septembre 2021) et viserait à favoriser le consensusFootnote 2 en priorisant des enjeux qui trouvent un soutien important au sein de la majorité francophone, comme celui de la protection du français. C’est d’ailleurs ce qu’exprime François Legault lorsqu’il s’adresse au chef du PQ à l’ANQ (le 17 avril 2019) :
la priorité du PQ, c’est la souveraineté du Québec. Moi, je suis arrivé à la conclusion que la priorité des Québécois, c’est plus autour de l’éducation, de l’économie, de la santé, de protéger notre langue, de protéger notre identité, de protéger nos valeurs, de protéger ce qu’on est.
Dans ses discours à l’ANQ, le gouvernement de la CAQ (ré)affirme sa position sur l’échiquier partisan. Il décrit le système partisan comme étant composé de trois options : 1) une option multiculturaliste qui cède aux demandes du gouvernement fédéral et qui serait composée du PLQ et de QS; 2) une option souverainiste et identitaire qui serait représentée par le PQ (mais dont la préoccupation pour la souveraineté l’amènerait à négliger la défense de l’identité québécoise au sein du Canada); et 3) une option nationaliste et identitaire, incarnée par la CAQ.Footnote 3 Comme l’exprime Simon Jolin-Barrette (le 14 avril 2022) : « Une troisième voie existe et elle fait avancer le Québec ». C’est à travers le prisme de cette troisième option que la CAQ aspire à faire des gains autonomistes au sein du Canada, tout en mettant l’accent sur les prérogatives de la majorité québécoise par rapport aux minorités.
Lors des discussions à l’ANQ, le gouvernement de la CAQ présente sa position comme l’option la plus en phase avec les intérêts de la majorité québécoise qui n’aspire plus à la souveraineté, mais qui réclame davantage d’autonomie dans le cadre fédéral.Footnote 4 Cette position permettrait d’aller au-delà « du débat fédéralistes-nationalistes » (Jolin-Barrette, le 6 août 2022) en prenant « tous les outils à la portée de l’État québécois [… pour] faire en sorte de défendre les compétences du Québec » (Jolin-Barrette, le 8 février 2022). Comme l’explique Sonia LeBel, alors ministre de la Justice (le 9 octobre 2019) : « Le nationalisme que prône le gouvernement québécois rime avec la défense des intérêts du Québec partout où c’est possible et c’est opportun de le faire ». Suivant cette optique, le gouvernement de la CAQ affirme négocier au sein du Canada et faire entendre une « voix très, très forte la position du Québec à Ottawa » (ex. en santé, Roberge, le 8 décembre 2022), travailler activement pour une fédération moins centralisée (ex. Grondin, le 13 novembre 2019) ou un « fédéralisme asymétrique » (Lévesque, le 30 avril 2019).
Le nationalisme identitaire de la CAQ s’inscrit dans le contexte de l’impasse constitutionnelle depuis le rapatriement de la Constitution (1982), l’échec de l’Accord du lac Meech (1990) et celui de Charlottetown (1992) (Mailhot et Montigny, 2024). Dans le contexte de l’absence de renouvellement du fédéralisme et devant le déclin de l’appui à la souveraineté du Québec, la CAQ s’est tournée vers une troisième voie : la promotion d’un nationalisme identitaire au sein de la fédération canadienne. Avec cette alternative, François Legault veut incarner le nationalisme québécois et habiter l’espace occupé par les péquistes sur l’axe souveraineté-fédéralisme.Footnote 5 Or, le nationalisme identitaire de la CAQ ne vise pas à faire l’indépendance ou uniquement à négocier des pouvoirs supplémentaires pour le Québec, mais vise aussi à contrôler les « frontières imaginées » à l’intérieur de la province en faisant la promotion active d’une identité québécoise culturelle.
La CAQ et la (ré)affirmation d’une identité québécoise culturelle
Le nationalisme de la CAQ se définit par l’affirmation de l’identité culturelle québécoise exprimée notamment par un interventionnisme étatique fort sur les enjeux liés à la laïcité de l’État, à l’immigration et à l’intégration ainsi qu’à la protection de la culture québécoise et du français. Le gouvernement de la CAQ caractérise d’ailleurs lui-même de manière explicite son interventionnisme sur ces enjeux de « nationalisme identitaire » (Lemieux, le 8 décembre 2022) et de « défense de notre identité unique en Amérique du Nord » (Proulx, le 2 avril 2019).
La laïcité
L’interventionnisme de la CAQ sur le front de la laïcité de l’État s’inscrit en continuité avec les débats qui ont débutés dans les années 2000 sur les pratiques d’accommodements raisonnables accordées à des groupes ethnoculturels et religieux minoritaires (Giasson, Brin, et Sauvageau, Reference Giasson, Brin and Sauvageau2010) et avec l’importance autrefois accordée à ces enjeux par l’ADQ (Boily, Reference Boily2018; Reference Boily2008; Tanguay, Reference Tanguay, Farney and Rayside2013). À cet effet, la Loi sur la laïcité de l’État (loi 21)Footnote 6 – adoptée par l’ANQ le 16 juin 2019 – interdit le port de signes religieux à certains employés en position d’autorité, y compris le personnel enseignant et les directeurs des établissements primaires et secondaires publics. Afin d’éviter une contestation juridique face à un projet de loi soupçonné de brimer certains droits individuels protégés par la Charte canadienne des droits et libertés, le gouvernement a utilisé la clause dérogatoire (art. 33 de la Loi constitutionnelle de 1982). Le recours à une procédure exceptionnelle témoigne de la centralité de cet enjeu pour la CAQ et s’inscrit dans une approche autonomiste qui signale le particularisme du Québec dans la fédération canadienne. Comme l’explique Simon Jolin-Barrette (le 7 juin 2019) :
Pourquoi nous utilisons la disposition de dérogation ? Parce que nous considérons, au gouvernement du Québec, qu’il revient aux parlementaires québécois de décider de quelle façon les rapports entre l’État et les religions doivent s’organiser. Le choix de la société québécoise d’avoir un État laïque, ça appartient à l’ANQ, ça appartient au peuple québécois par le biais de leurs représentants élus.
L’affirmation identitaire de la nation québécoise est centrale dans la loi 21. Lors des débats à l’ANQ, Simon Jolin-Barrette (le 7 juin 2019) met l’accent sur l’idée d’un Québec distinct qui possède ses propres valeurs qui se différencient de celles du reste du Canada, voire de l’Amérique du NordFootnote 7 :
Je ne pense pas me tromper en disant que la société québécoise, c’est une société qui est distincte, qui a des valeurs sociales distinctes […]. Les rapports entre la nation québécoise et les religions ne sont pas les mêmes que dans le reste de l’Amérique du Nord.
L’adoption de la loi 21 s’inscrit, toujours selon la CAQ, dans la défense des droits des Québécois et impliquerait « de rétablir un certain équilibre entre différents droits individuels et les droits collectifs de la nation québécoise » (Jolin-Barrette, le 4 juin 2019). On comprend ici les droits collectifs comme étant une spécificité culturelle du Québec qui le distingue du reste du Canada.
L’immigration et l’intégration
Occupant une place centrale dans l’agenda gouvernemental de la CAQ, les enjeux de l’immigration et de l’intégration font l’objet de nombreux projets de réformes, répondant ainsi à diverses promesses électorales qui visaient à réduire ou geler les seuils d’immigration, à assurer la francisation des nouveaux arrivants et à augmenter les pouvoirs du Québec en matière d’immigration (Xhardez et Paquet Reference Xhardez and Paquet2021; Gagnon et Larios Reference Gagnon and Larios2021).
Lors des débats à l’ANQ, le gouvernement de la CAQ explique ses réformes liées à l’immigration et à l’intégration en termes de protection de la langue, de la culture et des valeurs québécoises; des caractéristiques présentées comme étant au coeur de l’identité québécoise. C’est le cas notamment du ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, Simon Jolin-Barrette (le 15 juin 2019), qui lie l’augmentation des pouvoirs en matière de sélection des immigrants à la spécificité québécoise et à la langue française : « parce que la sélection de l’immigration, M. le Président, c’est important pour le Québec. La nation québécoise, francophone, en Amérique du Nord, est une société qui a ses spécificités, c’est une société distincte ».
L’analyse montre aussi que l’un des moteurs de l’action gouvernementale de la CAQ en matière d’immigration se trouve dans l’expression d’un sentiment d’insécurité quant à la langue française et aux valeurs dites québécoises. Le ressort discursif entre langue française et immigration est ainsi érigé en fer de lance dans l’action de la CAQ, notamment à travers la demande pour de nouveaux pouvoirs en matière d’immigration, la promotion de l’immigration francophone et en faisant du français une condition de sélection dans les programmes économiques. Par exemple, François Legault (le 17 avril 2019) explique que ces mesures visent à protéger la langue française face à l’immigration, réaffirmant ainsi la nécessité de parler français afin d’appartenir à la nation :
Moi, je trouve ça, là, inquiétant de savoir que, l’année dernière, 53 % des nouveaux arrivants ne parlaient pas français, puis que la majorité des adultes ne suivent jamais de cours de français. Donc, […] on demande au fédéral de pouvoir exiger la réussite d’un test de français dans les trois premières années. […] Mais moi, je pense qu’on a le droit puis on a même le devoir, quand on est au gouvernement du Québec, de défendre la nation québécoise, une nation qui parle français, une nation qui a le droit d’avoir plus de pouvoir en matière d’immigration, en matière de langue, en matière de culture.
Si ce cadrage ne rompt pas fondamentalement avec les gouvernements précédents qui ont également lié le contrôle de l’immigration et la survie du français, plusieurs changements sont à souligner. D’abord, la CAQ agit comme entrepreneur politique, brisant le consensus pro-immigration des élites politiques québécoises depuis les années 1960 et faisant de l’immigration « la question de l’urne » dès 2018 (Xhardez, Reference Xhardez and Paquet2022). Ensuite, la CAQ a été en mesure de réformer les politiques d’immigration dès son arrivée au pouvoir (Paquet, Garnier, et Tomkinson, Reference Paquet, Garnier, Tomkinson, Birch, Dufresne, Duval and Tremblay-Antoine2022). Finalement, l’action politique de la CAQ en matière d’immigration s’accompagne d’un désir d’augmenter les pouvoirs de la province par rapport à Ottawa. Cette approche s’inscrit dans la troisième voie mise de l’avant par la CAQ qui vise à acquérir plus d’autonomie dans la fédération, notamment afin de protéger l’identité québécoise.
Protection de la culture québécoise et de la langue française
Le gouvernement de la CAQ fait de la promotion et de la protection de la culture québécoise et de la langue française des enjeux clés de son programme politique. Ces enjeux sont explicitement liés à une identité québécoise culturelle dans ses discours à l’ANQ et évoquent, encore une fois, un sentiment d’insécurité identitaire. Comme le soutien Nathalie Roy (le 16 avril 2019), alors ministre responsable de la Langue française : « notre gouvernement a la ferme intention d’agir afin de protéger notre langue commune. Nous avons le devoir d’en faire la promotion et de sensibiliser la population à son importance afin de ne pas oublier nos racines. Notre langue, c’est notre identité ».
L’interventionnisme du gouvernement caquiste ici s’illustre par la loi 96, la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français. Présentée à l’ANQ le 13 mai 2021 par le ministre de la langue française, Simon-Jolin Barette, et adoptée le 24 mai 2022, cette loi comporte des mesures variées concernant à la fois l’administration, l’enseignement, l’intégration des immigrants, mais aussi les entreprises et les commerces. Liant langue, culture et nation, la loi 96 vient modifier le préambule de la Charte de la langue française pour établir que (art. 1):
le français est la seule langue commune de la nation et qu’il est déterminant que tous soient sensibilisés à l’importance de cette langue et de la culture québécoise comme liants de la société.
La loi (art. 166) modifie de manière unilatérale la Loi constitutionnelle de 1867 pour ajouter les caractéristiques du Québec jugées fondamentales par la CAQ : « Les Québécoises et les Québécois forment une nation » et « Le français est la seule langue officielle du Québec. Il est aussi la langue commune de la nation québécoise ».
À nouveau, la CAQ a choisi d’utiliser la clause dérogatoire de manière préventive, arguant que « le Parlement du Québec doit avoir le dernier mot sur les déterminants fondamentaux de son existence » (Jolin-Barette, le 12 mai 2022). Ce faisant, le gouvernement caquiste affirme la centralité la protection du français, conçu comme l’un des principaux marqueurs de l’identité québécoise. Elle met l’accent, encore une fois, sur les prérogatives de la majorité québécoise par rapport aux minorités – ou comme l’exprime Jolin-Barrette (le 12 mai 2022), elle assure « un équilibre entre les droits collectifs de la nation québécoise et les droits et libertés de la personne, un équilibre qui correspond à notre normalité, à notre dignité ». Pour François Legault (le 30 novembre 2022), cette loi vise à protéger la langue française (c’est-à-dire l’identité même de la nation québécoise) :
En matière d’identité, l’objectif, c’est carrément d’arrêter le déclin du français au Québec puis, en particulier à Montréal, d’inverser la tendance, parce que la langue française, c’est la base de notre identité comme nation, et ça doit être un devoir impératif. Pensons-y, là. Qu’est-ce qu’il resterait de nous si on perdait ce lien fondamental qui nous unit avec les générations précédentes puis les prochaines qui s’en viennent? Donc, on a tous ensemble une immense responsabilité devant nous, devant l’histoire : tous ensemble, on doit arrêter le déclin du français au Québec et renverser la tendance.
Alors que le lien entre la culture et l’identité québécoise est également prépondérant dans le discours des gouvernements précédents, le gouvernement de la CAQ se distingue par l’étendue de son action gouvernementale en la matière. En effet, sa majorité à l’ANQ, doublée de sa position mitoyenne entre souveraineté et statu quo – ou, comme expliqué plus haut, son nationalisme « pragmatique » (par exemple, LeBel, le 28 novembre 2019) – favorisent de nouvelles réformes. Il est ainsi récurrent que la CAQ appelle les partis de l’opposition à appuyer les propositions du gouvernement s’ils ont à coeur « le nationalisme » et « les intérêts des Québécois » (par exemple, Legault, le 27 octobre 2021).
Conclusion
L’analyse montre comment la CAQ a tenté de (re)définir le nationalisme et l’identité nationale à travers ses discours et ses actions, grâce à une démonstration empirique basée sur une analyse qualitative originale du contenu des débats parlementaires. Cette analyse s’inscrit dans une période de réalignement politique et partisan caractérisée par un déclin du clivage de plusieurs décennies entre l’option souverainiste et celle d’un statu quo avec certaines promesses de plus d’autonomie pour le Québec. Dépassant ce clivage, la CAQ propose un nationalisme qui, sans être souverainiste, s’inscrit dans la tradition autonomiste, et surtout qui affirme une identité québécoise comprise en termes culturels. En d’autres mots, les discours et les actions gouvernementales de la CAQ substituent aux aspirations souverainistes et à la réforme en profondeur de la fédération l’affirmation et la recherche d’un contrôle plus effectif des « frontières imaginées » de la nation québécoise, c’est-à-dire les marqueurs qui définiraient un « vrai Québécois ». Cette action gouvernementale se caractérise aussi par des politiques et des discours orientés davantage vers l’affirmation de l’identité québécoise dans ses relations avec les minorités ethnoculturelles sur le territoire québécois que vers ses relations avec le reste du pays. Comme le PQ l’avait amorcé avec sa proposition de la Charte des valeurs québécoises (non concrétisée) et ses positions en matière linguistique, la CAQ définit et promeut les marqueurs d’appartenance au Québec, qui devient son projet politique prioritaire (alors que la souveraineté demeure la priorité du PQ).
Cette troisième voie se justifie par l’insécurité culturelle historique des Québécois en tant que nation minoritaire au Canada, mais également par une crainte liée à l’immigration et à la diversité religieuse et ethnoculturelle dans la province. Pour la CAQ, l’affirmation de l’identité québécoise s’exprime en opposition à « l’Autre » qui n’appartient pas à la majorité historique francophone et ne partage pas sa culture ou ses valeurs, qu’il s’agisse du reste du Canada et surtout des minorités ethnoculturelles au Québec (voir aussi Rocher, Reference Rocher2023). Il s’agit de préserver l’hégémonie culturelle de la majorité québécoise. La CAQ affirme avec vigueur la centralité de ce qu’elle juge être les marqueurs de l’identité québécoise (langue, valeurs et culture) et réclame auprès des nouveaux arrivants et des minorités ethnoculturelles le respect à ces marqueurs, questionnant l’appartenance à la nation de ceux qui failleraient à adhérer.
En conclusion, les résultats montrent que le nationalisme identitaire de la CAQ semble être conditionnellement inclusif, et en ce sens il s’apparente à une conception culturelle de l’identité nationale. Il se veut inclusif uniquement pour les minorités religieuses et ethnoculturelles qui adhèrent et se conforment à l’identité culturelle québécoise. Ces conclusions de l’analyse des discours et actions du gouvernement de la CAQ concordent avec les études suggérant qu’une majorité de la population québécoise adhère également à cette conception de l’identité (Scott et al., Reference Scott, Bilodeau, Gagnon and Turgeon2025; Gagnon, Reference Gagnon2023; Gagnon et Bilodeau, à paraître). Ces études d’opinion publique ayant toutes été réalisées pendant les mandats de la CAQ au gouvernement, on peut se demander dans quelle mesure le succès électoral de la CAQ repose sur cette capacité à avoir le mieux compris le sentiment identitaire prédominant au sein de la population québécoise.