Introduction
Au Canada, la population âgée de 85 ans et plus pourrait tripler d’ici 2046, et atteindre près de 2,5 millions de personnes (Statistique Canada, 2022). Les personnes aînées constituent une population aussi hétérogène que celle plus jeune tant dans ses dimensions sociales, ethniques, économiques que dans son parcours de vie aussi varié qu’il y a d’individus (Bernard, Reference Bernard2000). Dans un contexte où le vieillissement démographique constitue un phénomène de société, les institutions devraient adapter leurs modes de fonctionnement aux particularités de ce groupe d’individus, notamment en ce qui concerne la communication. Cette dernière est effectivement un élément déterminant dans la participation sociale des personnes aînées, puisqu’elle est à la base des interactions nécessaires pour les activités sociales, les contacts sociaux et l’accès à l’information (Cruice et al., Reference Cruice, Worrall and Hickson2005). En effet, les personnes aînées ont besoin d’obtenir de l’information sur les différents programmes qui s’offrent à elles, les services, les politiques et les loisirs, qui sous-tendent la vie communautaire, civique et sociétale (Bennett-Kapusniak, Reference Bennett-Kapusniak2013).
Les définitions de la participation sociale utilisées à travers la littérature sur le vieillissement sont nombreuses et issues de plusieurs disciplines incluant la gérontologie, le travail social, la santé publique, la réadaptation et même le développement territorial (Levasseur et al., Reference Levasseur, Lussier-Therrien, Biron, Raymond, Castonguay, Naud, Fortier, Sévigny, Houde and Tremblay2022; Simard et Paris, Reference Simard and Paris2023). Selon le Modèle de développement humain – Processus de production du handicap (MDH-PPH), la participation sociale, qui renvoie à la pleine réalisation des habitudes de vie d’une personne, c’est-à-dire ses activités courantes (ex.: communication) et ses rôles sociaux (ex.: loisirs), découle ainsi de l’interaction entre ses facteurs personnels (ex.: aptitudes reliées au langage) et des facteurs environnementaux sociaux (ex.: réseau social) et physiques (ex.: architecture) (Fougeyrollas, Reference Fougeyrollas2021). Le présent article vise à rapporter une étude portant sur la communication entre le personnel de bibliothèque et les personnes aînées en vue de contribuer à la participation sociale de ces dernières. Pour introduire cette étude en cohérence avec le MDH-PPH, nous présenterons dans les prochains paragraphes des facteurs personnels et environnementaux déterminants dans la participation sociale des personnes aînées, c’est-à-dire le fonctionnement de la personne en communication, ses interactions avec différents interlocuteurs ainsi que le rôle des institutions.
Communication et interaction en contexte de vieillissement
Au cours du vieillissement typique, c’est-à-dire en l’absence de problèmes neurologiques (ex.: accident vasculaire cérébral, troubles neurocognitifs), différentes sphères du langage ou de la communication peuvent être affectées (Yorkston et al., Reference Yorkston, Bourgeois and Baylor2010). Des difficultés d’accès lexical, soit le phénomène du mot « sur le bout de la langue », sont rapportées par la plupart des personnes aînées dès 50 ans (Yoon et al., Reference Yoon, Campanelli, Goral, Marton, Eichorn and Obler2015), et augmentent avec l’âge, (Thornton et Light, Reference Thornton and Light2006), surtout après 70 ans (Verhaegen et Poncelet, Reference Verhaegen and Poncelet2013). La compréhension de discours et sa production subissent aussi l’effet de l’âge. La personne aînée comprend moins bien un discours complexe chargé en détails (Chesneau et al., Reference Chesneau, Jbabdi, Champagne, Giroux and Ska2007). Elle éprouve aussi plus de difficulté à changer de sujet; parfois son discours devient verbeux et elle ne semble pas tenir compte des tours de parole (Yoon et al., Reference Yoon, Campanelli, Goral, Marton, Eichorn and Obler2015). Ainsi, ses interactions sociales sont affectées (Pushkar et al., Reference Pushkar, Basevitz, Arbuckle, Nohara-LeClair, Lapidus and Peled2000). À cela peut s’ajouter une perte auditive progressive entraînant des difficultés de compréhension, particulièrement dans le bruit, et conduisant à l’évitement de la communication (Avivi-Reich et al., Reference Avivi-Reich, Jakubczyk, Daneman and Schneider2015). Des difficultés visuelles peuvent gêner la perception de caractères trop petits ou apparaissant sur fonds colorés. De plus, avec le vieillissement, le traitement de l’information ralentit et certaines fonctions cognitives comme la mémoire ou l’attention déclinent, affectant ainsi la communication (Borella et al., Reference Borella, Carretti and De Beni2008).
Lorsque des troubles neurocognitifs apparaissent, les difficultés liées à l’âge s’amplifient. Le manque du mot augmente, les difficultés discursives peuvent conduire l’individu à ne plus être compris et à ne plus comprendre ce qui lui est dit (Joubert et al., Reference Joubert, Brambati, Ansado, Barbeau, Felician, Didic, Lacombe, Goldstein, Chayer and Kergoat2010). Les déficits de mémoire amènent la personne à poser la même question de manière incessante puisqu’elle n’arrive plus à se souvenir d’une réponse donnée auparavant (Bourgeois, Reference Bourgeois2002).
La façon dont le vieillissement est vécu et perçu influence les interactions avec les personnes aînées. Le fait que la perception du vieillissement soit associée à des stéréotypes négatifs, comme l’apparition de maladies, de troubles cognitifs ou sensoriels, peut notamment influencer le bien vieillir des personnes et leur propre regard face à la vieillesse (Chasteen et al., Reference Chasteen, Pichora-Fuller, Dupuis, Smith and Singh2015). Ainsi, la perception qu’a la personne aînée d’elle-même influencera ses attentes envers le personnel d’une institution. De manière similaire, les croyances et les stéréotypes négatifs de personnes plus jeunes concernant le vieillissement influenceront leur communication avec une personne aînée. Elles utiliseront, par exemple, un discours infantilisant qui engendrera une diminution de l’estime de soi de la personne aînée ou encore un retrait social (Levy, Reference Levy2003).
Malgré les difficultés de communication qu’elles peuvent vivre, les personnes aînées désirent être traitées avec dignité et respect dans leurs interactions (Collier et al., Reference Collier, Blackstone and Taylor2012). Elles souhaitent que leurs interlocuteurs parlent lentement ou distinctement, qu’ils révèlent ce qu’ils n’ont pas compris et utilisent un langage simple et direct (Collier et al., Reference Collier, Blackstone and Taylor2012). Cependant, les interlocuteurs peuvent, en raison des stéréotypes négatifs, adopter des comportements restreignant involontairement la participation des personnes aînées à l’interaction (Ryan et al., Reference Ryan, Hummert and Boich1995).
Le rôle des institutions dans la participation sociale des personnes aînées
Les interlocuteurs des personnes aînées et les environnements doivent donc s’adapter. Les institutions ont ainsi un rôle à jouer pour permettre aux personnes aînées de pleinement réaliser leurs activités courantes et maintenir leurs rôles sociaux. D’ailleurs, diverses initiatives s’intéressant aux facteurs déterminants sur la participation sociale des personnes aînées ont été menées sur différents plans, tels que les résidences pour personnes aînées, les milieux des loisirs ou les municipalités (Andrianova et Raymond, Reference Andrianova and Raymond2021; Raymond et al., Reference Raymond, Tremblay, Ruest and Lebel2019; Simard et Paris, Reference Simard and Paris2023). L’accessibilité des lieux, les attitudes des professionnels ainsi que les politiques constituent des facteurs modifiables sur lesquels les institutions ont une emprise (Raymond et al., Reference Raymond, Gagné, Sévigny and Tourigny2008).
Les bibliothèques comme exemple d’institution qui doit s’adapter aux personnes aînées
Les bibliothèques publiques sont de plus en plus désignées comme un « tiers lieu », c’est-à-dire un lieu de rassemblement informel, gratuit, facile d’accès, accueillant et distinct des endroits exclusivement voués aux activités professionnelles ou à l’espace intime (ex.: la maison) (Horton, Reference Horton2019; Poirier et al., Reference Poirier, Cousineau, Granger and Mendoza2019). Au moment de la retraite, les bibliothèques peuvent également devenir un « second chez-soi » qui contribue notamment à diminuer le risque d’isolement social chez les personnes aînées (Poirier et al., Reference Poirier, Cousineau, Granger and Mendoza2019), possiblement puisque le caractère neutre de ce tiers lieu favorise la conversation (Oldenburg, Reference Oldenburg1999). Ainsi, les bibliothèques ont entrepris des démarches pour ajuster l’offre de services et d’activités destinée aux personnes aînées (Marshall et Marshall, Reference Marshall, Marshall, Rothstein and Schull2010). Les recherches récentes en bibliothéconomie concluent que la formation du personnel est la première avenue à investir pour assurer l’accueil des populations vieillissantes en bibliothèque (Lenstra et al., Reference Lenstra, Oguz and Duvall2020). Pour ce faire, il importe de comprendre les interactions entre le personnel et les personnes aînées de façon à pouvoir mettre en place des recommandations adaptées à leur réalité (Horton, Reference Horton2019; Lenstra et al., Reference Lenstra, Oguz and Duvall2020; Sabo, Reference Sabo2017). Toutefois, une synthèse des connaissances sur le vieillissement et les bibliothèques considérant un ensemble de facteurs n’a pas étudié spécifiquement les interactions des personnes aînées avec le personnel (Poirier et al., Reference Poirier, Cousineau, Granger and Mendoza2019). Pour combler cette lacune, la présente étude avait comme objectif général de mieux comprendre les interactions entre les personnes aînées et le personnel dans le contexte des bibliothèques du Québec.
Cadre théorique
La présente étude s’appuie sur le modèle conceptuel MDH-PPH (Fougeyrollas, Reference Fougeyrollas2021). Ce dernier, créé en 1998 et mis à jour en 2010, illustre que la participation sociale peut être influencée par le renforcement des capacités ou la compensation des incapacités, peu importe la cause de celles-ci, ainsi que par la réduction des obstacles environnementaux. Il est donc largement utilisé dans le domaine de la réadaptation et du vieillissement ainsi que dans la promotion d’une société inclusive (Andrianova et Raymond, Reference Andrianova and Raymond2021; Raymond et al., Reference Raymond, Tremblay, Ruest and Lebel2019). Un tel ancrage théorique signifie que l’étude des interactions entre les personnes aînées et le personnel de la bibliothèque nécessite de recueillir la perspective des deux groupes de personnes concernées par ces interactions.
Pour orienter notre étude de l’interaction entre ces personnes, un second modèle théorique, celui-ci spécifique à la communication, a été choisi. Ainsi, l’adaptation des interlocuteurs et des environnements passe en premier lieu par une compréhension des composantes déterminantes dans l’interaction entre deux individus. Le modèle théorique « Communication Accommodation Theory » (CAT) représente deux éléments: d’une part les personnes s’engagent dans l’interaction avec d’autres en fonction de leurs expériences passées et du contexte social dans lequel elles se situent (Giles, Reference Giles, Craig, Jensen, Pooley and Rothenbuhler2016) et d’autre part, qu’en situation d’interaction, un interlocuteur s’ajuste et se comporte envers l’autre personne selon l’évaluation qu’il fait des caractéristiques de cette personne et de son désir d’initier et de maintenir ou non une relation particulière. Ainsi, chaque personne participant à l’interaction évalue et interprète l’interaction à venir en fonction de sa perception de l’autre. Par la suite, leurs expériences communes de l’interaction, ainsi que leurs perceptions, détermineront leur désir de communiquer à nouveau l’un avec l’autre (Giles, Reference Giles, Craig, Jensen, Pooley and Rothenbuhler2016). Selon le modèle CAT, l’interaction serait réussie si, selon les participants, leurs objectifs respectifs sont atteints (Giles, Reference Giles, Craig, Jensen, Pooley and Rothenbuhler2016).
En transposant le modèle CAT au contexte des bibliothèques, il est possible de penser que les interactions entre le personnel qui dessert les personnes fréquentant la bibliothèque et ces dernières s’établissent en fonction du rôle précis du personnel, des attentes des clients ainsi que de l’évaluation que ces personnes font les unes des autres. Par ailleurs, il est prévisible que la communication entre client et personnel soit brève et surtout centrée sur l’échange d’informations et moins sur la fonction d’interaction de la communication qui soutient les relations amicales et sociales (Brown et Yule, Reference Brown and Yule1983). L’objectif spécifique de ce projet ancré dans le MDH-PPH et dans le modèle CAT consistait donc à identifier les composantes déterminantes de l’interaction entre les personnes aînées et le personnel de la bibliothèque ainsi que leur possible influence dans l’interaction à partir de la perspective des personnes concernées.
Méthodologie
Devis méthodologique
Une étude qualitative inspirée de la théorisation ancrée (Corbin et Strauss, Reference Corbin and Strauss2015) a été menée pour expliquer les composantes déterminantes de la communication entre les personnes aînées et le personnel de bibliothèque.
Participants
Pour répondre à l’objectif spécifique, nous avons recruté trois types de participants, soit: dix personnes employées de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) âgées entre 26 et 63 ans et comprenant des commis, des techniciens et des bibliothécaires (voir Tableau 1); 16 personnes aînées de 65 à 83 ans sans troubles cognitifs parmi les Amis de BAnQ, le conseil des personnes aînées de BAnQ, et au sein de la banque de participants du Centre de recherche de l’institut universitaire de gériatrie de Montréal (CRIUGM); ainsi que trois personnes aînées de 71 à 89 ans avec légers troubles cognitifs (MMSE compris entre 24 et 28) ou de la communication (Folstein et al., Reference Folstein, Folstein and McHugh1975), recrutées parmi les Amis de BAnQ ainsi qu’à la clinique mémoire du CRIUGM (voir Tableau 2). Le Comité d’éthique de la recherche vieillissement-neuroimagerie a approuvé cette étude et le consentement éclairé de tous les participants a été obtenu (CER VN 21-22-02).
Procédure
L’équipe de recherche a développé un guide d’entretien semi-structuré inspiré par le CAT et abordant les thèmes suivants: expériences de communication avec les personnes aînées ou les personnes employées; attentes liées à la communication en bibliothèque; défis de communication rencontrés; impact de ces défis sur le travail/expérience en bibliothèque; moyens testés pour aider la communication; et besoins pour mieux communiquer.
Chaque entretien de groupe focalisé de 3 à 4 personnes a duré environ deux heures et a eu lieu par Zoom en raison du contexte pandémique. Quatre entretiens individuels semi-dirigés ont également été réalisés auprès de personnes aînées. Les entretiens de groupe ont été menés par deux ou trois membres de l’équipe de recherche ayant des rôles préalablement définis, c’est-à-dire une personne agissant comme intervieweuse principale puis une à deux autres comme observatrices prenant des notes et posant des questions complémentaires. Le fait de mener les entretiens de groupe en dyade ou en triade visait à faciliter la gestion du groupe. Les entretiens individuels ont été menés par une seule intervieweuse. Le nombre de participants par entretien a toujours été égal ou supérieur au nombre d’intervieweuses pour ne pas placer les participants en position d’infériorité numérique et ainsi créer un déséquilibre.
Tous les participants aînés ont répondu par téléphone à un questionnaire permettant d’évaluer, à l’aide d’une échelle de Likert sur 5 points (0 indique « Jamais de problème », 4 indique « Toujours un problème »), la présence d’incapacités perceptuelles (auditive ou visuelle) qui pouvaient modifier leur perception de la communication. Ces questionnaires ont mis en évidence le fait que l’échantillon de personnes aînées sans trouble cognitif ou de communication était aussi exempt de toute autre problématique pouvant limiter leur autonomie fonctionnelle.
Analyse
Chaque entrevue, individuelle ou de groupe, a été transcrite puis analysée de manière qualitative inductive inspirée de la théorisation ancrée. Pour ce faire, l’analyste principale (MCH) a d’abord relu chacun des dix entretiens. Ensuite, un codage ouvert a été effectué de manière à apposer un code représentant l’essence de ce qui était exprimé par les participants. Parallèlement, la chercheuse principale (SC) a analysé par un codage ouvert quatre des dix entretiens. L’analyste et la chercheuse principales ont ensuite mis en commun leur codage en cours d’élaboration de manière à obtenir un consensus. Au fil de l’analyse, par un codage axial, des liens entre les différentes catégories ont été établis. Enfin, par un codage sélectif, trois thèmes principaux ont été identifiés comme pouvant intégrer l’ensemble des données. Tout au long de l’analyse, des schémas et des modèles visant à représenter la communication en bibliothèque ont été élaborés par l’analyste et la chercheuse principales puis présentés au reste de l’équipe de recherche pour discussion et validation.
Résultats
Un modèle théorique a été élaboré pour représenter l’ensemble des résultats (voir Figures 1 et 2). Ce dernier illustre le fait que l’interaction entre les personnes aînées et le personnel de la bibliothèque est influencée par des facteurs relatifs à la personne aînée, à la personne employée, à l’environnement et à la modalité de communication. Ce modèle montre aussi que l’appréciation d’une interaction, qu’elle soit positive ou négative, a des impacts immédiats ou différés sur les deux personnes concernées. Dans les prochains paragraphes, les thèmes relatifs à personnes aînée (section A), à la personne employée (section B), à l’environnement et aux modalités de communication (section C), à l’appréciation de l’interaction (section D) ainsi qu’à ses impacts (section E) seront définis. Ils seront aussi illustrés par des extraits d’entretiens de personnes employées (PE), de personnes aînées (PA) et de personnes aînées avec troubles cognitifs légers ou de la communication (PATCL/TC).

Figure 1. Vue d’ensemble de la modélisation de l’interaction entre la personne aînée et la personne employée en contexte de bibliothèque.
Tableau 1. Caractéristiques des personnes employées

A. La personne aînée
Il a été identifié que la personne aînée appartient à un groupe distinct et hétérogène, mais aussi assimilable aux autres groupes démographiques. Ce thème revêt trois dimensions. Tout d’abord, les personnes aînées ont été décrites par les trois types de participants comme un groupe distinct, c’est-à-dire partageant certaines similitudes comme des intérêts et des référents communs, étant à risque d’isolement social, ainsi qu’ayant un rapport semblable au temps et aux technologies: « j’ai, comme toutes les personnes de mon âge, de la résistance à toujours être en lien avec un ordinateur » (PA). Ensuite, les participants ont souligné que les personnes aînées représentent néanmoins un groupe hétérogène puisqu’elles peuvent différer suivant leurs besoins, leurs capacités et leurs incapacités ainsi que leur niveau d’autonomie: « c’est comme une microsociété; il y a tellement de différences entre les gens âgés » (PE). Enfin, les participants ont mentionné que les personnes aînées constituent aussi un groupe assimilable à tout autre groupe démographique, dans lequel les personnes ressentent le besoin d’être traitées comme des individus compétents dont la valeur doit être reconnue par tous: « il ne faut pas présumer que, parce qu’elle a des cheveux gris puis des lunettes ou un appareil auditif, la personne est incompétente à recevoir une formulation ordinaire là » (PA).
Ces trois dimensions modulent différents facteurs relatifs aux personnes aînées, soit leurs besoins; leurs niveaux de connaissance; leurs capacités ou leurs limitations; leurs attitudes; ainsi que leurs stratégies de communication. À leur tour, ces facteurs influencent la fluidité des interactions avec la personne employée.
Les besoins des personnes aînées. Différents types de besoins peuvent déclencher ou influencer les interactions avec les personnes employées. Le besoin d’interaction, soit le simple but d’être en lien avec une personne, peut caractériser les personnes aînées puisqu’elles sont susceptibles de vivre de l’isolement social: « quand je dis merci à la personne, elle ne le sait pas, mais je ne lui dis pas seulement merci pour l’information, mais ‘merci de m’avoir écoutée; tu es la seule personne aujourd’hui avec qui j’ai un contact un peu plus long’ » (PA). Au même titre que tout autre groupe démographique, le besoin d’accompagnement, c’est-à-dire, de recevoir de l’aide de la part d’une personne employée, a été identifié comme un élément déclencheur à l’interaction. La nature même de celui-ci est en lien avec leur besoin d’autonomie qui varie d’une personne à l’autre. En tant que groupe assimilable aux autres groupes, les personnes aînées ont besoin d’être informées (ex.: sur les services et activités de la bibliothèque), mais celles-ci ont aussi besoin que leur compétence comme interlocuteur valable soit reconnue.
Le niveau de connaissances. Le niveau de connaissances de la personne aînée, que ce soit en lien avec les technologies, le fonctionnement de la bibliothèque ou le sujet pour lequel elle consulte un employé, influence la facilité avec laquelle la personne aînée et la personne employée peuvent se comprendre mutuellement. Selon les participants, les personnes aînées auraient, de manière générale, moins de connaissances technologiques que des personnes plus jeunes. Ils nuancent toutefois leur propos en précisant que le niveau d’expérience de la personne aînée avec les technologies peut aussi être particulièrement déterminant dans l’interaction. Lorsque les personnes ainées ont des connaissances ou une expérience plus limitées, l’interaction peut devenir compliquée, par exemple, lorsque des termes utilisés par une personne employée sont spécialisés ou inconnus de la personne aînée. Lorsque les personnes ainées ont un niveau de connaissances plus élevé, par exemple, en lien avec le fonctionnement de la bibliothèque ou le sujet de la demande (ex.: la généalogie), leurs requêtes seraient formulées de manière claire et confiante tandis que pour des « personnes qui sont moins familières avec les services de bibliothèque […] leur approche est un peu plus incertaine » (PE).
Capacités et limitations des personnes aînées. Les participants ont rapporté que les capacités ou limitations des personnes aînées peuvent grandement différer d’une personne à l’autre. Ainsi, les personnes aînées peuvent présenter des limitations sur le plan du langage, de la parole, de la cognition, de la vision, de la motricité ou de l’audition, ce qui agit sur la fluidité de l’interaction: « puis là ils nous entendent un peu moins bien, ça fait qu’il y a de petits problèmes d’auditions aussi qui viennent avec ça » (PE). Certaines personnes cherchent leurs mots ce qui peut nuire à la compréhension de la personne employée et donc à sa réponse. La présence de limitations peut participer à l’augmentation de la durée et de la complexité de l’interaction et donc nécessiter le déploiement de stratégies particulières pour faciliter l’échange.
Attitudes. Diverses attitudes peuvent être mises de l’avant par les personnes aînées et influencer la fluidité de l’interaction. Ces attitudes semblent propres à chaque personne. Si les personnes aînées font preuve de patience, de calme, de confiance, de courtoisie ou de respect, l’interaction sera plus fluide et agréable: « si on respecte les gens, ils vont nous respecter aussi » (PATCL/TC).
Stratégies. Plusieurs stratégies de communication déployées par les personnes aînées ont été décrites. Elles influencent la fluidité de l’échange en aidant à prévenir ou à réparer les bris de communication. Ces stratégies incluent le fait de s’exprimer de manière claire et précise, de ralentir leur débit de parole, d’écrire ou de demander à l’employé d’écrire, de valider l’information qu’ils ont reçue, de se rapprocher de l’employé ou de mentionner son incompréhension: « Puis là je l’ai regardée et puis j’ai fait, euh, ‘non, désolée, il n’y a rien qui est rentré’ » (PA). Des stratégies utilisées par les personnes aînées pour favoriser un contact agréable ou faire face à un problème dans l’interaction ont été identifiées. Ces stratégies incluent le fait de reconnaître et de respecter le cadre de travail de l’employé, de mettre un terme à l’échange ou d’utiliser l’humour. Ces stratégies sont décrites comme dépendantes, entre autres, de la personnalité de la personne aînée ou de certains facteurs psychologiques tels que le processus d’acceptation d’une limitation qui entraîne la mise en place de stratégies .
B. La personne employée
La personne employée a été décrite comme présentant des attitudes et des comportements influencés par son niveau d’humanité, de motivation et d’aisance envers la personne aînée et dans son travail. Ce thème est constitué de trois dimensions qui influencent la manière d’être et les actions de la personne employée envers la personne aînée. Premièrement, les attitudes et les comportements des personnes employées sont guidés par leur humanité ce qui renvoie à la considération qu’elles semblent avoir envers l’humain en général, et plus particulièrement à la conviction que les personnes aînées méritent cette considération au même titre que toute autre personne: « Puis Monsieur X, il n’est pas super propre, mes collègues disent qu’il sent [mauvais], donc il n’y a pas grand monde qui veulent le servir. Puis, il est super drôle puis moi, j’aime ça le servir » (PE).
Deuxièmement, la motivation générale des personnes employées envers leur travail ainsi que leurs motivations plus spécifiques telles que veiller à ce que l’usager se sente bien ou démocratiser l’accès à l’information, guideraient leurs agissements: « on sent [que] c’est notre mission de les aider, de les assister » (PE).
Troisièmement, le niveau d’aisance de l’employé, envers les personnes aînées, ainsi que dans son travail, pourra influencer sa disposition à interagir avec la personne et, par le fait même, sa façon d’être et d’agir: « j’aime beaucoup les personnes âgées […] je me sens bien avec [elles] » (PE).
Ces trois dimensions modulent des facteurs relatifs à la personne employée, comme leurs attitudes, leurs connaissances, leurs compétences et les stratégies qu’elles mettent en place. Ces facteurs influencent la fluidité des interactions avec la personne aînée.
Attitudes. Les attitudes cohérentes avec le fait de traiter quelqu’un avec humanité exercent une influence positive sur l’interaction. Elles incluent notamment l’empathie, la courtoisie, le respect, la patience et le dévouement: « ils m’ont même aidée à aller chercher mon [code] QR, puis à me l’imprimer en petite carte plastifiée » (PA). Les attitudes qui agissent négativement sur l’interaction regroupent des attitudes contraires à celles nommées précédemment, par exemple, l’impatience, le manque de respect ainsi que l’âgisme et le détachement.
Connaissances et compétences des personnes employées. Les participants ont mis en exergue les connaissances de la personne employée par rapport à un sujet particulier, au fonctionnement de la bibliothèque et à ses diverses ressources. Ils ont aussi fait référence à la compétence plus générale de la personne employée à répondre à une demande, à sa capacité à comprendre cette demande et à communiquer sa compétence: « ce qui compte le plus, c’est la compétence. Si quelqu’un comprend et je cherche quelque chose et s’il m’aide à le trouver, il est compétent » (PA).
Stratégies. Une variété de stratégies seraient utilisées pour s’assurer d’une bonne compréhension au sein de l’interaction. Ces stratégies de communication découlent d’une motivation de la personne employée à répondre aux besoins de la personne aînée et d’une reconnaissance de la compétence de cette dernière. Elles incluent, entre autres, la formulation d’explications précises et imagées, la reformulation de ses propos, la vérification de la compréhension de son interlocuteur ou l’utilisation des mêmes mots que ceux de la personne aînée: « au lieu de dire ‘le CD est pris dans mon lecteur’, bien elle va dire ‘la cassette est prise dans ma machine’. Ça fait que là tu répètes avec ces mots-là parce qu’elle, elle va comprendre ces mots-là » (PE). Quelques stratégies pouvant faire obstacle à la fluidité de la communication ont aussi été nommées, notamment le fait de donner de longues explications sans vérifier la compréhension de l’autre ou de répéter de la même manière ce qui n’a pas été compris une première fois. Des stratégies déployées par les personnes employées pour favoriser un contact agréable et répondre aux besoins des personnes aînées ont aussi été rapportées. Elles incluent, entre autres, de demander l’aide d’un collègue, de rassurer la personne (ex.: en lui parlant de ce qui lui est familier), et de demeurer authentique, par exemple en disant: « ‘je suis désolée, mais je ne peux pas […] vous donnez plus de temps. J’ai d’autres [personnes] qui doivent attendre sur la ligne’ » (PE).
C. L’environnement et la modalité de communication
Il a été identifié que l’environnement et la modalité de communication influencent la personne aînée et la personne employée, le temps dont elles disposent ainsi que l’accès ou non aux indices verbaux et non verbaux (voir Figure 2). Ce thème est composé de trois dimensions déterminantes dans l’interaction.

Figure 2. Modélisation de l’interaction entre la personne aînée et la personne employée et des facteurs qui influencent cette interaction en contexte de bibliothèque.
Tableau 2. Caractéristiques des personnes aînées

Premièrement, les participants ont insisté sur l’importance de prendre le temps pour interagir avec les personnes aînées afin de comprendre leurs demandes ou de répondre à leurs besoins: « avec des personnes âgées, si on prend pas le temps, on va se tirer dans le pied carrément. […] Faut pas assumer que toutes les personnes sont du même moule pis qu’y’ont les mêmes besoins » (PATCL/TC). À l’inverse, le manque de temps pourrait nuire à l’interaction. Le temps prévu pour une interaction avec un usager dépendrait de facteurs environnementaux, comme les règles institutionnelles auxquelles les personnes employées sont soumises.
Deuxièmement, les participants ont rapporté que l’accès aux indices verbaux (ex.: les mots prononcés) et non verbaux (ex.: les gestes) de leur interlocuteur agit sur la facilité avec laquelle ils se comprennent mutuellement. Cet accès dépend de la modalité d’interaction (ex.: téléphone, visioconférence) et de l’environnement (ex.: niveau de bruit).
Troisièmement, les participants ont mentionné le fait que la disposition dans laquelle se sentent la personne aînée et la personne employée pour interagir peut dépendre de facteurs relatifs à l’environnement (ex.: achalandage, soutien de l’employeur) et à la modalité de l’interaction (ex.: courriel).
Ces trois dimensions sont particulièrement influencées par la modalité de communication ainsi que par les facteurs environnementaux suivants: espace physique, pandémie et mesures sanitaires, achalandage, soutien de l’institution et règles institutionnelles.
Modalité de communication. Les participants ont discuté des avantages et des limites de différentes modalités de communication en lien avec l’accès aux indices verbaux et non verbaux. Les employés voient certains avantages à la modalité « présentielle » qui permet entre autres d’accéder au langage non verbal de la personne et de répondre plus facilement aux besoins liés aux technologies. Les participants ont discuté de certaines limites liées au téléphone qui peut être particulièrement problématique en présence d’une perte auditive. Néanmoins, cette modalité est très appréciée pour les personnes souhaitant être accompagnées à distance en temps réel: « J’imagine [que ce serait plus facile au] téléphone […] parce qu’ils me diraient quoi faire, j’aurais ma tablette devant moi puis je le ferais à mesure qu’ils me le diraient » (PATCL/TC). Cet avantage a aussi été souligné pour la visioconférence (ex.: Zoom), avec la valeur ajoutée de pouvoir partager son écran.
Espace physique. La qualité du signal verbal, l’utilisation de stratégies de communication ou la confidentialité sont également influencées par l’emplacement des bureaux et des comptoirs des commis et des bibliothécaires. Ainsi, un emplacement central dans un lieu bruyant pourra nuire à l’intelligibilité alors qu’un emplacement central dans un environnement trop silencieux pourra limiter la propension de certaines personnes à parler plus fort pour mieux se faire comprendre. À l’inverse, l’aménagement d’un espace en retrait, avec la possibilité de s’asseoir, permettrait de limiter la pression du temps en s’éloignant de la file d’attente, favoriserait l’intelligibilité de la parole parce qu’il y aurait moins de bruit, et améliorerait l’aisance de la personne aînée ainsi disposée à communiquer en toute discrétion: « l’idéal c’est dans des salles fermées […] si tu t’approches vraiment proche de la personne tu vas arriver à avoir une meilleure communication » (PE). Le type de matériau utilisé pour couvrir le sol a également été discuté par les participants, ceux-ci évoquant le fait qu’il pourrait avoir des répercussions sur la communication. En effet, une personne en fauteuil roulant se déplacera plus difficilement sur du tapis et arrivera ainsi essoufflée devant son interlocuteur, ce qui réduira l’intelligibilité de sa parole.
Pandémie et mesures sanitaires. Les participants ont mentionné que le port du masque et la présence de plexiglas diminuent l’intelligibilité de leur parole: « Quand toi t’as un masque, eux autres [ont] un masque, y’a une barrière entre les deux. Je me demande ‘je suis tu sourd ou pas ?’ » (PA). Toutefois, pour certains participants, la pandémie et la diminution de l’affluence qui en a résulté ont été perçues de manière positive. Cela a offert aux individus une plus grande latitude temporelle au cours de leurs interactions, les libérant ainsi de la contrainte et de la pression associées aux files d’attente.
Achalandage. Le niveau d’achalandage a un impact important sur le temps que les personnes employées peuvent prendre ou non avec celle aînée ainsi que sur la disposition des personnes en interaction: « il y a moins de monde […] donc les préposés, les bibliothécaires, les gens qui font la recherche ont plus de temps et sont vraiment attentifs à ce que l’on demande » (PA).
Soutien de l’institution et règles institutionnelles. Le soutien que les personnes employées sentent, ou non, de la part de leur organisation quant à leur revendication à propos de leurs conditions de travail influence leur disposition à interagir avec les usagers dont les personnes aînées: « j’essaie de peine et de misère d’avoir [congé la fin de semaine] et ça ne marche pas. Donc je me retrouve à quitter un travail que j’aimais pour choisir ma qualité de vie. […] Ça, c’est de ne pas connaître ses forces dans la bibliothèque » (PE). Aussi, différentes règles formelles ou informelles de l’institution influencent leurs interactions avec les personnes aînées. Les personnes employées évoquent particulièrement le nombre maximal de minutes qu’elles peuvent passer avec un usager.
Complexité technologique. La complexité inhérente aux technologies a été évoquée comme un facteur agissant directement sur les interactions. Les participants ont mentionné les difficultés de comprendre l’autre ou de se faire comprendre lorsqu’il est question de technologies: « Y a beaucoup d’étapes. […] Ça prend du temps à expliquer » (PE).
D. Appréciation de l’interaction
L’appréciation de l’interaction est modulée par les deux principales attentes des personnes en interaction, c’est-à-dire que le service soit obtenu ou donné et que le contact soit agréable (voir Figure 1). La satisfaction des attentes dépend des facteurs présentés précédemment et relatifs à la personne aînée, à l’employé, à l’environnement et à la modalité de communication. D’une part, le fait de réussir à obtenir ou à donner le service dépendra entre autres des stratégies de communication utilisées par la personne aînée pour exprimer sa demande, des connaissances et compétences requises par l’employé pour y répondre, et de la modalité de communication pouvant influencer l’accès aux indices verbaux ou non verbaux. D’autre part, le fait que l’interaction soit perçue comme agréable dépend particulièrement des attitudes démontrées par les personnes employées et aînées.
Une interaction peut être évaluée comme positive malgré la présence d’obstacles tout comme une interaction peut être perçue comme négative même si des facteurs facilitants sont en présence. C’est la convergence des facteurs vers l’atteinte ou non des attentes qui sera déterminante dans l’évaluation de l’interaction. Par exemple, une participante aînée a rapporté une interaction négative, car elle n’a pas obtenu le service demandé, soit de savoir « comment reconnecter [sa liseuse] ». Des facteurs facilitants tels que les connaissances technologiques de la personne aînée étaient pourtant présents. Toutefois, face à des stratégies de communication inadéquates de l’employée telles que répéter des explications trop longues, la personne aînée a qualifié cette interaction de frustrante.
Pour certains participants, l’interaction ne pourra être appréciée de manière positive que si les deux attentes sont comblées (service obtenu/donné et contact agréable) alors que pour d’autres, la satisfaction de l’une de ces deux attentes (service obtenu/donné mais contact peu agréable ou service non obtenu/donné en présence d’un contact agréable) pourra suffire pour générer une appréciation positive. La nécessité de satisfaire une seule ou les deux attentes dépend des besoins des personnes. Ainsi, pour une personne aînée ayant un grand besoin d’interaction, le caractère agréable de celle-ci pourrait être nécessaire pour une évaluation positive. À l’inverse, pour une personne ayant un besoin d’efficacité, l’interaction pourrait être évaluée comme positive seulement si le service a été obtenu.
E. Impacts des interactions à court et à long terme
L’appréciation de l’interaction a un impact positif ou négatif immédiat sur les personnes. Les personnes aînées se sont notamment senties satisfaites, épanouies, et rassurées lorsque l’interaction était positive. Ainsi, pour les personnes aînées, une interaction réussie leur permet de vivre pleinement leur passion pour les livres, la musique ou le savoir via la bibliothèque. Les personnes employées nomment quant à elles ressentir de la satisfaction, de la gratification ainsi qu’un sentiment d’accomplissement lorsque l’interaction est positive: « C’est valorisant. On se dit, ‘Oh ! Tiens ! Ça a bien été.’ Et puis euh… C’est gratifiant quelque part » (PE).
Pour les personnes aînées, les interactions perçues négativement génèrent de la frustration, un malaise, une remise en question ou le sentiment d’avoir été blessé. En effet, ne pas comprendre les explications reçues peut conduire la personne aînée à douter de ses compétences ou à se questionner sur les habiletés de l’employé: « est-ce que c’est moi qui est complètement dans les patates ou si c’est elle qui ne sait pas comment expliquer son truc? » (PA). Pour les personnes employées, une interaction négative peut générer de la tristesse (ex.: de l’impact que cela peut avoir sur la personne), un malaise (ex.: par rapport à leur difficulté à comprendre l’autre) ou une remise en question (ex.: de leurs habiletés).
En plus des impacts immédiats, ceux différés ou à plus long terme ont aussi été mentionnés par les participants. Par exemple, une interaction jugée positive par la personne aînée pourra la motiver à retourner en bibliothèque. Pour la personne employée, une interaction satisfaisante pourra nourrir sa motivation envers son travail. À l’inverse, une interaction évaluée de manière négative par la personne aînée pourra la dissuader de retourner en bibliothèque ou l’inciter à limiter ses interactions futures avec le personnel: « quand elle est là à son poste, je ne vais pas, je ne monte pas [à l’étage où elle est]. [Je me suis sentie] blessée comme ça » (PATCL/TC). En ce qui concerne les personnes employées, une interaction négative entraînant une remise en question de leurs capacités pourra diminuer leur motivation ou aisance envers leur travail ou les personnes aînées. En revanche, les personnes employées ont expliqué qu’elles apprennent des interactions plus difficiles afin de s’ajuster et d’être mieux préparées pour des interactions futures, ce qui contribue à enrichir leurs connaissances et leurs compétences.
Discussion
La présente étude a permis de développer un modèle théorique montrant que l’interaction entre la personne aînée et la personne employée en bibliothèque est influencée par des facteurs relatifs à ces personnes, à la modalité de communication et à l’environnement. Cette interaction peut être évaluée positivement ou négativement par chacune des personnes en interaction, ce qui aura des impacts immédiats ou différés. L’ancrage théorique de cette étude au sein de deux modèles a permis enrichir l’analyse. D’une part, le MDH-PPH a contribué à organiser nos résultats de manière macroscopique en mettant en lumière l’influence entre les personnes aînées et employées ainsi que l’environnement et la modalité de communication. Puis, le modèle CAT a orienté notre analyse vers une identification plus spécifique des caractéristiques des individus en présence, telles que leurs besoins ou leurs connaissances, ainsi qu’une illustration des effets de ces interactions sur celles à venir.
Les personnes aînées: entre groupe hétérogène, distinctif et assimilable aux autres
L’hétérogénéité entre les personnes aînées a été relevée par les participants de notre étude comme une caractéristique importante de ce groupe démographique. Toute interaction entre une personne employée et une personne aînée dépendra donc, entre autres, des spécificités du profil de cette dernière. L’hétérogénéité de ce groupe démographique a précédemment été mise en lumière, que ce soit pour décrire la pluralité des expériences du vieillissement, puisque ce dernier est à la fois structurel, biologique, relationnel et personnel (Grenier et Brotman, Reference Grenier, Brotman, Charpentier, Guberman and Billette2010) ou pour dépeindre les profils des lecteurs âgés, dont les habitudes ou les préférences de lecture peuvent varier (Adoni et Nimrod, Reference Adoni and Nimrod2020; Dalmer et al., Reference Dalmer, Sawchuk and Ly2023). La reconnaissance de cette hétérogénéité se traduirait par le déploiement de certains services en bibliothèque, comme l’offre de formation aux usages du numérique pour les personnes aînées ou l’utilisation de technologies spécifiques (ex.: postes de travail avec lecteur d’écran pour personnes ayant des limitations visuelles) (Dalmer, Reference Dalmer2017).
Notre étude suggère que cette hétérogénéité dans les profils de personnes aînées coexiste néanmoins avec des traits distinctifs apparents caractérisant ce groupe démographique ainsi que des similitudes avec d’autres groupes. Le fait de percevoir les personnes aînées comme un groupe distinct se traduit dans l’organisation des services de certaines bibliothèques qui vont développer une programmation spécifique pour ce groupe démographique (Dalmer, Reference Dalmer2017). Cependant, cette approche n’est ni unanime ni largement adoptée dans toutes les bibliothèques. Ainsi, certains sites web de bibliothèques ne créent pas de sections spécifiques pour les personnes aînées, préférant plutôt privilégier une section dédiée à la population adulte en général (Dalmer, Reference Dalmer2017). Cette diversité de pratiques entre les bibliothèques témoignerait d’une tension – particulièrement marquée au Canada comparativement à d’autres pays comme l’Australie – entre étiqueter ou non des services comme destinés uniquement aux personnes aînées (Wynia Baluk et al., Reference Wynia Baluk, McQuire, Gillett and Wyatt2021). Cette tension, aussi perceptible dans les résultats de notre étude, refléterait possiblement la complexe question d’offrir des services adaptés aux personnes aînées sans pour autant nourrir des stéréotypes âgistes. Des comportements d’aide excessive ou non sollicitée envers la personne aînée sont des manifestations d’âgisme (Cuddy et al., Reference Cuddy, Norton and Fiske2005). L’intention bienveillante, qui sous-tend la prise en compte des particularités des personnes aînées en bibliothèque, devrait donc être exercée avec prudence pour ne pas contribuer à l’institutionnalisation de normes et de pratiques discriminatoires qui pourraient réduire la participation sociale des personnes aînées (Ayalon et Tesch-Römer, Reference Ayalon and Tesch-Römer2018).
Les considérations relatives à l’hétérogénéité des personnes aînées, leurs traits distinctifs et leurs similitudes avec d’autres groupes démographiques semblent donc converger avec de précédents travaux portant sur les services, les programmes et les politiques destinés aux personnes aînées au sein de bibliothèques publiques canadiennes (Dalmer, Reference Dalmer2017; Wynia Baluk et al., Reference Wynia Baluk, Dalmer, van der Linden, Radha Weaver and Gillett2023). Ces études ont abordé, par l’analyse de documents, la communication entre institutions et personnes aînées, notamment en termes d’accessibilité et de facilité de navigation des sites web (Dalmer, Reference Dalmer2017; Wynia Baluk et al., Reference Wynia Baluk, Dalmer, van der Linden, Radha Weaver and Gillett2023). L’apport de notre étude au sein de cette littérature consiste à considérer la communication au sein de l’interaction.
Les personnes employées: importance de leurs attitudes et stratégies de communication
Notre modèle théorique met en lumière le fait que les personnes employées jouent un rôle déterminant dans l’issue de l’interaction avec les personnes aînées. Nos résultats soulignant particulièrement l’importance du niveau d’humanité des personnes employées sont cohérents avec l’approche centrée sur l’utilisateur en bibliothèque (Etches et Schmidt, Reference Etches and Schmidt2017). L’empathie, au cœur de cette approche, requiert de concevoir les services en bibliothèque non pas selon sa propre perspective, mais bien selon celle de la personne utilisatrice des services (Etches et Schmidt, Reference Etches and Schmidt2017). Selon ces auteurs, cette approche peut être facilitée autant en recrutant des personnes empathiques qu’en construisant l’empathie des personnes déjà en place, notamment par l’organisation d’une journée où le personnel doit se mettre à la place d’un usager. Cette promotion de l’empathie ne doit toutefois pas contribuer à nourrir le mythe de vocation associé aux personnes travaillant en bibliothèque ainsi que ses risques tels que l’épuisement professionnel ou la rémunération insuffisante (Ettarh, Reference Ettarh2018). Elle doit aussi être accompagnée de conditions de travail favorisant le bien-être des personnes employées et par le fait même leur disposition à déployer des attitudes et comportements empathiques.
Offrir de la formation continue aux personnes employées afin d’agir sur les facteurs modifiables qui les concernent, comme les connaissances, les compétences, les attitudes, et les stratégies de communication, semble aussi une avenue prometteuse pour offrir des services adaptés aux personnes aînées. Les stratégies de communication diversifiées et concrètes soulevées par nos participants sont cohérentes avec différents programmes de formation destinés aux interlocuteurs non familiers de personnes ayant des troubles de la communication (Tessier et al., Reference Tessier, Power and Croteau2020). La transposition de telles stratégies de communication dans le domaine de la bibliothéconomie semble toutefois novatrice. En effet, bien que le développement du personnel soit reconnu comme une priorité pour assurer un accueil adapté aux populations vieillissantes en bibliothèque (Lenstra et al., Reference Lenstra, Oguz and Duvall2020), l’exploration des documents et sites web de bibliothèques canadiennes révèle un manque de formation continue ou d’opportunités de développement professionnel destinées au personnel en ce qui concerne les interactions avec les personnes aînées (Dalmer, Reference Dalmer2017).
L’environnement: vers un meilleur accès à la bibliothèque et à l’interaction
Les résultats de la présente étude ont mis de l’avant le fait que différents facteurs relatifs à l’environnement peuvent influencer l’interaction entre les personnes aînées et celles employées en bibliothèque. De tels résultats rejoignent ceux de précédentes études soulignant que les caractéristiques de l’environnement physique et organisationnel de la bibliothèque peuvent influencer le déploiement de services dédiés aux personnes aînées. Par exemple, des limites dans l’espace ou le budget peuvent contraindre le développement de programmes pour les personnes aînées (Wynia Baluk et al., Reference Wynia Baluk, McQuire, Gillett and Wyatt2021) tandis que des initiatives pour adapter l’environnement physique à différents profils capacitaires (ex.: rampe pour fauteuil roulant) peuvent favoriser leur inclusion (Dalmer, Reference Dalmer2017).
Alors que la considération du rôle de l’environnement physique de la bibliothèque dans l’accessibilité et l’expérience de l’utilisateur n’est pas nouvelle (Etches et Schmidt, Reference Etches and Schmidt2017), l’explicitation du lien entre les caractéristiques de l’environnement physique et l’aisance avec laquelle une personne aînée pourra communiquer avec le personnel de bibliothèque semble novatrice. Des exemples rapportés par nos participants référant notamment aux impacts du type de couvre-sol révèlent la richesse et la pertinence d’accéder au savoir expérientiel de personnes aînées appartenant à différents profils.
Retombées de l’interaction: intermédiaire vers les pleins bénéfices de la bibliothèque
Selon nos participants, les deux principales attentes des personnes aînées et des personnes employées qui moduleront leur appréciation de l’interaction, sont: 1) d’obtenir ou de rendre le service demandé; et 2) que le contact soit agréable. Ces deux attentes rappellent les représentations dichotomiques utilisées en linguistique pour distinguer les fonctions du langage, notamment celles de Brown et Yule (Brown et Yule, Reference Brown and Yule1983) décrivant la fonction transactionnelle du langage, soit la transmission et l’échange de l’information, et la fonction interactionnelle, c’est-à-dire l’établissement et le maintien des relations. Pour certaines personnes aînées, la transmission réussie des informations souhaitées sera suffisante pour apprécier positivement l’interaction, tandis que pour d’autres, il sera nécessaire, voire prioritaire, que cette interaction soit aussi satisfaisante sur le plan relationnel. Cette façon de concevoir l’interaction en bibliothèque, comme allant au-delà d’une simple transaction de service, rejoint les trois piliers d’une bonne expérience utilisateur en bibliothèque, c’est-à-dire que les services sont à la fois utiles, utilisables et désirables (Etches et Schmidt, Reference Etches and Schmidt2017). La notion d’utilité des services (ex.: satisfaire un besoin) semble ainsi aller dans le même sens que notre résultat selon lequel les personnes s’attendent à ce que l’interaction permette d’obtenir un service. L’utilisabilité des services (ex.: ne causant pas de frustration) ainsi que leur désirabilité (ex.: vouloir utiliser les services) sont quant à elles comparables à l’attente d’une interaction agréable (Etches et Schmidt, Reference Etches and Schmidt2017).
Par ailleurs, lorsque l’interaction est vécue positivement par la personne aînée, cette dernière profite pleinement des bénéfices liés à l’activité à laquelle elle participe en bibliothèque, que ce soit de lire un livre, écouter de la musique ou assister à une conférence. Alors que de précédentes études ont décrit que pour les personnes aînées, la lecture peut constituer un moyen de s’évader de leur isolement ou de préserver leur vitalité (Rothbauer et Dalmer, Reference Rothbauer and Dalmer2018), notre contribution vient enrichir ces connaissances en mettant en évidence que de tels bienfaits peuvent dépendre d’interactions réussies avec le personnel. Ainsi, selon leur appréciation, ces interactions peuvent constituer soit une pierre angulaire, soit un point de rupture dans le parcours des personnes aînées vers l’accès aux activités en bibliothèque et les bénéfices qui en découlent.
Forces et limites
L’une des forces de la présente étude réside en son caractère novateur. Il s’agit de la première étude à explorer à la fois la perspective des personnes aînées et celle des personnes employées de bibliothèques afin de mieux comprendre leur perception et leurs expériences respectives de la communication. De plus, la diversification de l’échantillon de personnes aînées, notamment en termes de profils capacitaires et d’âge a permis d’avoir accès à une variété de perspectives et d’expériences en bibliothèque et ainsi favoriser une compréhension nuancée de leurs interactions avec des personnes employées. Ces efforts de diversification des profils des personnes aînées pourraient être poursuivis dans le cadre de futures études, notamment pour inclure d’autres dimensions incluant la diversité ethnoculturelle, sexuelle ou de genre.
Une limite de la présente étude consiste en une plus grande homogénéité de l’échantillon des personnes employées recrutées. Ainsi, bien que les personnes employées de l’échantillon occupassent différentes fonctions (ex.: bibliothécaire, commis, technicien.ne) certains types d’employés, dont les agents ou les agentes de sécurité, n’ont pu être recrutés. De plus, les personnes employées qui ont participé à notre étude semblaient avoir en commun un réel intérêt à travailler avec les personnes aînées. Ce biais de sélection pourrait s’expliquer par le fait que ce sont essentiellement ces personnes qui ont désiré prendre part à l’étude. Même si celles-ci semblaient avoir en commun des attitudes d’écoute ou d’empathie, elles ont tout de même rapporté des interactions qu’elles ont vécu plus négativement avec les personnes aînées ainsi que des « contre-exemples » de collègues ne partageant pas cette même aisance.
Applications du modèle théorique et conclusions
Le modèle théorique développé dans cette étude pourrait aider à formuler des recommandations pour améliorer la communication entre les personnes aînées et celles employées en contexte de bibliothèque. En effet, le modèle a permis de mettre en exergue des thèmes et des facteurs spécifiques aux personnes aînées, au personnel de bibliothèque ainsi qu’à cet environnement particulier. En ciblant les facteurs modifiables tels que les connaissances des personnes aînées quant au fonctionnement de la bibliothèque, les stratégies de communication utilisées par les personnes employées ou l’emplacement de certains comptoirs d’accueil, des recommandations peuvent être proposées. La formation des personnes employées à l’utilisation de stratégies de communication constitue l’une des différentes recommandations pouvant émaner de la présente étude et qui sont abordées dans un autre article (Martel et al., Reference Martel, Malo, Hallé, Le Dorze and Chesneau2024). Il serait important que de futures études s’attardent à développer, à implanter et à évaluer ces recommandations, et ce, dans une approche collaborative où l’équipe de recherche pourrait être constituée de personnes provenant des différents groupes concernées (ex.: personnes aînées, personnel, membres de la direction, équipe de recherche).
En plus de permettre une compréhension approfondie de l’interaction entre la personne aînée et la personne employée en contexte de bibliothèque, le présent modèle a le potentiel d’être adapté à d’autres groupes sociaux ou à d’autres milieux. Dans la foulée des démarches en cours pour faciliter les rencontres significatives entre les différents groupes culturels en bibliothèque (White et Martel, Reference White and Martel2022), de futures études pourraient chercher à transposer et à adapter ce modèle aux interactions entre les personnes nouvellement arrivées et issues de l’immigration et les personnes employées en bibliothèques. Une telle exploration permettrait par exemple de mettre en lumière la spécificité des connaissances, des besoins, des attentes, des attitudes et des stratégies des personnes immigrantes ainsi que tout autres facteurs relatifs à celles-ci et déterminant dans leurs interactions avec le personnel. Puis, dans l’objectif de soutenir l’inclusion des personnes aînées au sein des différents milieux qu’elles fréquentent, la transposition et l’adaptation de ce modèle à d’autres environnements tels que les institutions financières ou les épiceries devraient être étudiées pour cerner les facteurs qui influenceront les interactions entre les personnes aînées et le personnel dans ces contextes différents.
Pour terminer, la présente étude suggère qu’explorer les interactions entre les personnes aînées et le personnel rémunéré à partir de leur perspective a le potentiel de soutenir la mise en place d’actions futures favorisant une communication réussie entre ces personnes et, conséquemment, la participation sociale des personnes aînées. Ce projet illustre aussi les bénéfices d’avoir mené cette étude en interdisciplinarité. En effet, les domaines orthophoniques et bibliothéconomiques sont complémentaires et s’enrichissent mutuellement. Ainsi, alors qu’un éclairage orthophonique permet de s’attarder de manière plus spécifique à la communication au sein des interactions humaines, un éclairage bibliothéconomique contribue à positionner cette interaction comme l’un des différents points de contact de la personne aînée au sein d’une trajectoire plus vaste en bibliothèque. Pour continuer à progresser vers une société inclusive, il importe que les personnes issues de différents domaines et secteurs d’activités se concertent pour comprendre comment rendre une variété d’institutions propices à l’établissement d’interactions réussies et agréables avec les personnes aînées, de manière que celles-ci puissent atteindre la pleine participation sociale à laquelle elles ont droit.
Remerciements
Les autrices remercient les personnes aînées et les personnes employées participantes pour le partage de leur expérience, le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada pour le soutien financier (# 892-2020-3002) ainsi que Bibliothèque et Archives nationales du Québec.