Au xvie siècle, la Chine connut une augmentation spectaculaire, tant en volume qu’en fréquence, des prises de captifs dans ses régions frontalières. Nous en avons connaissance parce que les fonctionnaires postés aux marges de l’empire des Ming ont systématiquement compilé le nombre de captifs afin de témoigner de la brutalité des « barbares ». Cependant, au-delà de cet enregistrement qui visait à démontrer les intrusions étrangères, les fonctionnaires ne s’intéressaient guère au sort des captifs, comme si l’acte de capturer un individu n’avait d’autre but que d’intimider et d’humilier. Cet article entend montrer que l’indifférence à l’égard du sort des prisonniers a conduit à occulter le rôle pourtant essentiel des marchés du travail dans la colonisation, par la Chine, des hautes terres du Sud-Ouest à l’époque des Ming.
Mon analyse s’inscrit très largement dans le sillage de la thèse de James C. Scott sur la Zomia. Le chercheur états-unien situe le phénomène de la captivité dans les régions frontalières au cœur du mécanisme de construction et de déconstruction de l’État, en particulier dans le contexte des hautes terres de l’Asie du Sud-Est continentaleFootnote 1. En accordant une place majeure aux mouvements de population – qu’ils soient dus à la migration, à la capture ou à l’asservissement –, J. C. Scott propose de déconstruire le récit de civilisation classique. Son analyse relie deux trajectoires différentes : premièrement, le déplacement des populations des hautes terres vers les vallées à travers des formes de captivité et d’esclavage qui participent de la construction étatique ; deuxièmement, la fuite depuis les vallées vers la Zomia sauvage et montagneuse pour échapper à l’exploitation, les « fugitifs » concernés faisant en quelque sorte le choix politique collectif de l’absence d’État. Selon J. C. Scott, la volonté de rester « illisible » a façonné chaque aspect de la vie dans les hautes terres, de l’« agriculture d’évasion » à la fragmentation des structures sociales, en passant même par l’illitératie. Le choix délibéré des populations des collines d’échapper à l’emprise de l’État contredit radicalement le discours chinois traditionnel à propos de la « sinisation », qui suppose l’exact inverse, à savoir que la civilisation chinoise exerçait un attrait universel auprès des groupes ethniques situés en dehors de sa zone de contrôle immédiateFootnote 2. Au contraire, J. C. Scott insiste sur la superficialité de ces récits de civilisation et avance que les prétendus « barbares » ont quitté volontairement le giron du monde civilisé en choisissant d’échapper au regard de l’empire. Plutôt que d’attendre passivement la civilisation, les barbares « sans voix » étaient en fin de compte passés maîtres dans « l’art de ne pas être gouverné »Footnote 3.

Figure 1 La Zomia, massif continental du Sud-Est asiatique
Source : Jean Michaud, « Editorial – Zomia and Beyond », Journal of Global History, 5-2, 2010, p. 187-214, ici p. 215. L’article de J. Michaud contient une analyse des différentes approches concernant l’étendue et la définition de la Zomia.
De manière paradoxale, cette thèse est à la fois productive et réductrice. En présentant les populations des hautes terres comme dotées d’une inclination naturelle pour l’anarchie, J. C. Scott suggère que la fragmentation géographique était la seule option viable à leur disposition. Cela soulève une question cruciale : comment expliquer que ces populations n’aient pas cherché à construire d’ÉtatFootnote 4 ? Et, si elles avaient choisi cette voie, comment une forme de résistance déprédatrice aurait-elle pu se manifester dans le contexte écologique particulier de la Zomia, marqué par un relief accidenté et des foyers de peuplement dispersés ?
L’étude du phénomène de la captivité au xvie siècle dans les régions montagneuses de l’empire des Ming offre un point d’observation particulièrement efficace pour aborder ces questions. Occupant les hautes terres qui correspondent aujourd’hui au sud du Sichuan et au nord du Ghizou, ces prétendus « anarchistes » des montagnes ont en réalité amorcé un processus de formation étatique agressive qui a dicté les termes de la politique frontalière. Loin des populations illettrées et fuyant l’État décrites par J. C. Scott, ces gens des collines ont activement emprunté à l’empire son art de gouverner et ses techniques agricoles pour alimenter leurs désirs d’expansion. Ces emprunts se sont accompagnés de l’acquisition de sujets de l’empire des Ming, qu’il s’agisse de migrants volontaires ou de personnes capturées. Dans ces hautes terres faiblement peuplées, la bataille contre la colonisation impériale des Ming prit ainsi la forme d’une concurrence pour la main-d’œuvre.
Ces conclusions conduisent à réévaluer l’histoire de la captivité dans les régions montagneuses sous les Ming en dépassant la seule critique empirique de la thèse de J. C. Scott. Elles introduisent en particulier une dimension analytique cruciale qui fait défaut aux recherches actuelles : la force de travail. En effet, la capture, l’asservissement et la migration revêtaient une grande importance y compris pour les populations des collines, où la construction de l’État était bien moins avancée que dans les régions des basses terres, étroitement contrôlées par les Ming. Après tout, les individus n’étaient pas que des pourvoyeurs de main-d’œuvre, mais des dépositaires de connaissances, de compétences et de liens sociaux – autant de ressources essentielles pour construire un régime et rivaliser. En outre, à l’instar des travailleurs manuels, ces catégories de main-d’œuvre moins évidentes – dont on pouvait exploiter les compétences intellectuelles, militaires, spécialisées, relationnelles ou reproductrices – pouvaient également s’acquérir par la capture. Faire de la main-d’œuvre une grille d’analyse permet d’avoir une vision plus large de la capacité d’action des populations des collines, ne se limitant pas au choix binaire entre fuite et reddition. Les peuples des collines ont non seulement édifié de nouveaux régimes en capturant des travailleurs, mais ils ont également mis à profit leurs compétences militaires en servant comme mercenaires pour le compte de puissances rivales.
L’économie du travail me semble être un cadre plus efficace pour saisir la dynamique multilatérale de la Zomia à l’époque des Ming qu’une analyse reposant sur des sentiments nébuleux tels que les affinités avec la culture chinoise ou le rejet de celle-ciFootnote 5. Plutôt que la manifestation d’une opposition binaire entre sinisation et évitement de l’État, les choix opérés par les populations des collines de cette époque étaient guidés par une économie active d’acquisition de main-d’œuvre qu’elles avaient appris à manier à leur avantage. Cette économie était principalement fondée sur deux formes interconnectées d’acquisition de main-d’œuvre, à savoir la capture et le recrutement de compétences. La distinction entre ces deux modalités était souple et fluctuait en fonction des tendances dominantes de la demande et de l’offre. Dans un contexte de forte demande, les captifs pouvaient faire valoir leurs connaissances et leurs aptitudes, et bénéficier d’une mobilité ascendante. La concurrence intense entre l’empire des Ming et les régimes de la Zomia favorisa l’émergence d’un marché de la main-d’œuvre et des compétences très dynamique, à tel point que des individus classés comme « captifs » dans des documents de l’administration Ming étaient en fait des collaborateurs volontaires cherchant à faire progresser leur carrière professionnelle. Tout comme il est réducteur de penser que les communautés des régions montagneuses étaient par essence anarchistes, il est problématique d’établir des distinctions rigides entre coercition et consentement. Mettre au premier plan les échanges de main-d’œuvre transfrontaliers permet de contourner le problème de l’intentionnalité des acteurs historiques, souvent insaisissable, et de saisir de façon plus nuancée les logiques politiques, économiques et sociales sous-jacentes de l’expansion coloniale des Ming dans la Zomia.
Deux études de cas : une nouvelle entité et une ancienne seigneurie
Deux facteurs ont profondément influencé le fonctionnement de l’économie du travail dans la Zomia sous la dynastie Ming. Tout d’abord, alors que les hautes terres du Sud-Est asiatique faisaient face à une pénurie persistante de main-d’œuvre, le régime des Ming était confronté au problème inverse, à savoir un excédent démographiqueFootnote 6. La surpopulation dans le centre de l’empire a nourri un flux régulier de colons vers les régions frontalières. Du fait de cette pression démographique, les Ming, dont l’empire était principalement constitué de plaines et de vallées, n’avaient pas besoin de capturer ou d’asservir des populations pour couvrir les besoins de main-d’œuvre de leur système de production agricole. Au contraire, la recherche de terres arables incita les colons à se déplacer vers de nouvelles zones géographiques, repoussant les populations indigènes vers des régions montagneuses encore plus reculées. Afin de lutter contre cette expansion, les communautés des hautes terres intensifièrent le recours à la capture et à l’asservissement d’individus, à la fois pour accroître leur stock de main-d’œuvre et pour acquérir les compétences et les connaissances qui leur permettraient de rivaliser avec les régimes des basses terres. Le second facteur réside dans le gouvernement indirect historiquement mis en place dans les montagnes du Sud-Ouest par les empires chinois en inféodant des seigneurs autochtones en tant que tusi 土司 (fonctionnaires natifs). Ce système garantit un degré de semi-autonomie qui permit l’éclosion de traditions politiques diverses. Je défends l’idée que ces traditions ont offert de réelles alternatives à l’évitement de l’État lorsque les communautés autochtones furent soumises à la pression de l’expansionnisme des MingFootnote 7.
Du fait de ces deux facteurs – asymétrie démographique et décentralisation politique –, l’économie du travail dans la Zomia de l’époque des Ming fut déterminée par l’interaction complexe entre pressions démographiques et stratégies politiques. Chacune des deux études de cas qui suivent met en lumière l’un de ces facteurs. À première vue, elles semblent n’avoir que peu en commun : la première concerne un régime récemment instauré dans les collines, la seconde, un gouvernement local implanté de longue date. Le Duzhang 都掌 désignait une entité politique non étatique des collines qui entreprit de se doter d’un État au xvie siècle, en grande partie en réaction aux visées coloniales du voisin Ming. Quant à la ville de Bozhou 播州, elle avait été fondée en 876, cinq siècles avant le début de la dynastie Ming en 1368 ; elle développa une culture si sophistiquée que les Ming s’efforcèrent de la « barbariser » après l’avoir vaincue militairement.
Les débuts de l’histoire du Duzhang cadrent parfaitement avec le récit de J. C. Scott sur la Zomia : on y trouvait de nombreux groupes non hiérarchisés (dont on estime le nombre à plusieurs centaines) qui avaient fui le contrôle étatique des Ming en s’implantant dans des zones montagneuses inaccessibles. Cependant, en réponse à l’arrivée de vagues de colons chinois aux xve et xvie siècles, le Duzhang s’est écarté du modèle de la Zomia tel qu’esquissé par le chercheur états-unien, s’engageant dans un processus actif de construction de régime et d’expansion territoriale. Ce processus fut marqué par une campagne agressive de raids contre des villages Ming. Le Duzhang s’empara d’humains, ainsi que d’animaux, à la fois pour obtenir une force de travail agricole et pour accumuler du capital grâce à la vente de captifs. Dans l’analyse qui suit à propos du développement du Duzhang, je mettrai en évidence le rôle essentiel qu’ont joué la capture et la migration d’individus, appartenant ou non à des groupes han, dans les nouvelles ambitions impériales de l’entité.

Figure 2 Situation du Duzhang et de Bozhou
Légende : Détail de la Figure 1 ci-dessus.
Des cas comme celui du Duzhang ne représentent cependant qu’une partie du phénomène de construction étatique dans les hautes terres au xvie siècle. Le tusi de Bozhou possédait non seulement de vastes ressources, tel le bois, mais aussi des traditions politiques remontant à une période bien antérieure à la fondation de la dynastie Ming. Aux yeux des dirigeants de Bozhou, l’État Ming était un acteur récent dont la présence dans la région était discontinue et principalement concentrée le long des routes postales mises en place pour relier les relais, les garnisons militaires et les colonies au centre de l’empire. Plus important encore, le contrôle exercé par les empereurs chinois de différentes dynasties sur les possessions de Bozhou avait jusque-là été au mieux superficiel, sinon purement symbolique. Les autochtones étaient habitués à être gouvernés par leur tusi. Ici, l’expansion impériale des Ming n’allait donc pas de soi.
Si l’on gratte le mince vernis du pouvoir Ming, la légitimité civilisationnelle de Bozhou était d’ailleurs reconnue par de nombreux déserteurs han, y compris par certains membres de l’élite éduquée qui n’hésitaient pas à franchir la frontière en quête d’une carrière politique plus prometteuse que celle qu’ils pouvaient escompter dans le cœur de l’empire, où les examens impériaux très sélectifs limitaient les places au sein de l’appareil d’ÉtatFootnote 8. Par conséquent, les Ming parvinrent difficilement à endiguer la fuite des cerveaux vers le territoire de Bozhou ; ils eurent également du mal à la présenter de façon convaincante comme un acte d’« auto-barbarisation ». Confrontée à ce dilemme, la cour impériale de Pékin comprit que le recours au droit pouvait être un outil efficace pour limiter les pouvoirs et les prérogatives des tusi. Pour le dire autrement, en encourageant les sujets de Bozhou à déposer des plaintes contre leurs chefs tusi, les Ming réussirent de fait à fomenter des dissensions internes et donc à saper la stabilité du territoire. Cette stratégie affaiblit Bozhou de manière significative, avant que n’éclatât un conflit à grande échelle en 1599. La guerre mit fin non seulement à sept siècles de gouvernement quasi autonome de Bozhou, mais également au prestige dont l’entité jouissait dans l’univers culturel des Ming. Autrefois révérés comme les descendants de fonctionnaires han de haut rang, après la guerre, les habitants de Bozhou se virent re-ethnicisés en tant que « barbares indigènes ». Ce déclassement spectaculaire montre à quel point le fait de désigner un groupe comme fan 番 (barbare) relève à la fois d’un biais culturel et d’une construction politique.
Si les populations des collines de la Zomia sous la dynastie Ming ne manifestaient aucune hostilité envers la construction étatique, l’absence d’État demeurait néanmoins une option. Ce fut notamment le cas des Miao, que l’on retrouve dans les deux études de cas que j’ai menées. Réputés pour leur bravoure militaire, les Miao devinrent de fait des mercenaires travaillant pour le plus offrant dans la région. L’absence d’État les affranchissait de toute allégeance politique et leur statut d’« électron libre » leur procura de nombreux avantages dans un contexte très disputé. Engagés par le Duzhang pour combattre les troupes Ming, ces soldats miao se forgèrent une telle réputation que, quelques décennies plus tard, lors de la guerre entre les Ming et Bozhou, les deux camps cherchèrent à les enrôler. Les Ming, enrichis par l’afflux d’argent venu du Nouveau Monde, pouvaient les payer en monnaie sonnante et trébuchante. Le tusi de Bozhou, quant à lui, leur fit miroiter des terres et des femmes, confisquées à ses propres sujets. Plutôt que d’adopter une ligne purement statofuge, les Miao collaborèrent étroitement avec différentes entités politiques, tirant parti de leur rivalité. Leur intelligence politique offre une explication alternative à leur dispersion géographique : celle-ci ne résultait pas de leurs tentatives d’échapper à l’emprise de l’État, mais était dictée par leurs carrières de mercenaires.
Ces deux études de cas permettent d’apprécier plus finement les stratégies et les motivations des acteurs historiques, qu’il s’agisse des indigènes ou des nouveaux arrivants. Au xvie siècle, lorsqu’un grand nombre de colons chinois s’établirent, encouragés par un régime puissant, les options qui se présentaient aux populations de la Zomia ne se limitaient pas à l’assimilation, la rébellion ou la fuite. La création d’un régime était une alternative réelle et réalisable. En outre, dans la mesure où ces entités politiques rivalisaient avec l’empire des Ming pour capter la main-d’œuvre et les personnes qualifiées, un nouvel espace d’options politiques s’ouvrait aux indigènes comme aux sujets de l’empire, en particulier les lettrés formés à l’art de gouverner. Ils pouvaient choisir de fuir de l’autre côté de la frontière ou bien de rester et de collaborer après avoir été capturés. Si, à l’instar des Miao, ils étaient doués pour la guerre, ils pouvaient offrir leurs services en tant que mercenaires et négocier avec des régimes rivaux.
En analysant ces histoires sous l’angle de la captivité, la question demeure celle de populations en mouvement contraintes de faire des choix dans un environnement hostile. Toutefois, l’analyse ne se concentre désormais plus sur l’anarchie et l’évitement de l’État, mais sur le marché du travail et le trafic d’êtres humains spécialisés dans des tâches de toutes natures : agricole (paysans), technique (artisans), militaire (Miao), reproductive (femmes) et politique (lettrés). Cette nouvelle approche met en évidence des niches historiques jusqu’alors restées dans l’ombre des grands récits simplificateurs sur les empires et la civilisation. Elle permet d’attribuer aux individus ayant laissé peu de traces dans les archives une plus grande marge de manœuvre, au-delà du choix binaire entre fuite et soumission. Les avantages de cette vision plus large de l’agentivité historique ne sont pas que méthodologiques. La conclusion de l’article montrera qu’elle permet également aux historiens et historiennes d’échapper à une lecture téléologique de l’expansion coloniale des Ming dans la Zomia.
Le Duzhang 都掌 : captivité et construction de régime
L’expansion du Duzhang au xvie siècle reposait sur la prise de captifs. Des centaines de milliers de prisonniers, han comme miao, furent ainsi capturées au cours de raids répétés dans les six districts voisins. Leur force de travail ne se limitait pas seulement aux activités manuelles et aux tâches serviles : le Duzhang permit également à des captifs qualifiés de s’intégrer à la communauté, voire de gravir l’échelle sociale, ce qui altéra radicalement la structure de pouvoir du régime et aboutit à une composition ethnique très hétérogène.
Dans les ténèbres interdites
La première mention connue du Duzhang apparaît dans un document du xie siècle relatant l’attaque du district, en 677, par de puissants groupes indigènesFootnote 9. À la fin du même siècle, le gouvernement chinois commença à reconnaître le Duzhang comme une alliance constituée de « dix-neuf noms » ; des incohérences dans les archives laissent cependant penser que cette configuration pouvait fluctuer. Des groupes associés au nom de Duzhang établirent progressivement leur domination dans la région, jusqu’à se voir accorder, en 1270, des titres officiels de chefs indigènes par la dynastie mongole YuanFootnote 10. Bien qu’on en sache peu sur sa composition ethnique, il est évident que le Duzhang parvint systématiquement à conserver son autonomie vis-à-vis du régime en place en Chine ; du moins jusqu’à l’avènement de la dynastie Ming.
Après le départ des Mongols, le Duzhang et de nombreux groupes non han du Sud-Ouest prêtèrent allégeance à la dynastie Ming nouvellement établie. Toutefois, à la différence de la plupart de leurs voisins qui reçurent des titres de tusi et bénéficièrent d’une autonomie relative, le Duzhang fut contraint d’être administré directement par les Ming, probablement en raison de la structure décentralisée de son pouvoir qui empêchait la nomination d’un chef vassalisé. Cette situation exceptionnelle, réservée habituellement aux zones peuplées en majorité par des Han, fut synonyme de grandes difficultés pour les habitants du Duzhang, qui devaient désormais payer des impôts. L’incorporation à l’empire causa un tel bouleversement qu’elle déboucha sur un conflit long de deux siècles.
Dans le cadre de cette réorganisation, le territoire du Duzhang fut divisé en dix xiang 鄉 (districts), chacun comptant une population recensée et soumise à l’impôt. Les dix xiang, dont six se trouvaient dans les montagnes et quatre dans la vallée, furent placés sous la juridiction du district de Rong 戎縣 dans le SichuanFootnote 11. Les différences explicites entre les noms donnés aux districts de montagne et à ceux de la vallée suggèrent que les fonctionnaires Ming étaient tout à fait conscients des effets du relief sur les manières de gouverner la régionFootnote 12. Les communautés implantées dans les plaines étaient réputées plus faciles à administrer, car le « relief plat ne fournit pas d’endroit pour s’échapper ou se cacher » (pingyan butao wusuo ni 平衍逋逃無所匿). À l’inverse, les habitants des montagnes résidaient dans des poches reculées d’un territoire inaccessible, un relief si rude que « toute tentative de le comprendre pleinement est vaine » (jiao ao bu ke qong jie 窔奧不可窮詰)Footnote 13. Cette opacité impossible à surmonter n’est pas sans rappeler ce que J. C. Scott présentait comme une caractéristique de l’anarchie de la Zomia : des communautés statofuges s’efforçant d’échapper à la surveillance des puissants États des vallées, en l’occurrence celui des Ming, qui à son tour percevait cette invisibilité comme une menace.
Les fonctionnaires Ming ont relevé la structure politique non étatique du Duzhang formée par un vaste réseau de centaines de tribus, une autre caractéristique associée à la Zomia. Ces groupes participaient collectivement à l’entretien d’une forteresse militaire défensive à Xingwen 興文 (province du Sichuan), réputée imprenable du fait de son implantation dans les hautes montagnes. La forteresse était à l’origine connue sous le nom de Jiuxing 九姓 (Neuf noms), probablement en référence au Jiuxing zhangguan si 九姓長官司 (Bureau du chef indigène des Neuf noms) situé à proximité. Fortement impressionnés par le caractère acéphale de cette structure et par sa capacité à se scinder et à bâtir des entités collatérales, les observateurs renommèrent la forteresse Jiu si 九絲 (Neuf soies), la complexité des fils de soie symbolisant l’intrication des tribusFootnote 14.
L’absorption du Duzhang dans le giron des Ming ne se fit pas sans heurts. Dès 1394, des soulèvements d’intensité variable éclataient régulièrement, et les décennies suivantes furent quasiment toutes marquées par un conflit majeur. Au début, ces troubles locaux étaient qualifiés de façon ambiguë de « brigandage » dans les sources Ming. En 1449, un fonctionnaire natif de la région fut dépêché sur place pour mener des investigations. Sa maîtrise des dialectes locaux lui permit d’aboutir à la conclusion que la cause profonde de la fréquence des révoltes était la taxation mise en place à la suite de l’incorporation formelle du Duzhang dans l’empire des MingFootnote 15.
Le ressentiment contre les impôts semble ainsi avoir provoqué toute une série de soulèvements contre les Ming. En 1439, le commissaire militaire régional Ming Wang Gao王杲 négocia une trêve entre des Han installés de longue date et des chefs non han (Han Yi xianglao 漢夷鄉老) dans le district de Rong. Conformément aux coutumes locales, des pierres furent enterrées pour sceller le serment. Cependant, en 1450, un nouveau conflit éclata entre les communautés han et non han, ces dernières affirmant : « Chaque année, les Han envoient des fonctionnaires dans les villages pour collecter du riz en guise d’impôt et nous plongent dans la misère. Nous n’avons pas d’autre choix que de chercher à nous venger. » Ils pendirent le fonctionnaire en charge à un arbre avant de le tuer et ils brûlèrent les bureaux du districtFootnote 16.
La Monographie du district de Gong (Gongxian zhi 珙縣誌) relate qu’en 1464, Zhou Hongmo 周洪謨 (1420-1492), natif de Gong et alors lecteur honoraire de l’Académie Hanlin (Hanlin shidu 翰林侍讀), aurait proposé de redonner la responsabilité de l’administration locale aux autochtones :
Les barbares ont déjà leurs chefs. Je propose de sélectionner des barbares de bonne réputation et de leur accorder le titre de zhangguan si 長官司 (agent en chef). Ils rendraient compte au préfet de Xuzhou 敘州 tout en administrant les peuples tribaux. Les résidents han resteraient sous la juridiction des agents de la fonction publique Footnote 17.
La cour de Pékin approuva la proposition de Zhou et envoya le censeur en chef chargé des enquêtes Wang Hao 汪浩 (1417-1473) et le commissaire en chef Rui Cheng 芮成 pour mettre en œuvre ces changements. La population indigène se serait montrée enthousiaste à l’idée de recouvrer son autonomie et tout semblait se dérouler comme prévuFootnote 18.
Cependant, alors même que les sceaux destinés à officialiser les nominations des tusi étaient fondus à Pékin, Wang Hao prit une décision radicale. Par une ruse, il attira 270 chefs indigènes dans un lieu isolé et les fit massacrer jusqu’au dernier. L’embuscade et le massacre ébranlèrent le Duzhang, qui riposta immédiatement. Les survivants firent mine de se rendre aux officiers Ming qui baissèrent la garde. Les hommes du Duzhang parvinrent ainsi à tuer plus de 5 000 soldats Ming, puis commirent pillages et massacres le long du fleuve en clamant leur désir de dévorer la chair de Wang Hao. Pris de panique, celui-ci fit parvenir à la cour de fausses déclarations de victoire, tout en mettant la pression sur les magistrats locaux pour qu’ils ne révèlent pas la vérité. Bien entendu, cette situation chaotique entraîna l’abandon de la proposition de revenir à un gouvernement indirect. En 1467, la cour des Ming envoya une armée sur place qui contraignit les habitants du Duzhang à se réfugier dans les montagnes et les affama jusqu’à leur redditionFootnote 19.
L’opposition farouche de Wang Hao à l’idée de deux administrations distinctes pour les populations han et duzhang s’expliquait à la fois par ses ambitions personnelles et par des influences extérieures. Après la répression militaire, il fut accusé d’avoir délibérément suscité le conflit pour s’attirer les honneursFootnote 20. Si la première phase de l’enquête écarta les soupçons de faute, Wang Hao fut par la suite reconnu coupable de corruption et d’abus de pouvoir, et banni de la région, après le retrait de ses titres officielsFootnote 21. Sa chute fut si remarquable qu’il figure dans les Instructions impériales publiées par l’empereur Xianzong des Ming comme exemple de fonctionnaire cupide et sans scrupuleFootnote 22.
Tandis que la cour de Pékin voyait la cupidité de Wang Hao comme une manifestation classique de la faiblesse humaine, les monographies locales en firent une tout autre analyse. Selon elles, son goût de l’argent n’était pas qu’un défaut de caractère, mais bel et bien la manifestation d’un projet politique. Influencé par la rhétorique convaincante des colons han, qui considéraient qu’une administration indigène était contraire à leurs intérêts, Wang Hao aurait cédé à leurs « mots doux » et volontairement saboté le rétablissement d’un gouvernement autochtoneFootnote 23.
Quel était l’enjeu pour les colons han ? Bien qu’à l’origine, le Duzhang ait pratiqué le système de l’agriculture sur brûlis, ou essartage, la principale source de revenus de la population avait commencé à évoluer au tournant du xve siècle. En 1435, la majorité était passée à l’agriculture sédentaire, sans que cette mutation de la production agricole n’affectât la structure politique, toujours caractérisée par une division du pouvoir entre des centaines de chefsFootnote 24. Les vastes étendues de terres arables exploitées par les populations du Duzhang attisèrent rapidement la convoitise des colons han, ainsi que d’autres groupes ethniques migrants depuis d’autres régions. Par exemple, en 1480, une guerre éclata entre le Duzhang et les Lolo blancs (Bai Luoluo 白玀玀), des « barbares » politiquement acéphales fuyant par milliers le Guangxi. Il est tout à fait possible que cet exode ait été déclenché par la bataille aux gorges de la Grande Vigne (1465), un autre épisode de répression brutale et de dispersion de populations indigènes par les Ming une décennie plus tôt. L’arrivée de nouveaux groupes non han au Duzhang eut pour effet d’exacerber la concurrence pour les terres et les ressourcesFootnote 25.
Les raisons derrière la tentative de confiscation des terres impliquant Wang Hao apparurent clairement lorsqu’en 1467, immédiatement après la répression militaire menée par les Ming au Duzhang, le commandant en chef proposa de partager les terres conquises et de les placer sous le contrôle de l’ÉtatFootnote 26. En d’autres termes, sans l’obstruction de Wang Hao, une fois la proposition d’administration séparée de Zhou Hongmo mise en œuvre par la cour, les colons han n’auraient plus eu accès aux terres sous domination autochtone. Les complots, les tromperies et le carnage avaient donc eu pour seul motif la concurrence pour s’approprier les terres arables.
La guerre marqua profondément la mémoire collective du Duzhang. Bien que les populations du Duzhang n’aient laissé aucune trace textuelle, leur ressentiment contre l’empiètement de l’État Ming continua à circuler à travers le folklore jusqu’au xxe siècleFootnote 27. Dans les années 1980, les districts de Gong 珙 et de Xingwen 興文 ont publié une série de recueils de folklore sur le Duzhang, au sein desquels l’on trouve un très grand nombre de détails corroborés par les sources Ming d’époque. Dans le conte « La ville de Jiusi » (Jiusi cheng 九絲城), les locaux se souvenaient encore, cinq siècles après les événements, d’un empereur Ming brutal qui avait massacré leurs ancêtres et les avaient chassés de leur terre natale fertile dans les hautes montagnes. Cela confirme ce que J. C. Scott a observé à propos du folklore de la Zomia, à savoir que la migration et la fuite y sont des thèmes courants. Toutefois, ce conte raconte l’histoire du seul point de vue des populations du Duzhang, dépeignant la rencontre entre les Ming et les Duzhang comme une confrontation empreinte de méfiance et de tromperieFootnote 28.
Les causes mystérieuses de la dureté de l’empereur Ming envers les Duzhang y occupent une place centrale. Le conteur anonyme affirme qu’elle était liée au fait que les habitants du Duzhang parlaient un dialecte différent et refusaient de payer des impôts. Cela n’avait toutefois rien d’inhabituel : les sujets Ming parlaient aussi une grande variété de dialectes et beaucoup d’entre eux se rebellaient contre les taxes de temps à autre. Mais replacé dans son contexte, le sens métonymique du récit folklorique commence à apparaître. Les plaintes des Duzhang contre les impôts traduisaient en fait un rejet de ce que cette imposition représentait : l’administration directe des Ming. Dans la bataille politique autour de l’administration directe, les dialectes étaient le principal argument cité en faveur d’une administration séparée. Zhou Hongmo l’expliquait ainsi :
La cour impériale mit en place une bureaucratie tournante dont les fonctionnaires ne connaissaient pas les langues des indigènes et étaient incapables d’apprécier leur situation. Par conséquent, leurs subordonnés se comportèrent de manière sévère et tyrannique, au point de provoquer une rébellion de la population locale Footnote 29.
La barrière de la langue favorisait les mauvais traitements de la part des autorités et rendait l’administration directe intenable. Le fait que Zhou insiste sur les problèmes de communication, plutôt que sur les différences ethniques, est frappant. En effet, dans cette rivalité pour les terres cultivables, les intérêts économiques prenaient le pas sur les différences ethniques et brouillaient l’opposition entre Han et non-Han. Ce sont davantage les intérêts économiques, les affiliations religieuses et le pouvoir militaire des Ming qui conduisirent populations autochtones et migrants à nouer des alliances et à lutter ensemble entre les xve et xvie siècles.
Une alliance trans-ethnique
De tous les nouveaux arrivants au Duzhang, les colons han semblaient les plus agressifs, d’autant qu’ils bénéficiaient de l’appui des forces militaires Ming. Leur domination pourrait avoir poussé les groupes non han à s’allier, la pression des colons l’emportant sur les dissensions internes. En 1514 eut lieu un autre soulèvement, cette fois sous l’étendard d’une nouvelle foi réunissant différents groupes de Bo 僰, Yi 羿, Miao 苗 et Lolo 猓. Leur chef, Pu Fa’e 普法惡, affirmait que son fils était la réincarnation de Maitreya et se faisait appeler « Seigneur barbare ». Son charisme tenait beaucoup à son impressionnant bagage multiculturel : Pu maîtrisait très bien la langue chinoise et connaissait la magie et les talismans taoïstesFootnote 30. Il correspond au profil de ces prophètes millénaristes, décrit par J. C. Scott, qui étaient parvenus à unifier différents groupes ethniques pour qu’ils fissent cause commune contre l’expansionnisme des MingFootnote 31.
Le corpus religieux de cette nouvelle foi est très peu documenté, les chercheurs et chercheuses ignorant jusqu’à son nom, et les sources chinoises reflètent évidemment un point de vue extérieur. Pour les observateurs Ming, le culte semblait né dans le seul but de combattre les soldats Ming. Son chef distribuait des amulettes censées protéger ceux qui les portaient : il suffisait aux adeptes, armés de ce pouvoir magique, de dégainer leurs épées pour que les têtes des soldats tombent immédiatement. Les fidèles recevaient également un drapeau réputé avoir le pouvoir de décimer une armée entièreFootnote 32.
Pourquoi les militaires Ming suscitaient-ils autant de colère et de crainte ? Leur présence à la frontière ne se limitait pas à assurer le maintien de la paix, mais servait également à former des colonies agricoles. La structure institutionnelle de l’empire des Ming visait à créer des établissements militaires autonomes le long des frontières pour réduire au maximum la logistique incombant à l’État. Par conséquent, l’armée elle-même était régulièrement impliquée dans des conflits fonciers entre colons han et indigènes, mais aussi entre différents groupes de colons han. Le fait que l’armée ait des intérêts considérables dans la propriété foncière empêchait également l’État Ming d’arbitrer les conflits de manière impartiale et sapait l’autorité de la cour aux yeux des populations locales.
À la fin de l’année 1515, un différend portant sur un lopin de terre allait mettre le feu aux poudres. Les populations locales des collines – désormais connues sous le nom de yibu 夷部 (groupe barbare), probablement en raison de leur ralliement à un chef spirituel commun – disputaient un terrain à un réfugié han chassé de sa ville natale, Su Heng 蘇衡, qui cherchait à s’installer à la frontière. En dépit de plusieurs procès, le conflit n’était toujours pas résolu et le chef Pu Fa’e profita de la colère populaire pour inciter les groupes non han à se venger. Des centaines de colons han furent tuées au cours du carnage. Cette flambée de violence conduisit tous les groupes non han de la région à se rebeller et des centaines d’entre eux attaquèrent les garnisons et les villes, non sans piller des propriétés, tuer des colons, brûler leurs maisons et leurs champs, et « usurper » des titres impériauxFootnote 33.
Né d’un différend territorial non résolu, le conflit dura plus de deux ans, en dépit des tentatives des autochtones pour faire la paix avec les Ming. Leurs efforts de conciliation furent une fois de plus sabotés par les Chinois locaux, lorsqu’un groupe de miliciens assassina le chef Ah Gao 阿告, qui avait pris la succession de Pu Fa’e tué au combat, alors même qu’il venait se rendre. Le meurtre pourrait avoir été motivé par l’argent ou par la perspective de bénéfices réputationnels : tuer un chef ennemi s’avérait bien plus prestigieux que d’accepter sa redditionFootnote 34. Il est également possible que les milices locales aient estimé qu’une trêve avec les indigènes fut contraire à leurs intérêts. Peu après la mort d’Ah Gao, les milices décrétèrent une forte hausse des impôts fonciers et saisirent la terre de ceux qui s’étaient rendus pour la donner à d’« autres ». Les bénéficiaires étaient de toute évidence leurs alliés, mais aucun élément ne permet de dire avec certitude s’ils étaient han ou non. Ce qui est certain, cependant, c’est que parmi les terres saisies se trouvaient celles de colons han. L’un d’entre eux, Xie Wenyi 謝文義, un migrant fraîchement arrivé, mobilisa les autres propriétaires spoliés et déclencha une rébellion à la tête de 2 000 personnes, parmi lesquelles se trouvaient certainement des paysans à la fois han et non han dont la milice s’était emparée des terresFootnote 35.
Jusqu’alors, la confiscation de terres avait dominé la politique et les conflits locaux. Les migrants han et non han récemment arrivés, qui travaillaient comme métayers pour les Duzhang, avaient littéralement été évincés par les colons Ming soutenus par l’armée. En réaction, ils s’étaient unis, ignorant leurs différences ethniques, et avaient formé une alliance politique hybride autour de la figure d’un chef millénariste. Cependant, à partir de la disparition de Pu Fa’e, les événements ne coïncident plus avec le récit que J. C. Scott propose de la Zomia. L’alliance hybride perdura et le Duzhang s’engagea dans un processus formel de construction étatique, cette fois-ci indépendamment de toute affiliation religieuse. Ce changement de trajectoire radical aggrava les échauffourées dans la région et finit par déboucher sur une guerre totale avec les MingFootnote 36.
Au cours des années 1540, l’accaparement de terres fit place à la capture d’êtres humains dans la région. Le Duzhang provoqua ouvertement les Ming en attaquant des bureaux locaux et en kidnappant des lettrés et des fonctionnaires. Porté par cet élan d’expansion, il étendit son emprise sur de vastes pans de territoire et fit de très nombreux captifs, ce à quoi l’empire répondit par une violence croissante. En 1573, les Ming déclenchèrent une vaste offensive militaire, mobilisant une armée de 140 000 hommes contre un ennemi dont les effectifs étaient estimés à 20 000 combattants. Malgré une écrasante supériorité en hommes et en armes, avec notamment des arquebuses portugaises (Yiwu bing huochong 義烏兵 火 銃), il fallut six mois aux Ming pour conquérir le Duzhang. Mais l’investissement en valait la peine : plus de 200 000 mu de terres fertiles (soit environ 13 500 hectares) passèrent sous leur contrôleFootnote 37. Avec la mise en place d’une politique stricte d’assimilation forcée, les Duzhang cessèrent d’exister dans les documents officiels à partir de ce moment, même si, encore aujourd’hui, des groupes prétendent en être les descendantsFootnote 38.
Une telle escalade de la force militaire obligea les administrateurs Ming à justifier une guerre coûteuse auprès de la cour de Pékin. Des fonctionnaires en poste à la frontière comme Zeng Xingwu 曾省吾 (gouverneur en chef du Sichuan) et Yu He 於鶴 (magistrat du district de Chengdu) étaient tout à fait conscients que le Duzhang s’était radicalement transformé pendant leur mandat. L’afflux important de populations, captives et immigrées, marquait selon eux un tournant. Ils étaient particulièrement préoccupés par l’exode des sujets Ming vers le Duzhang. Comme Yu He le constatait, avec l’aide de nombreux transfuges chinois han, « les barbares Du d’aujourd’hui ne sont plus ce qu’ils étaient autrefois ». Et de poursuivre :
Ces dernières années, la descendance [des Duzhang] s’est multipliée de jour en jour, tout comme ses captifs. Ils ont érodé [notre] territoire quotidiennement et contrôlé une bande de terre de plus en plus large. Les fugitifs [Ming] se sont également regroupés jour après jour, et leur faction s’est ainsi développée. Leurs connaissances deviennent chaque jour plus ingénieuses et leurs stratagèmes plus complexes Footnote 39.
Les « connaissances » introduites par les transfuges Ming suscitèrent des inquiétudes particulières, dont la plus grave concernait l’expression de l’ambition politique du Duzhang. Par exemple, au début du règne de Wanli (1572-1620), un chef duzhang, Ah Gou 阿苟, aurait porté des robes-dragon, un vêtement réservé aux hauts dignitaires et aux nobles. Son comportement était calqué sur le protocole impérial. Il se déplaçait ainsi dans un char tiré par quatre chevaux, à l’ombre d’un grand dais, accompagné par des joueurs de tambour et de flûte le long de la routeFootnote 40. L’exécution minutieuse de ces rituels impériaux exigeait des compétences particulières. Contrairement à Pu Fa’e, les sources n’évoquent pas la double culture de Ah Gou ; ce dernier avait donc probablement appris l’étiquette grâce à des conseillers chinois. Ce genre de démonstration ne traduisait peut-être pas tant la sinisation du Duzhang que l’adoption stratégique de techniques de gouvernement han afin d’attirer davantage de sujets Ming de l’autre côté de la frontière. Au lieu de se soustraire au regard impérial, le Duzhang l’affrontait directement. La prolifération des « rois » autoproclamés et leur appropriation délibérée des symboles impériaux Ming – une forme très lisible de défiance politique – étaient une revendication publique de souveraineté et un défi direct adressé à l’État des Ming.
Cet afflux de Chinois han mêlait captifs (civils et lettrés) et migrants volontaires. Les rapports officiels sur les transfuges han font état de bandits recherchés, de délinquants militaires (cherchant probablement à échapper à la conscription) et de civils de l’intérieur s’étant enfuis vers le territoire du DuzhangFootnote 41. Leur nombre était important : à la fin de la campagne du Duzhang, les « barbares » ne représentaient que la moitié des prisonniers de guerre faits par les soldats Ming, les autres étant tous des Chinois hanFootnote 42 attirés au Duzhang par diverses perspectives d’ascension sociale (terres, emplois et même pouvoir).
Comme le notait Zeng Xingwu, « récemment, les criminels han ont tous fui au Duzhang et les plus intelligents sont devenus conseillers principauxFootnote 43 ». Pour les fonctionnaires postés à la frontière au milieu du xvie siècle, cet afflux de compétences chinoises han en vint à caractériser le Duzhang ennemi. Les transfuges han (ou « criminels en exil », comme les Ming les appelaient) les plus célèbres étaient Fang San 方三 et Ah Yao’er 阿么兒, que les différentes sources Ming décrivent comme des bandits ou des détenus en cavale, ou comme de simples civils. Ces deux statuts n’étaient en réalité pas incompatibles : la recherche a depuis longtemps montré que le banditisme offrait aux paysans un emploi hors saison dans les régions les plus déshéritéesFootnote 44. Quoi qu’il en soit, les prouesses martiales des deux transfuges leur valurent le respect des populations locales et, en tant qu’« adoptés » (yizi 義子), ils accédèrent à de hautes fonctions grâce à de nouvelles relations de parentéFootnote 45. Dans les légendes locales, cependant, l’identité han de Fang San disparut, tout comme d’autres aspects du personnage historique ; il y apparaît en effet sous les traits de la plus jeune sœur de Ah Da 阿大 et de Ah Er 阿二, deux rois autoproclamés à l’instar de Ah GouFootnote 46. Bien que la raison exacte de ce changement de sexe ne soit pas claire, il est très intéressant de noter que, dans les deux types de récit – sources administratives et traditions folkloriques –, la parenté constitue l’élément fondamental de la collaboration interethnique.
Qu’est-il advenu des captifs chinois moins instruits ? L’expansion du Duzhang ne s’est pas uniquement faite par l’intégration de transfuges han dans ses sphères dirigeantes, même si celle-ci peut certainement expliquer l’évolution du style de gouvernement (notamment l’adoption d’un plus grand nombre de rituels chinois). Cherchant activement à développer sa base agricole, le Duzhang avait aussi besoin de main-d’œuvre, de terres et d’argent, autant de ressources qu’il put acquérir par des raids afin de faire de nouveaux prisonniers. Comme l’observa Zeng Xingwu, l’expansion du Duzhang reposait sur une double dynamique : « Ils cultivaient avec ardeur leur territoire tout en menant fréquemment des raids à l’extérieurFootnote 47. »
Au plus fort de sa domination territoriale, le Duzhang se livra à des captures massives de villageois. Feng Chengneng 馮成能, commissaire administratif de la province du Sichuan (Sichuan buzhengshi 四川布政使), décrivit la « barbarisation » de sa juridiction en ces termes : « […] sur une superficie de plusieurs centaines de li, des hommes et des femmes de l’aristocratie ont été capturés, privés de leurs coutumes civilisées et transformés en barbaresFootnote 48 ». En cas de forte résistance, les Duzhang massacraient toute la population et n’épargnaient que les jeunes. Par exemple, en 1571, les villageois avaient construit une forteresse défensive face à l’attaque du district de Changning menée par des milliers d’hommes sous les ordres de Ah Da et Ah Er. Après leur défaite, seuls 30 ou 40 jeunes furent épargnés et emmenés au Duzhang, tandis que le reste des 350 villageois fut exécutéFootnote 49. Dans la plupart des rapports officiels, cependant, il n’existe aucune trace de discrimination au moment de la capture. Dans une autre attaque sur Jiangan, selon la correspondance de Zeng avec un représentant du cabinet, plus de 1 700 femmes et hommes furent capturés et tous les villages incendiés. Les pertes furent si catastrophiques que les fonctionnaires n’envoyèrent pas de rapport à Pékin par crainte de représaillesFootnote 50. Dans sa correspondance personnelle, Zeng relate également ses entretiens avec des captifs han libérés lors de la campagne contre le Duzhang : beaucoup témoignent du fait que les attaques se soldaient fréquemment par la capture de 600 à 700 habitantsFootnote 51.
Cette stratégie d’accaparement total des Han eut des effets désastreux sur le moral de ceux qui restaient. Si toute la communauté était détruite et capturée, il n’y avait guère d’intérêt à résister. Les colons han commencèrent à considérer les Ming comme une cause perdue et la « barbarisation » comme inéluctable, ce qui entraîna de nombreuses redditions volontaires. Zeng pensait que c’était là la véritable raison pour laquelle, à son époque, la population du Duzhang avait connu une forte augmentation : celle-ci ne résultait pas de l’accroissement naturel, mais des captures forcées et des redditionsFootnote 52. Ici, il faut évidemment tenir compte des biais inhérents aux rapports des fonctionnaires Ming. Comme nous l’avons vu plus haut, de nombreux colons chinois nourrissaient du ressentiment envers les militaires et les fonctionnaires Ming, dont le comportement était tout aussi prédateur, sinon plus, que celui des Duzhang. De fait, les fonctionnaires Ming reconnurent que « sous la menace des Duzhang, les civils Ming [avaient] fui vers leur territoire et combattu les soldats Ming aux côtés des DuzhangFootnote 53 ». Ces attitudes témoignent d’un niveau plus avancé d’alliance interethnique en vertu de laquelle certains migrants han avaient intérêt à la survie du régime du Duzhang. Quelle qu’ait été la motivation des sujets Ming à se soumettre volontairement, il est clair que l’empire subit une importante perte de sa population dans les régions frontalières.
Qu’a fait le Duzhang de tous ces prisonniers chinois han ? En plus d’exploiter les aptitudes et les connaissances des plus compétents, qui en échange bénéficièrent d’une promotion sociale, le Duzhang utilisa également ses prisonniers chinois pour gonfler la main-d’œuvre agricole dont il avait tant besoin et garantir ainsi un approvisionnement alimentaire stableFootnote 54. Les moins chanceux étaient convertis en capital financier, selon deux processus. Certains étaient vendus à d’autres tribus indigènes après qu’on leur avait coupé les cheveux et arraché les dentsFootnote 55. Par ces altérations physiques (qui comprenaient aussi des tatouages et des perçages corporels), ou simplement par un changement de vêtements, les sujets chinois Ming étaient transformés en membres d’une « tribu étrangère » (Yizu 異族). Ces marqueurs ethniques ou de groupe étaient plus faciles à manipuler que des caractéristiques raciales telles que la couleur de la peau. Comme c’était monnaie courante chez les Mongols dans le Nord et chez les pirates le long des côtes, les Duzhang envoyèrent ces nouveaux « barbares » sur le front pour subir le plus gros des attaques de l’armée des Ming. Ils en faisaient, en somme, de la chair à canonFootnote 56. Si ce type de marquage physique participait de l’assimilation des captifs han, il permettait dans l’autre sens aux soldats Ming « d’encaisser » la prime militaire qui récompensait la capture des Duzhang. Cette deuxième forme de trafic de captifs était courante aux marges de l’empire des Ming (y compris à ses frontières côtières et du Nord-Ouest) : le système de récompense militaire monétisait les prisonniers et conduisait à de fréquentes fraudes. Ainsi, des soldats Ming livraient des captifs han marqués physiquement en les faisant passer pour des barbares afin d’obtenir des paiements en espècesFootnote 57.
Le travail humain pouvait également être monétisé d’autres manières, notamment par le recrutement de soldats miao, réputés pour leur bravoure militaire. Selon les rapports officiels, entre 500 et 600 soldats miao étaient au service du DuzhangFootnote 58. Les fonctionnaires Ming peinaient à comprendre de quoi était faite cette alliance : certains pensaient que les Miao étaient à la solde du Duzhang, et d’autres qu’ils avaient été contraints de collaborerFootnote 59. À la même époque, les Ming eux-mêmes avaient commencé à recruter des soldats miao pour des campagnes contre les pirates le long des côtes, pratique qui s’est probablement développée à la faveur de la migration des Miao dans le sud du Sichuan, donnant lieu à une nouvelle forme de marché du travailFootnote 60. Comme nous allons le voir, la compétition pour recruter ces mercenaires allait devenir encore plus intense lors de la campagne contre Bozhou, les deux belligérants cherchant à s’adjuger leurs services.
Ces différentes formes d’acquisition de main-d’œuvre (embauche, capture, migration) ont rendu le régime du Duzhang très composite, une caractéristique qui se reflète encore dans le folklore plusieurs siècles plus tard. Dans les légendes recueillies au cours des années 1980, la fraternité entre alliés han et miao dans la guerre du xvie siècle occupe une place importante, avec des détails historiques étonnants. Presque tous les noms des transfuges han peuvent ainsi être vérifiés dans les documents officiels Ming, la seule modification significative étant le changement de sexe et d’ethnie de Fang San. Cependant, bien que les récits de la guerre de 1573 soient parsemés de références à leurs « frères » miao et han, les relations des Duzhang avec ces derniers étaient beaucoup plus compliquées. Tout en reconnaissant que les Chinois han ont apporté une aide significative à leurs « frères » Duzhang, les contes populaires attribuent principalement la défaite et l’extinction finale du régime à la trahison des collaborateurs hanFootnote 61. « La guerre de Jiusi », par exemple, accuse directement Liu Xiang 劉祥. Ce dernier avait été généreusement accueilli par le chef des Duzhang, qui lui avait même donné sa plus jeune sœur Ah San en mariage. Cependant, lors de la nuit de noces, Liu Xiang envoya un message codé à l’armée Ming, qui déclencha aussitôt une attaque. La plupart des Duzhang étant trop ivres pour résister, la forteresse invincible tomba aux mains des soldats MingFootnote 62.
D’autres relations interethniques complexes ont également laissé des traces dans le folklore. Les Lolo, par exemple, avaient mené une importante guerre contre les Duzhang à la fin du xve siècle et ils s’étaient rangés de nouveau du côté des Ming lors de la campagne de 1573Footnote 63. Dans une histoire intitulée « Les neuf sceaux et les neuf lampes » (Jiu keyin he jiu zhandeng 九顆印和九盞燈), un homme du nom de You Qili 游七里 (You était un nom répandu chez les Lolo) s’en était pris au travailleur bo Ah Mo 阿墨, dont il avait même tué le père. Des travailleurs bo proches de Ah Mo voulurent se venger et, curieusement, un travailleur han du nom de Gou Wenzhong 苟文仲 se joignit à euxFootnote 64. Bien que cette relation complexe s’inscrive sans doute dans la longue histoire de l’hostilité entre Lolo et Bo, il est fascinant de constater que, d’un point de vue vernaculaire, l’accent est mis sur le positionnement social des protagonistes plutôt que sur leur appartenance ethnique. Les rapports d’alliance ou d’hostilité entre les groupes étaient davantage fondés sur les positions sociales (esclaves, captifs, métayers) que sur l’identité ethnique, laquelle – comme le montre la pratique consistant à altérer l’apparence physique des captifs pour obtenir des récompenses – pouvait être superficielle et aisément modifiable.
Les Duzhang ne pouvaient consolider leur pouvoir et asseoir leur régime qu’en acquérant de la main-d’œuvre. La superstructure politique que nous appelons « État » était avant tout définie par la communauté qui sous-tendait son pouvoir et sa richesse. Pour former un nouvel État, il fallait disposer de main-d’œuvre, de connaissances et de compétences plus diversifiées, et pour ce faire il fallait acquérir celles-ci soit par la migration volontaire, soit par la capture forcée, soit en échange d’une compensation matérielle. Le nouvel État du Duzhang put voir le jour grâce à l’agrégation d’une nouvelle main-d’œuvre qui avait transcendé les frontières ethniques poreuses et se composait de Han, Miao et Lolo. Il en fut de même pour Bozhou, où l’ethnogenèse se produisit après une guerre contre les Ming, et non avant. Le prétendu « royaume barbare » contre lequel l’État Ming disait mener une guerre était en fait un régime hybride créé par la combinaison de flux de migration, de prise et de commerce de captifs.
Bozhou : une civilisation barbarisée
Les flux de populations prirent une forme différente à Bozhou, au sud-est de la région où vivaient les Duzhang. Comme le Duzhang, Bozhou cessa d’exister en tant qu’entité politique à la fin de la dynastie Ming et ses habitants furent assimilés à des barbares. Cependant, leur histoire avait commencé de manière très différente : loin d’être un régime « invisible » des montagnes, Bozhou était un royaume resplendissant, dont la culture et la légitimité étaient reconnues. La capture de prisonniers n’était pas nécessaire à son expansion ; bien au contraire, c’est sa prospérité et son ouverture qui attiraient de nombreux migrants han sur son territoire.
Un palais resplendissant
La différence entre Bozhou et les mystérieux habitants des montagnes du Duzhang est parfaitement illustrée par un roman publié au Sichuan juste après la guerre menée par les Ming contre le tusi rebelle Yang Yinglong 楊應龍 en 1600. Après avoir mobilisé 240 000 hommes en un laps de temps record, l’empire des Ming remportait sa dernière grande victoire militaire avant de s’effondrer. Cette opération militaire de grande envergure a laissé dans son sillage une mine de documents de la main des principaux généraux et fonctionnaires qui y avaient pris part. Pour autant, la lecture du roman en question, publié sous le pseudonyme de Xuan Zhen Zi et intitulé Histoire de la triomphale guerre de conquête de Bozhou (Zheng Bo zoujie zhuan 征播奏捷傳), offre un point de vue unique. Le livre, écrit en langage familier, et non dans le chinois classique des documents officiels, fut probablement imprimé juste après la guerre au Rocher de Wangxian à la gorge Wu 巫峽望仙岩. Du fait de la situation de la maison d’édition, le long d’une importante route militaire conduisant à Bozhou, les auteurs et les éditeurs avaient probablement eu accès à des informations de première main. Si le roman est rempli d’intrigues fantastiques, il inclut également de copieux documents de cour pour renforcer son authenticité, ce qui donne un récit où se mêlent langue administrative et langue vernaculaireFootnote 65.
Le roman débute par une brève description de la richesse de Bozhou, surpassée seulement par celle de l’empereur Ming. Le personnage principal, Yang Yinglong, fait son apparition et annonce son souhait de s’installer dans une résidence correspondant mieux à son pouvoir et à son statut : « Un grand palais recouvert de carreaux vernissés » (liuli dadian 琉璃大殿). Bien que le roman présente le palais comme ayant été construit en très peu de temps, on ne trouve aucune trace d’une architecture ostentatoire de ce type, ni dans les documents historiques ni dans l’acte d’accusation officiel dans lequel les représentants de l’État s’étaient efforcés de rassembler autant de charges que possible contre le tusi Yang YinglongFootnote 66. On peut donc penser que le palais est un dispositif narratifFootnote 67. De fait, l’image d’un palais translucide et resplendissant ancre fermement cette histoire d’ambition impériale dans sa splendeur matérielle. Enfin, ce palais fictionnel ne cadre pas avec la thèse de la Zomia. Il symbolise un rejet manifeste de l’invisibilité, un geste de défiance tel que les Ming se voient, dans le roman, contraints de répondre par la force militaire – une décision coûteuse que la cour avait, jusqu’alors, tenté d’éviter.
L’image fictionnelle de la vanité avec laquelle le livre s’ouvre sert également l’objectif déclaré du roman : adresser une leçon morale au lecteur. Dans le post-scriptum, l’auteur reconnaît qu’il a manipulé la réalité, mais il justifie cette manipulation comme le moyen opportun d’atteindre un but, à savoir la mise en scène du vice et de la vertuFootnote 68. Dans l’accomplissement de cette mission morale, l’embellissement littéraire – et même l’invention pure et simple – n’est pas considéré comme un défaut, mais plutôt comme une stratégie délibérée et autorisée.
L’image du palais de Yang Yinglong constituait une violation flagrante des lois somptuaires considérées comme sacrées par l’État des Ming. Elle symbolisait sa corruption morale et justifiait la guerre entreprise par les Ming et la destruction du tusi de Bozhou auprès d’un large lectorat. Le roman témoigne également d’une transformation majeure dans la politique des Ming. Encore au milieu du xvie siècle, la guerre et les affaires de la cour étaient en effet considérées comme l’apanage des élites au pouvoirFootnote 69. À partir du début du xviie siècle, un public de lecteurs, de plus en plus nombreux, se mit à revendiquer l’accès aux affaires d’État. Les éditeurs se firent un plaisir de répondre à cette demande en proposant des récits accessibles en langue vernaculaire. Bien que plusieurs romans et pièces de théâtre semblent avoir vu le jour après la campagne menée contre Bozhou, seule l’Histoire de la triomphale guerre de conquête de Bozhou a été conservéeFootnote 70.
Un autre détail de ce palais imaginaire mérite que l’on s’y attarde. La construction d’un édifice aussi grandiose nécessitait des fonds et une main-d’œuvre qualifiée. Comme la fortune de Yang rivalisait, dit-on, avec celle de l’empereur Ming, on peut penser que les fonds ne manquaient pas. Mais la main-d’œuvre, en particulier la main-d’œuvre qualifiée nécessaire pour une architecture aussi sophistiquée, pouvait être plus difficile à trouver dans une région frontalière. Or, tandis que le narrateur décrit avec force détails les raids menés par Yang dans les régions voisines afin de lever des fonds pour financer sa folie architecturale, sans doute pour renforcer la leçon morale destinée aux lecteurs, l’élément qui posait réellement difficulté, à savoir la main-d’œuvre qualifiée, est présenté comme facilement disponible. D’un simple claquement de doigts, Yang mobilise instantanément un groupe d’artisans hautement spécialisés :
Après son annonce, Yinglong envoya Zhao Shideng fixer une date pour commencer la construction et fit immédiatement appel à des artisans en activité. Des artisans de diverses spécialités furent convoqués : des artisans qualifiés (gongshi jiang 工師匠), un maître de la boue et de l’eau, un maçon, un maître terrassier (tugong jiang 土工匠), un fabricant de briques et de tuiles, un sculpteur de palais, un étameur, un broyeur de jade, un orfèvre, un maître perleur, un affûteur de ciseaux, un charpentier, un maître scieur, un tailleur de pierre, un fabricant de laque, un peintre en bâtiment, un argentier, un forgeron, un chaudronnier, un tisserand de lattes de bambou, un tisserand de rotin. Ces artisans se réunirent, planifièrent leur construction à une date propice et achevèrent rapidement le Grand Palais de Lazurite. Le palais est splendide et bien poli, un spectacle très différent des résidences civiles Footnote 71.
Ce scénario fictif renvoie à une question qui préoccupait réellement les fonctionnaires de l’époque. Comment « une terre de barbares », telle que la qualifiaient les autorités Ming, pouvait-elle posséder un tel réservoir de compétences ? Aux yeux de la cour impériale, c’était précisément là le problème. Dès 1487, les fonctionnaires avaient constaté un afflux continu de sujets Ming vers Bozhou et avaient commencé à intervenir sur le plan juridique, dans un conflit sur lequel nous reviendrons plus en détail ci-dessousFootnote 72.
Les Yang de Bozhou faisaient remonter leur inféodation à l’année 725, six siècles avant l’essor des Ming, ce qui les distinguait nettement des barbares anonymes luttant pour le pouvoirFootnote 73. Les Yang avaient vécu l’ascension et la chute des empires Tang (618-907), Song (960-1279) et Mongol Yuan (1271-1368), et avaient parfaitement réussi à s’adapter à leurs différents styles de gouvernement. Une fois consolidé le contrôle des Ming sur la région, ils avaient rapidement identifié le type de lisibilité culturelle le plus susceptible d’être compris par le nouveau régime. Quoique situés à la périphérie la plus reculée de l’empire et visiblement éloignés des élites culturelles du Jiangnan, les Yang parvinrent à obtenir le soutien de Song Lian 宋濂 (1310-1381), éminent érudit et bras droit du fondateur de la dynastie Ming, malgré ses origines modestes et sa condition de paysan analphabète. Song Lian rédigea une préface à la généalogie de la famille Yang reliant les Yang de Bozhou à l’influente famille militaire Yang, célèbre sous la dynastie Song. Les liens attestés entre les deux étaient pour le moins ténus, mais l’intention sous-jacente était claire : placer le tusi de Bozhou sur la carte culturelle des lettrés Ming du centre impérial. Cette maîtrise experte des normes politiques chinoises han par les dirigeants de Bozhou – tout comme leur capacité à acquérir et à déployer du capital culturel – définit les termes sur lesquels les fonctionnaires Ming furent contraints d’établir un dialogue avec cette entité politique frontalière sophistiquée. L’État Ming adopta vis-à-vis de Bozhou une posture résolument différente de celles qu’il avait adoptées vis-à-vis des autres chefferies du Sud-Ouest, en privilégiant les cadres juridiques et les procédures bureaucratiques dans ses interactions avec le tusi.
Extension du système juridique Ming
Grâce à un document daté du milieu de l’époque Ming, nous disposons d’un éclairage sur ce type d’intervention juridique. Il s’agit du Mémorandum relatif aux enquêtes sur les affaires de Bozhou et à leur résolution (Kanchu Bozhou shiqing shu 勘處播州事情疏), rédigé par un censeur enquêteur du nom de He Qiaoxin 何喬新 (1427-1502)Footnote 74. Ce dernier avait été envoyé à Bozhou en 1486 pour s’informer sur une rivalité entre deux frères, Yang You 楊友 et Yang Ai 楊愛. Yang You, le fils aîné du tusi, mais dont la mère était une concubine, avait perdu son titre au profit de son frère cadet, fils légitime pour sa part. Pour lui offrir une compensation, leur père, Yang Hui 楊輝, qui avait envoyé des troupes combattre avec l’armée Ming lors de la campagne victorieuse contre le Duzhang près des montagnes Daba 大壩山 en 1474, comprit qu’il pouvait étendre son contrôle dans la région récemment libérée par les troupes Ming et y établir un nouveau bureau de pacification à Kaili (Kaili anfu si 凱里安撫司), et lui en confier la gestionFootnote 75. Pour ce faire, en 1476, Yang Hui inventa une rébellion miao et s’appuya sur une force militaire Ming pour éradiquer les villages miao existants, en attribuant le « succès » de la campagne à Yang You. Il donnait ainsi l’impression à la cour impériale que Yang You avait « pacifié » un soulèvement miao et que la charge de garder la frontière chaotique entre l’empire des Ming et les Miao lui revenait naturellementFootnote 76.
Cependant, la solution imaginée par Yang Hui pour résoudre le conflit ne fit qu’exacerber les querelles entre les deux frères, qui firent tous les deux appel à leurs alliés au sein de l’administration Ming du Sichuan pour présenter leurs accusations à Pékin. Les Miao, qui avaient été déplacés, cherchèrent également à reconquérir leurs anciens territoires. Entre 1476 et 1486, les fonctionnaires locaux envoyèrent de nombreux mémoires à Pékin pour demander un soutien militaire afin de pacifier la région miaoFootnote 77.
Le décès de Yang Hui en 1483, alors que la crise de succession n’était pas résolue, porta un coup à l’influence politique de la famille Yang à Bozhou. Sa mort aurait été commémorée par plus d’un millier d’éloges funèbres de la part de la noblesse locale, ce qui témoigne de son vaste réseau social parmi l’élite au pouvoirFootnote 78. Ni Yang You ni Yang Ai ne disposaient d’un tel capital politique et leur conflit interminable finit par éveiller les soupçons de Pékin. En 1485, la cour impériale envoya deux fonctionnaires au Guizhou, le censeur enquêteur Deng Yang 鄧庠 (1447-1524) et le directeur adjoint du ministère de la Guerre, Fei Xuan 費瑄 (1435-1498), pour mener des investigations sur les rebelles miao. Évidemment, ils ne trouvèrent aucune trace d’un quelconque soulèvement.
Contrairement à ce qu’avaient affirmé les officiers militaires locaux, les inspecteurs de la cour découvrirent que les Miao étaient victimes de l’agressivité des Yang et désireux de prêter allégeance aux Ming. La collusion entre le tusi et certains officiers militaires de haut rang suscita une vive préoccupation au sein de la cour, qui dépêcha une deuxième équipe d’enquêteurs, dirigée par He Qiaoxin, moins d’un an plus tard. Les inquiétudes de Pékin étaient fondées : le problème ne fit que s’aggraver au cours du siècle suivant, les garnisons militaires suivant un processus que Michael Szonyi a qualifié de « localisation »Footnote 79. En bref, les soldats en poste, issus de familles militaires héréditaires, furent autorisés à faire venir leur famille sur leur lieu d’affectation et s’enracinèrent progressivement dans la région. Les fonctionnaires civils comprirent que la clef permettant de manœuvrer entre les Chinois han et les populations autochtones était détenue par les officiers militaires. En effet, si ces derniers incarnaient la présence de l’État Ming à la frontière, ils étaient néanmoins originaires de la région et entretenaient des liens étroits avec les notables locaux, ce qui les amenait à pactiser avec les chefs tribaux au détriment des colons chinois han et de l’État Ming.
La première enquête menée en 1485 donna raison aux Miao et sanctionna les officiers militaires impliqués. C’est immédiatement après ce jugement, en 1486, que He Qiaoxin fut envoyé au Guizhou pour mener une deuxième enquête, cette fois-ci sur le conflit entre Yang You et Yang Ai, qui s’accusaient mutuellement de subversion (Yang You reprochait notamment à Yang Ai de se prétendre l’empereur du Sud). Il trancha en faveur de Yang Ai, le tusi régnant, bien qu’il fût le fils le moins favorisé de Yang Hui, et parvint ainsi à éviter une probable guerre civile. Le fait d’avoir réussi à désamorcer un conflit de succession au moyen de poursuites judiciaires renforça la confiance de la cour dans la possibilité de régler juridiquement les affaires de Bozhou.
Les investigations de He l’amenèrent à suspecter l’institution du tusi dans son ensemble et le poussèrent à aller bien au-delà de sa mission initiale : son très long mémoire liste plus d’une centaine d’infractions commises par les deux frèresFootnote 80. Cet effort méticuleux visant à établir un acte d’accusation légal contre les Yang dépasse largement le cadre de la lutte de pouvoir interne pour le tusi de Bozhou. Si les tusi prétendaient se soumettre politiquement à la cour des Ming, le mécanisme réel de leur subordination n’avait après tout jamais été précisé, et encore moins codifiéFootnote 81. Les affaires signalées par He donnent ainsi un bon aperçu de la notion complexe de souveraineté impériale dans la Chine de l’époque moderne. Du point de vue des Ming, deux problèmes se trouvaient au cœur des violations commises par les Yang : les mauvais traitements infligés aux sujets de Bozhou (coups, esclavage, meurtres, etc.) et l’atteinte aux intérêts économiques des Ming (non-versement des impôts, contrebande, exploitation minière et forestière illégale, etc.). La vigilance de l’État sur les ressources humaines et naturelles de Bozhou avait été constante. He citait ainsi des violations remontant aux années 1420, ce qui laisse penser que le gouvernement local avait régulièrement conservé des documents afférents à ces problèmes. En d’autres termes, la « lisibilité » et la gouvernabilité du tusi de Bozhou étaient désormais traduites en termes juridiquesFootnote 82.
L’inventaire dressé par He des infractions juridiques commises par le tusi de Bozhou met l’accent sur l’asile accordé à des migrants illégaux. Cela distingue nettement Bozhou du cas du Duzhang. Au lieu d’individus capturés par la force et aux mains d’une puissance tribale, l’État des Ming était ici principalement confronté à des sujets fuyant de leur propre gré la juridiction impériale. Il commença donc par intervenir en restreignant l’autorité des chefs de Bozhou sur la personne de leurs sujets. La première infraction documentée des Yang concernait l’achat d’hommes indigènes (tumin 土民), qui avaient été castrés et employés comme domestiques. Le service des eunuques étant exclusivement réservé à l’empereur, la conduite du tusi constituait une grave atteinte juridique au pouvoir Ming, dans la mesure où il mutilait les corps de ses sujets en s’arrogeant une prérogative impériale.
He affirme notamment que ces individus achetés s’étaient montrés pleinement conscients des infractions qu’ils commettaient, mais qu’ils avaient néanmoins choisi de résider dans le foyer des Yang, s’en rendant ainsi les complicesFootnote 83. Cette présomption de conscience légale est présente tout au long de son mémoire et pèse ainsi à la fois sur les chefs et sur leurs subordonnés. Si cette manœuvre rhétorique servait à renforcer l’argumentation juridique de He contre les Yang, elle était aussi un démenti du trope « barbare » si profondément ancré dans le discours officiel des Ming. Plutôt que de présenter Bozhou comme un espace sauvage et non civilisé, le mémoire de He le reconnaît implicitement comme un domaine juridiquement intelligible, et donc comparable à l’institution impériale des Ming.
L’un des principaux domaines couverts par la vaste réglementation juridique des Ming était le travail. L’un des chefs de Yang Hui, par exemple, fut accusé d’avoir détourné des fonds du bureau des messageries et d’avoir asservi un homme issu d’une famille de messagers. En outre, le frère dudit chef avait contraint la fille d’un palefrenier d’un relais de poste à travailler dans sa résidence, d’où elle s’était ensuite échappée. Si l’esclavage était depuis longtemps pratiqué parmi les populations autochtones de Bozhou, en particulier le groupe Yi, la législation Ming imposait désormais des restrictions strictes à cette pratique. Les Ming avaient également étendu les garanties juridiques aux colons nouvellement arrivés. En 1480, Yang You avait été accusé d’avoir saisi des terres et des étangs piscicoles appartenant à des autochtones ainsi qu’à des colons han situés en dehors de la juridiction de Bozhou. Il fut reconnu coupable, car les personnes impliquées étaient enregistrées en dehors de Bozhou.
Les poursuites judiciaires énumérées par He introduisirent de nouveaux concepts de droit à Bozhou et, ce faisant, modifièrent fondamentalement les dynamiques politiques locales. Un détail dans la dernière affaire citée ci-dessus est particulièrement révélateur : la plupart des infractions de Yang You n’ayant rencontré aucune résistance, car probablement considérées comme relevant de la coutume, il est frappant de constater que lorsqu’il s’appropria les rizières d’un migrant han, Yuan Erbao 袁二保, ce dernier menaça de porter plainte contre lui au bureau de l’administration locale. La simple menace de poursuites judiciaires avait suffi pour que Yang You rende une partie de ses terrains à YuanFootnote 84. Si, pour les civils ordinaires, la menace d’un procès pouvait offrir une certaine protection contre le tusi tout-puissant, on imagine aisément comment elle pouvait encourager un chef de village à contester l’autorité de son seigneur. En outre, l’appareil judiciaire Ming avait non seulement introduit la connaissance du droit, mais aussi la technologie du contentieux. Dans le conflit de succession avec son frère, on conseilla à Yang You de réviser sa plainte initiale contre Yang Ai, car « ces allégations ne suffisent pas à éveiller les soupçons de la cour ». « Il serait préférable de fabriquer des discours et des poèmes trompeurs qui exposent ses intentions séditieuses », était-il préciséFootnote 85.
En effet, ce qui finit par déclencher le conflit qui allait conduire à la guerre totale entre les Ming et Bozhou en 1599, plus d’un siècle après le rapport de He, fut un procès intenté par les « pétitionnaires aux sept noms » (zoumin qixing 奏民七姓), autrefois les plus fervents partisans de la suzeraineté de Yang Yinglong à Bozhou. Les incursions juridiques incessantes des Ming avaient progressivement fourni à cette alliance les armes dont elle avait justement besoin pour se retourner contre son maître. La consolidation agressive du pouvoir par Yang après son avènement en 1573 incita les chefs de village à demander réparation devant la cour des Ming. Ce procès fut l’aboutissement de la stratégie menée pendant deux siècles par les Ming pour affaiblir les chefs de Bozhou par le droit, et non par la force. Confronté à la perspective d’une poursuite judiciaire imminente, Yang n’eut d’autre choix que d’entamer une guerre totale contre les Ming, qui allait mettre fin à sept siècles de règne de sa famille à BozhouFootnote 86.
Une ethnogenèse accidentelle
Le recours à la loi s’est toutefois avéré être une arme à double tranchant, car certaines conséquences n’avaient pas été anticipées. Ironiquement, l’adoption par les Ming d’une approche légaliste limita leur champ d’action lors du processus de réinstallation après guerre. La proclamation de la victoire sur Bozhou en 1601 déclencha une frénésie de confiscations de terres, à l’instar de ce qui s’était passé au lendemain de la guerre contre le Duzhang en 1573. Lors de ce précédent, l’appropriation généralisée des terres agricoles du Duzhang par la noblesse du Sichuan avait suscité une vive inquiétude dans la capitale. Le Grand Secrétaire Zhang Juzheng 張居正 (1525-1582) s’était inquiété du fait que ce pillage incontrôlé pouvait entraîner une instabilité sur le long terme et inciter à de futures rébellions. En réponse, l’État avait mené une politique d’assimilation complète, cherchant à éradiquer toute trace résiduelle de l’identité distincte du DuzhangFootnote 87.
À Bozhou, en revanche, l’État Ming avait entretenu une culture légaliste si profondément enracinée qu’il semblait lié par ses propres principes. La conscience qu’avait la population locale de ses droits limitait encore davantage les marges de manœuvre de l’État. Plutôt que d’imposer une assimilation forcée, les fonctionnaires déclarèrent que les Ming reconnaîtraient les droits des sujets de Bozhou à revendiquer leur part des terresFootnote 88. Cela posait une difficulté technique, plus que politique : comment les fonctionnaires pouvaient-ils vérifier l’identité des ayants droit de Bozhou ? Aucune caractéristique physique ne les distinguait des colons han ou d’autres groupes tribaux tout aussi désireux d’acquérir les terres fertiles de Bozhou. Les sujets de Bozhou partageaient cependant un dialecte distinctif connu sous le nom de Yang Bao yu 楊保語, que les fonctionnaires Ming utilisèrent comme outil pour authentifier les identités et valider les demandes de terres. Selon certains spécialistes, cette communauté dialectale donna plus tard naissance au groupe ethnique des Yang Huang 佯僙, qui fut admis, en 1990, en tant que Maonan zu 毛南族 – l’un des 56 groupes ethniques officiellement reconnus en République populaire de ChineFootnote 89. En ce sens, la nomenclature administrative des Ming a peut-être contribué involontairement à une phase précoce de l’ethnogenèse des Maonan. L’émergence d’une nouvelle désignation ethnique, Yang Bao zi 楊保子, au début du xviie siècle, marqua une rupture significative avec la reconnaissance antérieure, par les Ming, de l’ascendance chinoise prestigieuse de la lignée des Yang de Bozhou. Ce processus d’« ethnicisation de l’autre » ne se limita pas à Bozhou ; d’autres régions frontalières de l’empire furent concernées par des dynamiques similaires. Dans le Nord, par exemple, les fonctionnaires frontaliers avaient progressivement marginalisé les Mongols sinisésFootnote 90 – une évolution qui coïncida avec un phénomène similaire d’émigration hors du territoire Ming, par-delà la Grande Muraille.
Cette transition ne se fit pas de manière brutale. La position des Yang au sein de l’ordre civilisationnel Ming avait déjà commencé à s’éroder en 1487, lorsque He Qiaoxin soumit son rapport concernant le conflit de succession à Bozhou. Tout en reconnaissant explicitement que les Yang étaient les descendants de Yang Duan, qui avait émigré de Taiyuan, une ville située au cœur de la culture chinoise, il avait ajouté une mise en garde critique : malgré l’admiration des Yang pour la culture chinoise, leurs manières grossières et leur tempérament violent témoignaient d’une dérive vers les coutumes barbaresFootnote 91. Ce virage rhétorique vers la dé-sinisation était familier aux élites Ming. Le tableau de Bozhou dressé par He présente des similitudes frappantes avec les observations faites par un fonctionnaire Ming, Tian Rucheng 田汝成 (1503-1557), à propos de groupes comme les Songjia 宋家 (famille Song) et les Caijia 蔡家 (famille Cai) lors de ses voyages à travers le sud-ouest de la Chine au milieu du xvie siècle. Ces groupes, bien que descendants de migrants han de l’Antiquité, furent assimilés, au fil du temps, aux manyi 蠻夷 – un terme générique désignant les « barbares » non hanFootnote 92. En ce sens, la démarcation entre « Chinois » et « barbares » n’était pas automatiquement liée au sang, mais plutôt à une confrontation entre différentes cultures et coutumes. Cependant, contrairement aux Songjia ou aux Caijia, dont la « barbarisation » était considérée comme un processus historique achevé depuis longtemps, la transformation des Bozhou était encore en cours sous la dynastie Ming. Cette dynamique atteignit son point culminant dans le discours dominant lors de la guerre des années 1590. Le général en chef Li Hualong 李化龍 déclara en effet publiquement : « Le rebelle Yang Yinglong était d’origine barbare, mais pendant des générations, sa famille a occupé des fonctions officielles réservées aux Chinois han. Il s’est paré de nos robes et de notre coiffe, et a gardé les terres qui lui avaient été concédées à titre de fiefFootnote 93. » Cette déclaration marquait l’aboutissement d’une trajectoire discursive qui avait vu les chefs de Bozhou, autrefois considérés comme généalogiquement chinois, être de plus en plus souvent présentés comme des sujets étrangers, jugés indignes du pouvoir et du prestige conférés par l’étreinte civilisatrice de la Chine.
Cependant, cette « altérisation » des Yang de Bozhou contredit la nature hautement hybride du régime de Bozhou lui-même, caractérisé par la présence croissante de conseillers et de colons han. Comme nous l’avons vu, l’État Ming était depuis longtemps préoccupé non seulement par l’afflux de captifs à Bozhou, mais plus encore par la migration volontaire et la reddition de plein gré des sujets MingFootnote 94. He raconte qu’en 1478, un certain Liang Yuan 梁元, afin d’échapper à la lourde corvée que les Ming lui imposaient au relais de poste de Wujiang 烏江, s’enfuit avec sa famille de son lieu de résidence officielle et devint forgeron dans le territoire du tusi. La facilité avec laquelle Liang réussit à s’installer indique que son savoir-faire était très recherché, et cette demande a sans doute incité d’autres sujets Ming qualifiés à chercher refuge à Bozhou. Les fréquentes interactions juridiques avec la dynastie Ming signifiaient que Bozhou devait s’assurer les services d’une main-d’œuvre qualifiée maîtrisant la langue chinoise et les pratiques bureaucratiques, même par la force. He signale qu’en raison de la méconnaissance de ses sujets en matière de formalités administratives, Yang Ai avait eu recours à la force pour s’adjuger les services d’un employé d’un bureau Ming voisinFootnote 95. La demande pour ce type de main-d’œuvre ne se limitait pas à la bureaucratie. Les chefs de Bozhou, à l’image de leurs homologues du Duzhang au milieu du xvie siècle, employaient aussi des Chinois han éduqués comme conseillers politiques.
Si la cour des Ming s’inquiétait de la fuite des compétences, le contrôle des personnes et de leurs déplacements était aussi une préoccupation des chefs de Bozhou. Lorsque Yang Yinglong déclara la guerre totale aux Ming en 1599 (ce qui entraîna la reconnaissance officielle de Bozhou comme État ennemi, diguo 敵國), il le fit en franchissant la frontière politique pour capturer des esclaves fugitifs (yujie zhuona taonu 越界捉拿逃奴) et déclara que son peuple était sa propriété absolueFootnote 96. L’acte de guerre de Yang était aussi pragmatique que symbolique : il délimitait l’étendue géographique de sa souveraineté tout en comblant du même coup son besoin urgent de main-d’œuvre pour le conflit qui allait éclater.
Durant la guerre qui suivit, le général commandant les forces Ming, Li Hualong, lança un appel à destination des anciens sujets Ming en territoire Bozhou pour les inciter à se rendre. Il désigna les transfuges han comme des « résidents temporaires de Bozhou » et les classa en cinq catégories : les marchands (jingshang 經商), les fugitifs (bizui 避罪), les captifs (beilüe 被掠), les travailleurs embauchés (yonggong 傭工) et les « lettrés en voyage/en déplacement » (youxue 遊學, littéralement « qui étudie en voyageant »)Footnote 97. La dernière catégorie, faisant référence à des personnes éduquées en déplacement, était utilisée faute d’un terme plus approprié et permettait de ne pas désigner les intéressés comme des traîtres se fourvoyant avec l’ennemi au lieu de servir le gouvernement Ming. La construction étatique consistait d’abord à acquérir de la main-d’œuvre, une réalité que Yang Yinglong et ses contemporains avaient parfaitement comprise. Ce n’est pas un hasard si le narrateur de l’Histoire de la triomphale guerre de conquête de Bozhou a consacré autant d’efforts, si ce n’est plus, à énumérer la longue liste des ouvriers qualifiés sous le commandement de Yang Yinglong qu’à décrire le resplendissant palais imaginaire en tant que tel.
Mais quel fut le moteur de cet exode par-delà les frontières de la civilisation chinoise ? À cette époque, dans l’empire des Ming proprement dit, le terme youxue désignait les lettrés qui consacraient l’essentiel de leur temps à préparer l’examen de la fonction publique et qui, en attendant, cherchaient à obtenir le patronage de fonctionnaires ou de marchands, ou essayaient de gagner leur vie dans le livre commercial. On peut donc imaginer que certains de ces lettrés émigrèrent à la recherche de meilleures perspectives de carrière dans des territoires administrés par un tusi comme Bozhou. En réalité, la fuite des cerveaux au-delà des frontières était un phénomène présent dans toutes les marges de l’empire des Ming. Des lettrés travaillaient pour les khans mongols dans le Nord et pour les pirates le long de la côte du Sud-Est. En traversant la frontière, ces migrants avaient apporté l’idéologie et l’art de gouverner de l’empire chinois dans les « terres barbares ». Témoins du renversement du paradigme de la sinisation, les fonctionnaires frontaliers Ming avertirent que le plus grave problème de sécurité ne venait pas des prétendus barbares, mais des Chinois han qui traversaient la frontière pour travailler dans l’autre campFootnote 98.
Cette découverte nous amène de nouveau à élargir notre vision de la formation étatique dans la Zomia, alimentée à la fois par l’acquisition de main-d’œuvre et par le recrutement de personnes qualifiées. Notamment lorsque la formation étatique se déroulait par juxtaposition avec un régime plus développé, tel que l’empire des Ming, le processus ne nécessitait pas seulement de la main-d’œuvre, mais aussi le transfert de connaissances et de technologies. À cette fin, la capture ou l’asservissement étaient des outils nécessaires, tout comme l’attraction de migrants possédant les compétences recherchées. L’essor du marché de la main-d’œuvre et des compétences à ses frontières dut renforcer l’appréhension de l’État Ming à l’égard de ce qu’il considérait comme « autre ». À la fin du xvie siècle, devant l’exode continu des compétences et de la main-d’œuvre, l’inquiétude se mua en hostilité ouverte, d’où l’effort concerté pour barbariser Bozhou et réaffirmer le caractère infranchissable de la barrière entre hua 華 (civilisation chinoise) et yi 夷 (barbarie étrangère).
Du crime politique à la transgression sexuelle
Malgré l’importance du phénomène des lettrés itinérants, les fonctionnaires Ming restaient silencieux sur les motivations qui les poussaient à migrer au-delà des frontières. Ce silence était probablement dû à des considérations politiques : pointer du doigt ces transfuges aurait été admettre la faiblesse de l’État du Milieu. Loin de ces réticences officielles, l’Histoire de la triomphale guerre de conquête de Bozhou tranche par sa franchise. Comme nous l’avons vu, ce roman est raconté d’un point de vue local, celui des Chinois han vivant près de la frontière. Si Pékin pouvait facilement ignorer les transfuges han, la présence d’un grand nombre de collaborateurs han à Bozhou devait être bien connue au Sichuan, et l’auteur du roman pouvait difficilement la passer sous silence. Le livre contient une scène décrivant avec force détails la campagne publique menée par Yang Yinglong pour recruter des soldats, des commandants et des conseillers en vue d’une guerre totale contre les Ming. On avait fait ériger un immense panneau énumérant dix types de profils recherchés : ministres, combattants, artistes martiaux, astronomes, experts militaires, géologues, médecins, spécialistes des dialectes locaux (capables de comprendre et traduire pour les autochtones), un marcheur rapide capable de transmettre des messages sur 200 li par jour, des devins perspicaces et des comptables habiles en mathématiques. Toutefois, après une description détaillée de la quête de ces savoir-faire et de ces personnes diplômées, le récit change soudainement de ton : « […] en raison de cet appel ouvert à toutes les personnes qualifiées, une foule immense de bandits déferla à Bozhou, terrorisant les habitants et violant les femmesFootnote 99 ».
La proximité entre transgression politique et transgression sexuelle est omniprésente dans l’Histoire de la triomphale guerre de conquête de Bozhou. Le narrateur demande, pour le compte du lecteur : « Qui sont ces sujets qui ont changé d’allégeance » (guifu zhe 歸附者) ? Le premier à être nommé est Huang Qi 黃七, un étudiant instruit et fin stratège, exclu de l’école préfectorale de Jiaxing 嘉興 pour un délit sexuel. Pour commencer une nouvelle vie, il avait invité son ancien camarade de classe Sun Shitai 孫時泰 à se rendre avec lui à l’ouest du Sichuan, où ils ouvrirent une boutique de divination et de remèdes. Ils rencontrèrent un marchand de sel, Hu Rong 胡榮, qui les encouragea à tenter leur chance de l’autre côté de la frontière dans le camp de Yang Yinglong, où ils trouvèrent une foule immense – telle une fourmilière – répondant à la recherche de main-d’œuvreFootnote 100. Chacun enregistrait son nom pour un entretien formel avec Yang Yinglong (appelé « audience », ce qui était une usurpation du privilège impérial), et ceux qui possédaient des compétences ou des connaissances impressionnantes étaient nommés conseillers sur-le-champ.
Cette scène rappelle le chef mongol Altan Khan (1507-1582), qui avait tenté de créer des colonies agricoles dans la steppe après que la cour des Ming eut rejeté à plusieurs reprises ses projets commerciaux. Dans les années 1550, Altan Khan commença à accepter les réfugiés religieux du Lotus blanc, menés par Qiu Fu 丘 富, et à leur confier des postes importants. Son biographe mongol se félicite de la file interminable de sujets Ming franchissant la frontière pour se placer sous son autorité. Le khan recherchait en particulier des Ming compétents et bien éduqués pour l’aider à construire un nouveau régime. Sa tente était ornée de grands caractères indiquant que « les candidats aux examens et les titulaires d’un diplôme de premier cycle [juren 舉人 et shengyuan 生員] ser[aie]nt accueillis par de riches récompenses ». En conséquence, raconte le biographe, les habitants rusés de la frontière, qui n’avaient reçu qu’une éducation minimale, prétendirent être titulaires de diplômes. Chaque jour, le nombre d’imposteurs qui se présentaient à la tente du khan était si important qu’ils se marchaient dessus. Altan Khan confia à Qiu Fu la mission d’interroger ces transfuges, en lui donnant les instructions suivantes : « […] ceux qui sont compétents seront chargés de diriger nos cavaleries, sinon, ils se verront attribuer des terres non cultivées [sauvages ?] en fermageFootnote 101 ».
Cinq décennies plus tard, l’Histoire de la triomphale guerre de conquête de Bozhou décrit une scène similaire (peut-être en partie inspirée de la réalité) se déroulant dans le sud-ouest de la Chine et mettant en scène des hommes instruits qui quittent l’État du Milieu pour aller travailler au service d’un régime rival. L’auteur abordait sans réserve la question des transfuges Ming, s’interrogeait sur leurs motivations et concluait qu’ils étaient poussés par l’espoir de nouvelles fonctions. Pourtant, malgré sa description généralement positive des compétences et de la bravoure de ces hommes chinois, l’auteur prenait bien soin de distinguer deux d’entre eux, coupables de crimes sexuels, comme chefs des groupes ayant passé du côté adverse. En d’autres termes, il laissait entendre que ces transfuges han éduqués n’avaient pas seulement été attirés à Bozhou pour sa richesse et sa prospérité, mais aussi pour le refuge qu’elle offrait à des individus contraints de fuir leur patrie car incapables de contrôler leurs désirs sexuels. De la même manière, le roman raconte la chute de Yang Yinglong, qui ne sut pas résister à ses pulsions sexuelles les plus viles. Dans l’ensemble, le texte relate les transgressions politiques de Bozhou à travers plusieurs niveaux d’agressions sexuelles : les collaborateurs chinois han sont identifiés comme des délinquants sexuels, les soldats de Bozhou violent et capturent les épouses et les filles des chefs (zoumin 奏民) qui poursuivent Yang Yinglong devant la cour de Pékin, et les femmes captives sont soumises à des sévices sexuels. En définitive, le traitement des thèmes sexuels par l’auteur transforme le texte en conte moral sur la vie aux frontières de l’empire.
La place accordée à la sexualité dans le roman n’est pas forcément surprenante de la part d’un éditeur commercial, cherchant probablement à donner à la guerre aux frontières une dimension sensationnelle pour gonfler ses ventes. Nous pensons cependant que le glissement entre transgression politique et transgression sexuelle reflète également les tensions classiques d’une zone frontière marquée par un déséquilibre important entre hommes et femmes. Cela est particulièrement le cas avec la deuxième vague de recrutement menée par Yang Yinglong, qui concernait les mercenaires miao. Pour gagner la guerre contre les Ming, le tusi devait recruter des soldats pour remplacer ses propres sujets rebelles, et les Miao, combattants réputés, étaient les candidats naturels. Or, tandis qu’il prélevait un impôt foncier spécial pour financer le recrutement des combattants miaoFootnote 102, les fonctionnaires Ming cherchaient également à recruter ces derniers en leur offrant de généreuses sommes d’argent. À la fin du xvie siècle, l’État Ming disposait d’un afflux si considérable d’argent venu du monde entier que Yang Yinglong ne pouvait espérer rivaliser avec lui. La question se posait alors : que pouvait-il bien offrir pour surpasser les Ming ?
Dans l’Histoire de la triomphale guerre de conquête de Bozhou, cependant, les efforts de Yang Yinglong pour lever des fonds prennent une tout autre tournure. On y voit son fils revenir d’une offensive victorieuse avec comme butin plus d’un millier de femmes captives, qui sont ensuite offertes comme prostituées aux chefs tribaux afin de couvrir une partie des dépenses militairesFootnote 103. Cette scandaleuse traite des femmes, quand bien même fictive, visait de toute évidence à choquer les lecteurs Ming. Bien que cet épisode soit présenté comme un exemple révélateur du caractère barbare des Bozhou, l’auteur fait en réalité allusion à des pratiques de l’armée Ming : pendant la guerre, le général commandant Li Hualong avait publié une annonce officielle indiquant que toutes les captives seraient vendues « conformément aux précédentes » afin de collecter des fonds pour les primes militairesFootnote 104. Pour garantir le monopole de l’État sur la vente des captives, il fit savoir que les soldats qui prenaient des prisonnières pour leur propre compte lors de raids ou qui faisaient sortir clandestinement des femmes des camps encourraient la peine de mortFootnote 105. Les soupçons de Li n’étaient pas sans fondement : les soldats Ming avaient depuis longtemps la réputation de capturer des autochtones et de les vendre au SichuanFootnote 106.
Que les soldats Ming se fussent livrés au trafic de prisonnières n’exonérait certainement pas Yang Yinglong, qui faisait lui aussi un grand nombre de femmes prisonnières. À la différence des Ming, toutefois, il ne tirait pas directement profit de ce trafic. Au lieu de cela, il promettait les captives, ainsi que les terres confisquées aux chefs qui s’étaient rendus aux Ming, aux soldats miao prêts à rallier sa cause. Cependant, la demande en nouvelles recrues était si forte que, pour assurer un nombre suffisant de combattants, il dut empiéter sur le territoire Ming voisin et même s’en prendre à ses propres sujets Bozhou. Les colons chinois furent dépouillés et les richesses des habitants de Bozhou confisquées, le tout dans le seul but de recruter et de retenir les combattants miaoFootnote 107.
Dans l’appel qu’il lança en 1600 pour obtenir la reddition des Miao, Li Hualong exploita le chagrin des habitants dépossédés de Bozhou :
[Vous] êtes tous des gens bien issus d’une longue lignée d’ancêtres de Bozhou, [mais] aujourd’hui, vos tombes ont été profanées, vos cendres dispersées, vos femmes violées, vos terres données aux Miao, et vos épouses et filles mariées à d’autres. Le gouvernement [Ming] vous rendra justice Footnote 108.
Li cherchait également à saboter les nouveaux liens que Yang avait tissés avec ses soldats miao :
Lorsque Yang Yinglong vous a recrutés, il vous a seulement dit que vous serviriez comme soldats, soit pour combattre pour la cour des Ming, soit pour vous venger de vos tusi rivaux. Il n’a jamais dit qu’il s’agirait de se rebeller contre la cour des Ming. Il vous a trompés pour vous mettre à son service, vous a donné les terres d’autrui pour que vous les cultiviez et les femmes d’autrui pour que vous viviez avec Footnote 109.
Quelques décennies après la campagne du Duzhang, les soldats miao étaient devenus les mercenaires les plus convoités du sud-ouest de la Chine. Le fait que Yang Yinglong parvînt à mobiliser rapidement une grande armée miao, alors même qu’il ne pouvait rivaliser avec les réserves de trésorerie des MingFootnote 110, suggère que la promesse de femmes et de terres dans ce contexte de zone frontalière était plus attrayante pour les soldats miao que l’argent des MingFootnote 111.
Dans cette course pour le recrutement des travailleurs de la guerre, les Miao n’apparaissent ni comme des anarchistes en fuite, ainsi que le conçoit J. C. Scott dans sa thèse sur la Zomia, ni comme des barbares incultes, comme les dépeignait l’État Ming. On peut plutôt les voir comme des colons cherchant à fonder une famille et à cultiver la terre, mettant à profit leur meilleur atout – leur réputation de vaillants guerriers – pour atteindre ces objectifs. Le marché du travail a radicalement redéfini les relations sociales au sein de cette société de frontière, permettant aux habitants des montagnes, qu’ils soient Miao ou Chinois han, de proposer leurs services au plus offrant sans être attachés à des régimes politiques spécifiques. La place essentielle de la main-d’œuvre dans la construction d’un régime quel qu’il soit a ménagé un espace de mobilité qui transcendait l’opposition apparemment rigide entre les Chinois han et les prétendus barbares.
Le prisme du marché du travail apporte également un éclairage nouveau sur l’expansion des Ming dans la région de la Zomia. Tout comme la construction des régimes indigènes, cette agression – qu’elle passe par des empiètements juridiques, l’accaparement des terres ou la confrontation militaire – devait s’appuyer également sur toutes sortes de mains-d’œuvre : militaire, agricole, intellectuelle, voire reproductive. Compte tenu du vivier limité de personnes qualifiées dans ces terres frontalières, une partie de la demande fut satisfaite par la coercition, tandis que l’autre le fut par la concurrence du marché, comme nous l’avons vu pour le Duzhang et Bozhou. Si la rivalité dans la Zomia sous les Ming découlait peut-être d’ambitions politiques, son issue fut finalement déterminée par la concurrence pour l’accaparement de la main-d’œuvre.
Une nouvelle vision de la colonisation Ming de la Zomia
En guise de conclusion, revenons aux questions centrales posées au début de cet article : pourquoi le xvie siècle a-t-il connu une recrudescence des captures et des migrations transfrontalières ? Quels enseignements ce phénomène nous apporte-t-il sur l’histoire de l’empire des Ming ?
J. C. Scott voyait dans la captivité un moyen pour les habitants des montagnes de résister à la construction étatique. Sa thèse de l’anarchie remet en question de manière convaincante le récit civilisationnel de l’État Ming fondé sur l’attrait supposé de l’autorité culturelle et politique chinoise, mais elle ne privilégie qu’un seul aspect des situations observables dans la Zomia. Or, de nombreuses sources provenant de la Chine des Ming viennent compliquer ce tableau. Si certains habitants des montagnes cherchèrent sans aucun doute refuge dans les périphéries « illisibles », beaucoup d’autres s’engagèrent activement avec l’ordre impérial Ming. Les populations des hautes terres n’avaient aucune aversion intrinsèque pour la formation d’un État ; au contraire, elles réagirent aux pressions et aux possibilités générées par l’expansion impériale avec une capacité d’adaptation et une inventivité remarquables.
Pour rivaliser avec les régimes en place dans les plaines, tels que la Chine des Ming, les entités politiques des hautes terres avaient rapidement pris conscience de la valeur stratégique des ressources en main-d’œuvre et en savoirs, qui s’obtenaient avant tout par l’acquisition d’êtres humains, qu’elle fût volontaire ou contrainte. Comme nous l’avons vu, au Duzhang et à Bozhou, la captivité, la migration et la traite des êtres humains n’étaient pas de simples conséquences des conflits, mais jouaient un rôle essentiel dans la construction de l’État local. L’intense concurrence régionale donna naissance à un marché du travail transfrontalier florissant, qui contribua à redessiner les dynamiques politiques aux frontières. Cette perspective invite également à remettre en question notre vision des Miao, souvent considérés comme l’archétype du peuple sans État de la Zomia chinoise. Plutôt que de considérer la fragmentation de la communauté miao comme la manifestation d’un rejet conscient de toute construction étatique, il serait peut-être plus juste de l’appréhender comme le résultat d’alliances mercenaires superposées et souvent conflictuelles – une forme de participation politique à la fois pragmatique et transactionnelle dans les zones frontalières instables du monde Ming.
De manière générale, l’économie du travail offre une perspective beaucoup plus large et plus féconde sur le plan analytique pour comprendre les dynamiques des sociétés frontalières Ming que des explications réductrices fondées sur des motivations uniques, qu’il s’agisse d’un attrait inhérent pour la civilisation chinoise ou d’une aversion de principe pour la construction étatique. Les populations des hautes terres n’apparaissent pas comme des actrices passives face aux pressions extérieures, mais comme des actrices politiques à part entière, pleinement conscientes de la valeur de leur travail et capables de réagir de manière stratégique à l’évolution des demandes, quel que soit le régime dont elles émanent. Cette mobilité axée sur le travail donna naissance à des régimes hybrides tels que ceux du Duzhang et de Bozhou, qui prospérèrent à l’intersection de l’expansion impériale, des ambitions locales et des échanges transfrontaliers.
Cette analyse ouvre une nouvelle perspective sur l’expansion coloniale de la Chine des Ming dans la Zomia. Bien sûr, l’histoire racontée ici ne change rien à ce qui s’est passé dans la longue durée, à savoir l’absorption progressive de la Zomia par le pouvoir impérial, largement achevée au xviiie siècleFootnote 112. Alors que la rhétorique impériale présenta cette absorption comme une mission civilisatrice, la réalité sur le terrain était bien plus complexe et marquée par un double phénomène de violence militaire et d’ethnicisation culturelle, clairement illustré par les cas du Duzhang et de Bozhou. Cependant, en mettant au cœur de l’analyse l’acquisition de main-d’œuvre, nous pouvons dépasser une lecture téléologique de l’incorporation des frontières et trouver un moment historique où la colonisation n’était pas encore une fatalité. Bien loin d’un projet expansionniste cohérent, l’État Ming adopta une gestion pragmatique et souvent improvisée de ses frontières. Au début de la dynastie, la cour avait intégré des nœuds stratégiques clefs, tels que le Duzhang, dans l’appareil bureaucratique officiel. Cependant, lorsque les coûts de l’administration directe se révélèrent prohibitifs, elle se montra disposée à revenir à une forme d’administration indirecte confiée aux chefs locaux. Dans le même temps, les Ming expérimentèrent également d’autres modes de contrôle, tels que les interventions juridiques volontaristes observées à Bozhou. Ces différentes stratégies ne reflétaient pas une logique coloniale unique, mais une réponse pragmatique et évolutive aux transformations des rapports du travail, de pouvoir et de résistance à la périphérie impériale.
C’est dans ce contexte de fluidité que l’État Ming se retrouva en concurrence directe avec des régimes autochtones qui émergeaient le long de sa frontière sud-ouest. Les deux camps avaient compris que le succès dépendait de leur capacité à mobiliser de la main-d’œuvre et des savoir-faire dans ces hautes terres faiblement peuplées. La concurrence féroce pour les ressources humaines entraîna une augmentation des flux migratoires et fit ensuite émerger des régimes hybrides tels que ceux de Bozhou et du Duzhang. Ces entités politiques ont tiré une influence politique et économique considérable de l’intégration des captifs et des migrants Ming, au point de mettre à mal le discours officiel Ming qui faisait des « barbares » des sujets passifs en attente de sinisation. En effet, ce n’est qu’après le démantèlement de ces régimes hybrides par l’armée Ming que des groupes tels que les populations autochtones de Bozhou furent requalifiés, dans le discours impérial, en « barbares » ethniquement distincts.
En définitive, ce qui était devenu « illisible » dans la Zomia sous la dynastie Ming, ce n’était pas la présence de réfugiés anarchistes fuyant l’État – comme le suggère la thèse de J. C. Scott –, mais le souvenir de ce moment hybride : une période d’interrègne instable et dynamique au cours de laquelle les migrations transfrontalières ont brouillé les frontières entre empire et périphérie, civilisation et barbarie, gouvernants et gouvernés.

