Introduction
Parvenir appartient à une classe de verbes de déplacement du français qui comprend, en particulier, arriver, aboutir, accéder et atterrir (dans l’un de ses usages ; ex. La balle a atterri dans l’eau) du côté des prédicats intransitifs ou transitifs indirects, ainsi que atteindre, et sans doute gagner et joindre, du côté des prédicats transitifs directs.
L’unité de cette classe de verbes a été établie au sein du cadre d’analyse proposé dans (Aurnague, Reference Aurnague2011) pour l’étude sémantique des verbes de déplacement autonome du français, cadre qui fait appel aux notions de « changement d’emplacement » (dans le cadre de référence terrestre) de l’entité-cible ou entité localisée et de « changement de relation locative élémentaire » par rapport à l’entité-site ou entité localisatrice de la description spatiale (Boons, Reference Boons1987). Les verbes de cette classe dénotent tous un changement de relation et d’emplacement de « polarité » finale (négation puis assertion d’une relation locative élémentaire, par ex. être à) mais incluent aussi dans leur sémantisme la présupposition d’un changement d’emplacement précédant ce changement de relation final. Le centrage sur un changement de relation final que traduit ce schéma spatio-temporel, combiné à la présupposition d’un changement d’emplacement antérieur, font que, bien que décrivant fondamentalement des achèvements (Vendler, Reference Vendler1957 ; Vet, Reference Vet1994 ; Vetters, Reference Vetters1996), les prédicats considérés peuvent parfois fonctionner comme des accomplissements lorsque leur contenu présupposé est exploité (ex. Max est arrivé à l’université à 10 heures/en 10 minutes) (Aurnague, Reference Aurnague2011, Reference Aurnague2012). La catégorie ou sous-catégorie de verbes ainsi délimitée a été identifiée comme celle des « changements de relation finaux avec déplacement antérieur présupposé » à l’intérieur de la catégorie plus générale des déplacements au sens strict qui regroupe l’ensemble des verbes et procès de déplacement associant au moins un changement de relation (locative élémentaire) et un changement d’emplacement.
Le fonctionnement aspectuel ambivalent relevé ci-dessus, se double d’un comportement hétérogène des verbes intransitifs ou transitifs indirects de cette classe de prédicats de déplacement vis-à-vis de deux phénomènes syntactico-sémantiques importants (Aurnague, Reference Aurnague2015, Reference Aurnague2022) : la possibilité d’utiliser le verbe en l’absence d’un groupe prépositionnel (GP) locatif précisant la nature de la relation spatiale impliquée dans le changement de relation final ; l’association à un GP initial, c’est-à-dire de polarité opposée à celle du verbe, sans que le GP final ne soit présent. Arriver se prête aisément à ces constructions (ex. Max est arrivé ; Max est arrivé du centre-ville), contrairement à aboutir, accéder et parvenir qui, généralement, ne les tolèrent pas (ex. ??*Max a abouti/a accédé/est parvenu ; ??*Max a abouti/a accédé/est parvenu du centre-ville). Ce panorama se complexifie un peu plus encore si l’on remarque que parvenir peut ponctuellement donner lieu à l’une au moins des deux constructions écartées, avec certaines cibles mobiles non animées (ex. […] des réponses sont parvenues des Etats-Unis, du Pérou, d’Argentine […]) (Aurnague, Reference Aurnague2015, Reference Aurnague2022).Footnote 1
Ces observations préliminaires nous ont conduit à réaliser une étude approfondie en corpus des emplois spatiaux de aboutir, accéder et parvenir. C’est à la présentation des principaux résultats obtenus pour ce dernier verbe qu’est consacré cet article (voir (Sarda, Reference Sarda2022) pour un examen complémentaire de arriver, parvenir et atteindre).
L’analyse en corpus des usages spatiaux de parvenir poursuit trois principaux objectifs quantitatifs et qualitatifs : 1) vérifier, à partir de données attestées suffisamment abondantes, la réalité du comportement syntactico-sémantique du verbe, tout spécialement au regard des deux constructions mentionnées plus haut ; 2) mettre au jour les éléments de sens que véhicule parvenir au sujet du déplacement décrit, ces éléments étant susceptibles de distinguer le verbe au sein de la classe des changements de relation finaux avec déplacement antérieur présupposé ; 3) envisager dans quelle mesure les constructions du verbe pourraient dépendre des propriétés de sens dégagées. Concernant ce troisième objectif, nous nous intéresserons particulièrement ici au possible conditionnement sémantico-pragmatique des constructions sans GP locatif ou avec un GP de polarité initiale (opposée à celle du verbe) qu’autorise, malgré tout, parvenir – avec une entité-cible non animée. Bien qu’en nombre limité dans le corpus, ces constructions distinguent parvenir de aboutir et accéder pour lesquels elles ne sont pratiquement pas attestées. Les ressorts sémantiques de la forte restriction, voire de l’exclusion, des deux constructions observées avec aboutir, accéder et parvenir (et non avec arriver) seront traités dans un autre travail sur ces trois verbes (Aurnague, Reference Aurnagueen préparation).Footnote 2
Après une caractérisation générale des données analysées (section 1), nous abordons successivement la construction de parvenir avec GP final et cible animée (section 2), celle avec GP final et cible non animée (section 3), puis les constructions où le verbe, sélectionnant une cible non animée, apparaît sans GP locatif ou avec un GP initial (section 4). Le passage en revue de ces divers schémas syntactico-sémantiques s’accompagne de l’examen qualitatif de propriétés conceptuelles importantes telles que la difficulté du déplacement, l’intentionnalité, la notion de « déplacement réglé » ou encore les rapports entre espace dynamique et perception. En conclusion (section 5), nous revenons sur les principaux résultats quantitatifs et qualitatifs de l’étude.
I Données analysées et constructions de parvenir
I.1 Caractérisation générale des données analysées
Le corpus d’observation utilisé dans cette étude a été constitué à partir de données extraites de la base textuelle Frantext (version catégorisée 2016). L’ensemble des formes finies (tous temps et personnes) ou non de parvenir ont été recueillies pour deux périodes de référence, et ce dans tous les genres textuels distingués par Frantext. Une période contemporaine couvre les vingt années allant de 1961 à 1980. Dans une perspective de diachronie courte, ces données ont été complétées par un autre intervalle de vingt ans situé à la fin du 19e siècle, de 1881 à 1900. Enfin, les données de cinq années (1931–1935) localisées au milieu de la période 1881–1980 ont aussi été examinées dans une optique de contrôle. Le sous-ensemble de la base textuelle ayant servi à l’analyse de parvenir – ainsi qu’à celle de aboutir et accéder – se caractérise comme suit en termes de textes disponibles et de mots : 1881–1900, 173 textes, environ 11 500 000 mots ; 1961–1980, 202 textes, environ 13 700 000 mots ; 1931–1935, 82 textes, environ 6 300 000 mots.
Le traitement des données nous a conduit à distinguer les emplois spatiaux vs. non spatiaux de parvenir. Nous avons, en général, considéré comme relevant au moins partiellement du domaine spatial (et/ou « concret ») les exemples qui introduisent, en lien avec le verbe, une entité-site inscrite dans l’espace physique. Cette entité-site possède, en principe, une certaine matérialité ou du moins physicalité (extension dans l’espace), étant dès lors susceptible d’exercer un rôle sémantico-pragmatique de repérage (de la cible, ici mobile) au sein d’un environnement plus large. Quelques descriptions qui pourraient être qualifiées de « métaphoriques » au motif qu’elles ne traitent pas de l’espace concret ont cependant été associées aux occurrences spatiales des verbes (ex. […] Beauclerc s’est rapetissé et abaissé, avec une constance de volonté qui eût suffi à un autre homme pour s’envoler par-dessus les astres, et il est parvenu si bas qu’il a l’air de s’y perdre comme au fond des cieux) lorsque, en dépit de la référence à un autre domaine, la description présentait les caractéristiques d’un énoncé spatial.
Le changement de relation et d’emplacement final véhiculé par parvenir (voir Introduction) et sa structure argumentale (ainsi que son schéma de sous-catégorisation : sujet grammatical dénotant une cible, objet indirect introduisant un site (final)) se traduisent par la configuration syntactico-sémantique suivante, pouvant être raffinée en fonction de la nature, animée ou non, de la cible (cf. section I.2) : (Dét) Ncible V Prép (Dét) Nsite-final. Nous verrons que, lorsqu’elles existent, les constructions du verbe dépourvues de GP locatif apparent ((Dét) Ncible V) et celles avec GP initial ((Dét) Ncible V Prép (Dét) Nsite-initial) dépendent directement ou indirectement – et dans des conditions que nous tâcherons de déterminer – de la construction « canonique » présentée ci-dessus. Bien que l’étude soit centrée sur les usages spatiaux de parvenir, signalons que trois principaux emplois non spatiaux (physiques/concrets) du verbe ont été repérés dans le corpus. Les deux premiers emplois sélectionnant, pour l’un un GP (ex. Ce résultat, en somme attendu, et auquel parvenait simultanément Mohl […] ; D’autres innovations […] ne sont pas encore parvenues au terme de leurs développements), pour l’autre une infinitive en à (ex. Et c’est alors qu’il parvint à formuler l’hypothèse de ce que Bateson appellera la « pureté des gamètes » […]) expriment l’atteinte – recherchée, attendue… – d’un résultat ou état final. Le troisième emploi non spatial, généralement « absolu », de parvenir décrit l’accession à une position/situation sociale élevée par une entité animée (ex. La cruelle et froide passion de parvenir lui tord le coeur, et il se l’avoue).
Un total de 2789 exemples de parvenir a été extrait de Frantext pour les deux périodes de référence (1881–1900, 1961–1980) et la période intermédiaire de contrôle (1931–1935) mentionnées plus haut, dont 796 occurrences spatiales qui représentent 28,54% des occurrences collectées. Parmi la triade aboutir, accéder, parvenir, ce dernier verbe est, de loin, le plus utilisé dans la partie de Frantext étudiée puisqu’il représente 58,46% des exemples recensés contre 35,32% pour aboutir (1685 occurrences) et 6,2% pour accéder (296 occurrences). Cette prédominance de parvenir est encore accentuée lorsque l’on se restreint aux seuls emplois spatiaux des trois verbes puisque le poids de parvenir s’élève à 71,2% alors que celui de aboutir s’établit à 20,75% (232 occurrences) et celui de accéder à 8,05% (90 occurrences).
Le Tableau I détaille, pour les deux périodes de référence et la période intermédiaire, les chiffres absolus d’occurrences de parvenir ainsi que les chiffres absolus de ses occurrences spatiales. Le tableau précise, par ailleurs, le poids en pourcentage des occurrences spatiales du verbe au sein des occurrences totales à chacune des périodes. Ces informations permettent d’approfondir la question de la part des occurrences spatiales évoquée plus haut, en cernant les variations de celle-ci entre périodes.
Tableau I. Occurrences de parvenir par périodes

* Part des occurrences spatiales de parvenir dans l’ensemble des occurrences du verbe pour la période
L’observation de ces variations pour les deux périodes de référence (deux premières colonnes temporelles du Tableau I) montre une relative stabilité du poids des emplois spatiaux de parvenir d’une période à l’autre (23,34% ; 27,1%). Il en va autrement de la période intermédiaire de contrôle qui fait apparaître une proportion nettement plus élevée (38,91%) d’occurrences spatiales du verbe.
Au niveau global des données examinées, et à titre de comparaison, notons que le poids des emplois spatiaux de parvenir (28,54%) est proche de celui enregistré dans le cas de accéder (30,4%), la part des usages spatiaux de aboutir s’avérant, quant à elle, nettement plus faible (13,77%).
I.2 Constructions de parvenir dans le corpus d’exemples spatiaux
Les 796 exemples spatiaux de parvenir sur lesquels porte le présent travail ont été classés en fonction de plusieurs paramètres syntactico-sémantiques permettant de caractériser les constructions du verbe (voir Introduction et section I.I). Ces paramètres ont trait à l’absence vs. présence (explicite) d’un GP locatif et, lorsque ce dernier est exprimé, à sa polarité initiale ou finale. Dans chacune des trois constructions distinguées – GP absent, GP initial, GP final –, la nature animée ou non de la cible de la description est également prise en considération, ce qui permet de dégager six schémas syntactico-sémantiques auxquels pourrait se prêter parvenir. Le Tableau 2 indique comment les occurrences spatiales de parvenir se distribuent entre ces schémas au cours des trois périodes de l’étude (séparées par une barre oblique). La distribution est exprimée en chiffres absolus d’occurrences ainsi qu’à travers la part en pourcentage de chaque schéma syntactico-sémantique au sein des exemples spatiaux de parvenir de la période concernée.
Tableau 2. Répartition des occurrences spatiales de parvenir par constructions et types de cibles pour les périodes 1881–1900/1961–1980/1931–1935

* Part dans l’ensemble des occurrences spatiales du verbe pour chaque période : 1881–1990/1961–1980/1931–1935
Le schéma syntactico-sémantique théorique dans lequel parvenir apparaîtrait sans GP locatif et avec une cible animée n’est attesté qu’une seule fois dans le corpus, et ce durant la période de référence 1961–1980 : […] nous étions dans Sankt Pauli, le quartier des kermesses, lupanars et cafés chantants… c’était pas mal d’être parvenu, même si titubant!… nous et les mômes… je les avais pas encore comptés… ça serait pour plus tard!… […]. Cet exemple est dû à L.F. Céline (Rigodon, 1961) dont on connaît la capacité à forcer la syntaxe et à pousser la langue au-delà des limites. Il ne faut pas non plus perdre de vue que cette unique attestation représente 0,012% des emplois spatiaux de parvenir toutes périodes confondues, à savoir un poids proche de zéro. Ces deux raisons combinées nous amènent à penser qu’un usage de parvenir sans GP locatif qui recourrait à une entité-cible animée est, en principe, exclu du français.
Si le schéma syntactico-sémantique avec GP initial (sans GP final) et cible animée ne paraît pas non plus envisageable (voir Tableau 2), les constructions de parvenir sans GP locatif ou avec un GP initial qui font appel à une cible non animée sont toutes les deux présentes dans notre corpus. Le poids de la première construction (GP absent, cible non animée), pour les deux périodes de référence (1881–1900, 1961–1980) et la période intermédiaire 1931–1935 prises globalement, est de 3,01%. Celui de la seconde construction (GP initial, cible non animée) est de 1,38%. Considérés dans leur ensemble, les usages de parvenir avec GP absent ou GP initial et cible non animée comptent donc pour 4,4% des occurrences du verbe toutes périodes confondues. Malgré leur représentation modeste, ces schémas syntactico-sémantiques ne devraient pas, selon nous, être négligés. Notons qu’ils sont absents des données relatives à accéder et que, concernant aboutir, seul l’emploi du verbe sans GP locatif et avec cible non animée est apparu, avec deux attestations et un score total de 0,86% (Aurnague, Reference Aurnagueen préparation).Footnote 3 En outre, et comme le montrera l’analyse sémantique (voir section 4), il est n’est pas anodin que les cibles non animées mises en jeu par les constructions de parvenir sans GP locatif ou avec GP initial soient de même nature.
A côté des emplois attestés du verbe avec GP absent ou GP initial (et cible non animée), le recours à la construction dans laquelle parvenir est associé à un GP final s’avère massif. La part de cette construction dans les données est ainsi de 98,07% et 94,83% pour les deux périodes de référence et de 95,33% pour la période intermédiaire (95,48% toutes périodes confondues). A un niveau plus fin d’observation (voir Tableau 2), cette part globale se distribue de la manière suivante selon que parvenir est utilisé dans un schéma syntactico-sémantique mobilisant une cible animée vs. non animée : 35,25 vs. 62,82% (1881–1900), 27,23% vs. 67,6% (1961–1980), 22,9% vs. 72,43% (1931–1935). Il apparaît donc que, quelle que soit la période considérée, l’emploi de parvenir avec GP final et cible non animée est le plus répandu, pouvant représenter jusqu’à plus de deux voire trois fois le poids de la même construction avec cible animée. De l’examen sémantique (cf. section 3), il ressort que ces cibles non animées sont en principe des entités mobiles et non des entités statiques de type « chemin » ou « conduit » (Stosic, Reference Stosic2002, Reference Stosic2007) comme cela se produit très fréquemment dans le cas de aboutir (Aurnague, Reference Aurnagueen préparation).
La suite de l’article passe en revue les différentes constructions distinguées en faisant progressivement émerger les propriétés de sens qui sous-tendent les emplois spatiaux de parvenir et les contraintes référentielles que celles-ci imposent. La récurrence des deux principaux traits de sens dégagés – obstacle ou difficulté potentielle et intentionnalité – plaide en faveur de leur prise en charge par le sémantisme même du verbe plutôt qu’à travers des procédés pragmatiques et énonciatifs. Le premier trait (obstacle ou difficulté potentielle) sous-tend, on le verra, les attestations de toutes les constructions analysées. Le deuxième (intentionnalité) ne se limite pas, comme on aurait pu s’y attendre, aux constructions dont le sujet grammatical désigne une entité-cible animée (i.e. il a une portée plus vaste ; cf. section 3) et l’on pourrait, le cas échéant, envisager des mécanismes d’atténuation voire de mise à l’écart de cette propriété pour certains emplois du verbe dont la cible est non animée.
Nous examinerons d’abord, en deux temps, les constructions très majoritaires avec GP final selon qu’elles introduisent une entité-cible animée (section 2) ou non (section 3). La section 4 se penchera ensuite sur les constructions du verbe dépourvues de GP locatif ou intégrant un GP initial, dont le sujet syntaxique réfère à une cible non animée.
2 Constructions avec GP final et cible animée : notion d’« obstacle/difficulté » et intentionnalité
Les constructions de parvenir avec GP final et cible animée représentent 27,64% des occurrences du verbe de notre corpus spatial (220 occurrences sur un total de 796). Comme la quasi-totalité des emplois spatiaux de parvenir, les exemples relevant de cette construction font appel à la notion d’obstacle ou de difficulté potentielle du déplacement, qui semble jouer un rôle central dans le sémantisme verbal. C’est à cette notion que nous nous intéressons d’abord (section 2.I), avant de cerner la dimension intentionnelle du déplacement réalisé par la cible (section 2.2).
2.I Parvenir et la notion d’« obstacle/difficulté » du déplacement
L’obstacle ou difficulté opérant ici n’est pas nécessairement localisé au niveau du site de la description, ou même dans sa proximité, mais peut intervenir à n’importe quel stade du parcours de la cible (changement d’emplacement) précédant le changement de relation final du déplacement (voir Introduction). De plus, cette notion est fondamentalement envisagée à travers l’impact que l’obstacle ou la difficulté potentielle pourrait avoir sur la réalisation du changement de relation final. En ce sens, cet obstacle ou difficulté est « rapporté » au site final du déplacement ou « orienté » vers lui. La difficulté ainsi rapportée au site se distingue assez nettement de celle rapportée à la cible véhiculée par des verbes tels que ramper ou se traîner qui dénotent l’opposition de la cible à une force essentiellement interne au cours d’un changement d’emplacement (Aurnague, Reference Aurnague2011).Footnote 4
L’obstacle ou difficulté potentielle que dénote parvenir consiste en des éléments qui s’inscrivent dans l’espace de façon matérielle (et visuellement perceptible : 1–4) aussi bien que physique (intervention de forces telles que le vent ou la gravité : 5, 2). Cet obstacle ou difficulté est parfois spatio-temporellement circonscrit, n’intervenant que durant une partie du parcours de la cible jusqu’au site de parvenir (1, 4). Mais il peut, tout aussi bien, être distribué sur une portion plus ou moins importante de ce parcours et agir, en conséquence, de manière continue (2–3, 5). Ce sont, assez naturellement, des forces (Talmy Reference Talmy1988, Reference Talmy2000 ; Vandeloise, Reference Vandeloise1986) qui opèrent dans ces contextes de distribution de l’obstacle ou difficulté (5) mais des entités matérielles comme du brouillard y sont aussi présentes (3). Parfois, ces deux facteurs agissent ensemble : c’est le cas lorsqu’un site intermédiaire étendu est disposé (plus ou moins) verticalement, la force de gravitation s’opposant alors aux parcours de ce site orientés vers le haut (2).

L’obstacle ou difficulté potentielle du déplacement peut quelquefois découler de la distance devant être parcourue par la cible pour rejoindre le site. Dans les exemples (6–8), cet élément de sens est rendu au moyen d’adverbiaux (puis, ensuite, enfin…), de verbes (ex. progresser) et, plus largement, par la succession de propositions et événements de déplacement. Ici encore, la distance peut être associée à des obstacles/difficultés matériels ou physiques additionnels, susceptibles de ponctuer le déplacement qui précède le changement de relation final introduit par parvenir (7–8).

Enfin, et comme le suggèrent déjà certains exemples mettant en jeu la distance (6–7), l’obstacle ou difficulté potentielle du déplacement peut tenir aussi à la complexité du trajet que la cible doit effectuer afin de rejoindre le site final (9–10). Le trajet d’une cible est constitué par un ou plusieurs changements de relation et d’emplacement (Aurnague, Reference Aurnague2011) et sa complexité doit être évaluée en tenant compte du nombre et de la nature des changements concernés puisque ces paramètres influent directement sur la structure de l’action réalisée par la cible.

La distance comme source possible d’obstacle ou difficulté montre que cette dernière notion n’a pas un statut absolu dans le sémantisme de parvenir et doit y être appréhendée de façon relative, en tenant compte, en particulier, des forces et capacités de la cible au cours du procès (voir (Vandeloise, Reference Vandeloise2017) au sujet de la nature contextuelle et fonctionnelle du concept de distance). Ce caractère relatif de la distance, et donc de l’obstacle ou difficulté, transparaît notamment dans les contextes où, bien que le site final du déplacement ne soit pas spécialement éloigné de la position initiale d’une cible humaine, celle-ci peine à atteindre celui-là (11–12).

De façon plus générale, la nature relative de l’obstacle ou difficulté – vis-à-vis de la cible – que met en lumière le facteur de distance nous rappelle le statut potentiel de cet obstacle ou difficulté qui, dans certains contextes, peut ne pas se réaliser (ex. Ils assuraient que […] des troupes réglées parviendraient à Paris sans obstacle).
2.2 Parvenir et l’intentionnalité du déplacement
Conjointement à la notion d’obstacle ou de difficulté potentielle, les emplois dans lesquels parvenir se combine à un GP final et une entité-cible animée font appel à l’intentionnalité de celle-ci. La dimension intentionnelle se traduit par l’opposition de la cible aux éventuels obstacles ou difficultés qui se présenteraient à elle mais aussi, et de façon plus générale, par sa volonté de rejoindre un site déterminé ou de progresser dans une direction donnée – vers des sites en général indéterminés (Aurnague, Reference Aurnague2015, Reference Aurnague2022). L’interaction entre l’éloignement possible de l’obstacle/difficulté (souligné à la section 2.I) et la dimension intentionnelle invite à examiner les événements auxquels réfère parvenir en les situant au sein du déplacement plus large qu’évoque le cotexte. Une analyse menée sous cet angle révèle, comme nous allons le voir, que le site « final » introduit par parvenir peut jouer, en discours, le rôle de jalon intermédiaire d’un déplacement englobant et que l’intention sous-tendant le verbe est, elle-même, susceptible d’incorporer des événements et cadres spatiaux plus larges.
L’examen des sites que dénotent les GP locatifs combinés à parvenir a permis d’isoler et de préciser au moins trois situations ou scénarii d’emploi du verbe en partie esquissés dans (Aurnague, Reference Aurnague2015, Reference Aurnague2022). Dans la première situation, parvenir introduit un site final qui, dans les cas les plus prototypiques, est visé par la cible animée dès le début du déplacement (voir (13–14) ainsi que de nombreux exemples antérieurs). Le fait d’être préalablement visé ou déterminé n’implique pas que le site soit entièrement connu de l’entité-cible et celle-ci devra, au besoin, recueillir des informations sur la localisation du site, son identification, etc. Mais, comme nous le verrons plus bas, la prédétermination elle-même ne s’impose pas à tous les sites finaux cooccurrant avec parvenir qui peuvent, tout aussi bien, ne pas être préalablement fixés et connus.

Dans la deuxième situation ayant pu être caractérisée, le GP spatial associé à parvenir dénote un site intermédiaire au sein d’un déplacement plus large. A nouveau, le cas de figure standard est celui d’un site intermédiaire prédéterminé ou choisi (le cas échéant, en cours de procès), le site final du déplacement englobant étant lui-même fixé au préalable (15–17). L’exemple (16) illustre le recueil d’informations mentionné plus haut au sujet de la localisation et de l’identification du site final prédéterminé d’un déplacement, localisation/identification qui nécessite des connaissances sur les sites intermédiaires d’un possible trajet jusqu’à lui. De son côté, (17) montre que la prédétermination du site final et des sites intermédiaires d’un déplacement n’engage pas forcément l’ensemble des cibles animées en mouvement.

Qu’il soit véritablement final ou plutôt intermédiaire car inclus dans un déplacement plus global, le site introduit par le GP locatif associé à parvenir n’est prédéterminé par la cible animée que dans les cas les plus prototypiques. Comme il a déjà été suggéré, les sites finaux ou intermédiaires associés à parvenir peuvent également revêtir un statut indéterminé, c’est-à-dire n’avoir pas été préalablement fixés ou choisis par la cible. Ces cas d’indétermination interviennent, la plupart du temps, au sein de la troisième situation mise au jour, dans laquelle une cible explore une « direction »Footnote 5 dans un environnement plus ou moins vaste et progresse jusqu’à un ou plusieurs sites qui seront, selon les cas, intermédiaires ou finaux. La dimension intentionnelle de parvenir est encore présente ici mais elle porte sur une direction plutôt que sur la prédétermination d’un ou plusieurs sites, alors que la cible évolue au sein d’un environnement qui lui est, au moins en partie, inconnu. Dans les exemples (18, 20), le site associé à parvenir est le site final du déplacement dans la direction considérée. Ce site est intermédiaire dans (19).

Une particularité des constructions de parvenir avec GP final et cible animée tient à l’apparition assez fréquente de la forme participiale du verbe en position détachée, au début d’une phrase ou proposition (2, 4, 9, 11, 15, 17, 19–20). Les sites sélectionnés par parvenir utilisé sous cette forme participiale détachée sont des sites proprement finaux (ex. 4, 11, 20) mais aussi des sites intermédiaires (ex. 15, 17, 19) considérés dans une séquence de déplacements englobante. Le recours régulier à cet emploi détaché en position initiale de phrase est, selon nous, lié à plusieurs facteurs, au premier rang desquels figurent le caractère animé de la cible et les choix que celle-ci est amenée à faire (antérieurement ou au fur et à mesure du trajet) ainsi que la progression du déplacement qui en résulte. L’intentionnalité et l’opposition aux possibles obstacles ou difficultés sont au coeur de ces emplois détachés qui mériteraient, sans doute, une étude plus fine en discours.
3 Constructions avec GP final et cible non animée : « déplacements réglés » et perception
Les constructions dans lesquelles parvenir sélectionne un GP final et une entité-cible non animée sont, de loin, les plus nombreuses de notre corpus spatial puisque ce schéma syntactico-sémantique représente 67,84% des exemples rassemblés (540 occurrences sur un total de 796). Deux emplois majeurs du verbe émergent de l’analyse des exemples concernés rendant compte, à eux seuls, de plus de 70% des attestations des constructions de parvenir avec GP final et cible non animée. Le premier emploi (36,11% des constructions avec GP final et cible non animée) réfère à des « déplacements réglés » et mobilise principalement des cibles de type « document » ou « objet » (section 3.I). Le deuxième emploi (34,63% des constructions avec GP final et cible non animée) a trait à des situations de perception dont la cible mobile est un son/bruit ou un autre type d’entité perçue (section 3.2). La section 3.3 apportera des informations complémentaires sur les constructions examinées.
3.I Parvenir et les « déplacements réglés »
Les emplois récurrents de parvenir avec GP final dont le sujet syntaxique introduit un document ou objet font appel à des situations prototypiques ou canoniques de « déplacement réglé ». Ce type de situation suppose l’envoi intentionnel par un humain à un autre humain (ou collectif humain) – ou bien à un site mettant en jeu des animés –, d’une ou plusieurs entités non animées. L’aspect réglé découle du fait que le déplacement de l’entité-cible « envoyée » suit une procédure préétablie dans laquelle un ou plusieurs acteurs intermédiaires, animés ou non (agents, instruments…), acheminent la cible jusqu’à un site donné. Ces acteurs intermédiaires, de même que les localisations (secondaires) successives de la cible, restent souvent en arrière-plan du procès de déplacement.
Les exemples (21–23, 25–26), caractéristiques de cet emploi de parvenir, réfèrent tous à l’envoi intentionnel de documents ou objets, cette intentionnalité se traduisant parfois par l’explicitation, via le cotexte, de l’animé (ou collectif) initiateur de l’envoi (21, 23) ou par le recours à des constructions factitives plus ou moins complexes (faire parvenir, charger de faire parvenir : 22, 25) dans lesquelles le sujet de faire parvenir peut désigner l’envoyeur initial ou bien un maillon ultérieur du procès.

Lorsque la cible non animée est un document ou entité présentant un contenu interprétable (lettre, mandat/titre de paiement, dépêche, rapport…), celui-ci est bien sûr impliqué dans le déplacement, au côté de la facette matérielle de l’entité (21–23 ; voir, à ce propos, la notion d’« idéalité » (Flaux et Stosic, Reference Flaux and Stosic2015)). Le contenu informationnel peut même apparaître au premier plan de la description sans que son corrélat matériel ne soit explicité (24). Au-delà de son inscription sur des supports ou objets matériels plus ou moins directement lisibles, l’information peut aussi être transmise au moyen de la parole, en s’appuyant sur des agents intermédiaires animés (stockage dans le cerveau/esprit) ou sur des instruments susceptibles de transporter le signal sonore (téléphone), ces différents éléments (parole et cerveau/esprit ou instrument) constituant alors le corrélat matériel du contenu informationnel.Footnote 6
Conformément à la caractérisation des déplacements réglés ici à l’oeuvre, le site final ultime impliqué dans cet emploi de parvenir est une entité animée ou un groupe d’animés. Le GP locatif associé au verbe introduit fréquemment ce site à travers des pronoms personnels (cf. (21–23, 25) et […] lorsque mon ordre leur parviendrait), sans que soit exclue son identification par des substantifs (24, 26). Dans certains cas néanmoins, la ou les entités animées destinataires de l’envoi font l’objet d’une désignation indirecte de nature métonymique, en recourant au lieu dans lequel ces entités se trouvent localisées (ex. De la 5e armée, toute une série de nouvelles étaient parvenues au grand quartier général […]).
Si la cible non animée et le site final animé sont parties intégrantes du schéma syntactico-sémantique de parvenir considéré ici, d’autres éléments des déplacements réglés sont ponctuellement explicités dans les attestations recueillies. C’est le cas de l’entité animée initiant intentionnellement l’envoi de la cible non animée, dont nous avons vu qu’elle pouvait parfois être exprimée dans le cotexte de parvenir, en complément des constituants syntactico-sémantiques de la construction. Pour leur part, le ou les acteurs prenant en charge l’acheminement de la cible non animée jusqu’au site final – dans le cadre d’un processus préétabli – demeurent à l’arrière-plan de l’événement de déplacement réglé, comme il a été indiqué. En dépit de cela, il arrive qu’ils soient, eux aussi, désignés de manière plus ou moins explicite dans l’énoncé. Ainsi en va-t-il des exemples (22–23) et (26), qui comportent, tous les trois, des informations permettant d’identifier les humains (ou collectifs humains : 22), instruments (23 : télégraphe) ou véhicules (26 : train) chargés d’acheminer la ou les cibles non animées du déplacement décrit. Sans en dresser une liste exhaustive, indiquons que les acteurs intermédiaires d’un déplacement réglé peuvent être des personnes (affublées de rôles ou fonctions variés : (trans)porteur, facteur, livreur, messager, émissaire…), des animaux (ex. animal de trait, pigeon voyageur), des véhicules (ex. automobile, train, bateau) et, plus généralement, des instruments et moyens techniques divers (ex. télégraphe, téléphone).
La notion d’obstacle ou difficulté potentielle du déplacement, constitutive du sémantisme de parvenir (cf. section 2.I), est bien présente dans cet usage du verbe – comme dans ses autres emplois faisant appel à des cibles non animées – et y prend diverses formes. Elle peut consister en des obstacles matériels et forces localisés sur le parcours de la cible durant le changement d’emplacement qui précède le changement de relation final, c’est-à-dire pendant l’acheminement de la cible non animée (26–27 ; noter la présence de empêcher dans (26)). L’obstacle ou difficulté potentielle résulte aussi parfois de la distance devant être parcourue pour atteindre le site final (25, 28) ou bien de la difficulté à localiser le site humain ultime destinataire de l’envoi (21 ; remarquer le recours à empêcher). Si ces exemples n’épuisent pas l’éventail des obstacles ou difficultés susceptibles de contrarier les déplacements réglés, les énoncés basés sur la distance confirment la nature relative de la notion d’obstacle/difficulté et soulignent, par là-même, son statut potentiel (i.e. pouvant ne pas se réaliser, en tout cas pleinement ; voir section 2.I). Dans (28) en particulier, la difficulté du déplacement liée à la distance apparaît étroitement dépendante des capacités et performances des acteurs intermédiaires du déplacement réglé (entités animées, véhicules, instruments…), suggérant que cette difficulté peut être surmontée par des moyens appropriés.

Cependant, l’obstacle ou la difficulté potentielle du déplacement ne donne pas lieu, loin s’en faut, à une explicitation systématique dans l’énoncé. Cet élément de sens de parvenir peut ainsi rester en grande partie non spécifié, sa présence « diffuse » découlant, par exemple, d’un contexte général tel que celui de situations de guerre ou conflit (23–24).
Comme on l’aura noté, les attestations de parvenir qui réfèrent à des déplacements réglés font régulièrement appel à la forme infinitive du verbe, tout spécialement dans le cadre de constructions factitives ou causatives (faire parvenir, empêcher de parvenir…).
3.2 Parvenir et phénomènes sonores, visuels… : espace et perception
Le deuxième usage majeur de parvenir dans sa construction avec GP final et cible non animée se singularise par le fait que la cible du déplacement est une entité perçue, en particulier un son/bruit ou bien un phénomène lumineux. Cette étude de parvenir offre, à cet égard, une illustration originale des interactions entre espace dynamique et perception en français (interactions également abordées dans d’autres recherches en cours : Fuchs, à paraître ; Sarda et al., Reference Sarda, Lamarre and Lena2025). Les données récoltées élargissent les analyses linguistiques récentes relatives aux rapports entre espace/déplacement et vision qui, pour l’essentiel, se focalisent sur des verbes et constructions décrivant les mouvements du regard vis-à-vis d’entités-sites perçues (voir par ex. (Cappelle, Reference Cappelle2020) et (Matsumoto et al., Reference Matsumoto, Akita, Bordilovskaya, Eguchi, Koga, Mano, Matsuse, Morita, Nagaya, Takahashi, Takahashi and Yoshinari2022)). Elles se distinguent, notamment, de ces travaux par la variété des modalités perceptives exprimées (perception auditive, perception visuelle, olfaction, thermoception) ainsi que par le fait que les entités perçues sont les cibles autonomes, et non les sites, des descriptions spatiales dynamiques. Plus généralement, cet usage de parvenir converge avec l’hypothèse selon laquelle les représentations cognitives de notre environnement spatial ne s’appuient pas uniquement sur la vision mais incorporent les informations transmises par d’autres canaux sensoriels (Denis, Reference Denis2016 ; Jackendoff, Reference Jackendoff1996, Reference Jackendoff1997).
Les emplois perceptifs de parvenir qui recourent à une cible de type « son/bruit » représentent 28,52% des attestations du schéma syntactico-sémantique du verbe intégrant un GP final et une cible non animée. Ils sont analysés à la section 3.2.I. Les exemples faisant apparaître des cibles de type « lumière » et « phénomène lumineux » ainsi que des odeurs et des masses d’air seront présentés dans un second temps (section 3.2.2). Malgré leur poids réduit (6,11% des constructions de parvenir avec GP final et cible non animée), ils élargissent notablement la gamme des entités impliquées dans les emplois perceptifs du verbe.
3.2.I Parvenir et les cibles de type « son/bruit » : perception auditive
L’examen des emplois de parvenir sélectionnant des cibles de type « son/bruit » montre que les sons ou bruits dénotés se diffusent dans l’espace et sont susceptibles d’atteindre divers sites au cours de leur déplacement, en étant perçus par des entités animées (29–33). De fait, les animés interviennent, très fréquemment, comme véritables sites « percevants » de l’énoncé (29–33). Même lorsqu’une entité de type « lieu » endosse le rôle de site, un ou plusieurs animés sont présents dans ce lieu ou le fréquentent (ex. […] pour la troisième fois le sifflet lointain parvint jusqu’à la salle ; voir également (35)) de sorte qu’ils constituent les sites ultimes de la situation décrite. Le site final animé de parvenir associé à des cibles de type « son/bruit » est en général désigné par le biais d’un pronom personnel (29–30, 32–33) et, plus rarement, au moyen d’un substantif (31). Lorsqu’un pronom personnel est utilisé, il prend, le plus souvent, la forme conjointe dative, antéposée au verbe (29–30, 32–33), mais le pronom peut aussi ponctuellement être postposé, à l’intérieur d’un GP spatial en jusqu’à – forme disjointe du pronom personnel (ex. La voix était parvenue jusqu’à lui, mais lointaine […] ; Puis le silence retomba et de nouveau parvinrent jusqu’à nous le teuf-teuf des caïques, les appels enroués des hommes […]).

La nature du son/bruit se propageant ainsi que celle de l’entité qui en est la source (deux dimensions liées) sont régulièrement explicitées dans les attestations recueillies. Au contraire d’une identification « externe » à la situation, ces informations sur la nature de la cible, son origine, etc. ont pour but de préciser la façon dont le son ou bruit est perçu par la ou les entités-sites animées, perception qui n’est pas sans lien avec les obstacles ou difficultés potentielles sous-tendant le déplacement (cf. infra). On ne s’étonnera pas que ces informations sur la nature de la cible (origine incluse) soient, très souvent, introduites dans les énoncés à travers les unités linguistiques qui désignent cette entité. Un procédé répandu consiste, en particulier, à référer à la cible en utilisant une construction génitive ou locative en de de la forme (Dét) N(bruit/action/instrument …) de (Dét) Nsource : accents de clairon, teuf-teuf des caïques, cliquetis de soucoupes, marche pesante d’hommes, vagissements d’un nourrisson, avertisseur du véhicule…
Lorsqu’elle se produit dans le cadre d’activités telles que le langage humain ou la pratique musicale, la diffusion physique du son/bruit peut s’accompagner de la transmission et perception plus ou moins assurée d’un contenu informationnel. Les exemples (30 : air (du Petit vin blanc)) et (31 : mots) intègrent ainsi des noms de cibles porteurs de contenus. D’autres expressions dont le sémantisme est susceptible de combiner les facettes de son/bruit physique et de contenu informationnel ont été répertoriées dans le corpus : bribes de discours, bribes de cauchemar, bouts de phrases, psalmodies liturgiques… Notons que l’incorporation, dans ces expressions, de noms de partie à tout comme bribe ou bout tend à souligner la diffusion partielle ou altérée des sons/bruits et de leur contrepartie informationnelle.
Les emplois perceptifs de parvenir dont la cible est un son ou bruit offrent de nombreuses illustrations supplémentaires du rôle joué par la notion d’obstacle ou difficulté potentielle du déplacement dans le sémantisme du verbe. Les attestations collectées confirment et complètent les observations déjà effectuées dans le but de mieux cerner comment parvenir active cette notion. L’obstacle ou difficulté susceptible de s’opposer au déplacement d’un son ou bruit peut, tout d’abord, être une entité matérielle (porte, brique, mortier, couverture… : 32–34) située sur le parcours (changement d’emplacement) effectué par cette cible non animée jusqu’au site final de la description. Cette difficulté intervient à n’importe quel stade d’un changement d’emplacement précédant un changement de relation final et est envisagée sous l’angle de ses possibles conséquences sur la réalisation de celui-ci (difficulté rapportée au site). Outre les obstacles matériels, les éléments capables de s’opposer à la diffusion d’un son/bruit peuvent consister en d’autres sons/bruits (30) et, plus généralement, en des phénomènes physiques (ex. vent mal orienté) empruntant tout ou partie du parcours de la cible. Comme indiqué lors de l’analyse des constructions de parvenir avec GP final et cible animée (cf. section 2.I), l’obstacle ou difficulté n’est donc pas toujours circonscrit à un site intermédiaire limité mais peut être distribué sur une portion spatio-temporelle plus ou moins importante d’un changement d’emplacement précédant un changement de relation final. Les attestations de parvenir sélectionnant une cible de type « son/bruit » viennent appuyer d’autres caractéristiques déjà pointées. La notion d’obstacle/difficulté peut ainsi découler de la simple distance parcourue par la cible jusqu’au site final (29 ; remarquer l’adjectif lointains). Elle résulte aussi parfois de la structure de l’environnement spatial (35), propriété qui entretient probablement quelque relation avec la complexité du trajet mise en évidence dans le cas des déplacements d’entités animées (section 2.I).

Par sa nature même, le paramètre de distance met en lumière la dimension relative, plutôt qu’absolue, de la notion d’obstacle/difficulté (voir sections 2.I et 3.I). L’exemple (31) illustre très clairement ce point puisque la difficulté rencontrée par la cible en déplacement est liée aux propriétés de cette dernière, à savoir ici la faible force ou intensité avec laquelle le son a été émis – dans un contexte où pourtant la distance parcourue semble limitée. La relativité des obstacles ou difficultés est en accord avec leur nature uniquement potentielle puisqu’ils peuvent ne pas complètement se réaliser, en ne mettant donc pas fin au procès de déplacement (cf. section 2.I). L’emploi de GP en à travers (33) ou par (34) introduisant des sites secondaires du parcours de la cible souligne, de ce point de vue, que le ou les obstacles sont franchis par le son/bruit malgré leur matérialité, ou bien évités en utilisant des portions d’espace de passage ou ouvertures (Stosic, Reference Stosic2002, Reference Stosic2007).
Une particularité remarquable des déplacements de sons/bruits et, plus globalement, des déplacements d’entités perçues (immatérielles) est qu’elles peuvent changer de qualités au cours de leur diffusion dans l’espace, tout spécialement en perdant leur force ou intensité. Ces changements sont directement influencés par l’environnement dans lequel le son ou bruit se propage vers le site final percevant et, en particulier, par les diverses sortes d’obstacles présents dans cet environnement et les caractéristiques de la configuration considérée. La propension des sons/bruits (et entités perçues immatérielles) à évoluer pendant leur déplacement peut être vue comme une forme d’adaptation aux obstacles/difficultés, qui leur permet régulièrement de rejoindre, même altérés, un site final animé. Cette propriété accroît un peu plus encore la nature potentielle des obstacles ou difficultés puisque ceux-ci n’affectent souvent qu’en partie le déplacement des cibles non animées concernées.
3.2.2 Parvenir et les cibles de type « lumière/phénomène lumineux », « odeur », « masse d’air/température » : autres processus perceptifs
Comme l’analyse a permis de l’établir, tout en faisant massivement appel à des cibles de type « son/bruit » et à l’audition, l’usage perceptif de parvenir s’applique à un éventail bien plus large de situations de perception : lumière/phénomènes lumineuxFootnote 7 et vision (36–38), odeurs et olfaction (39–40), masses d’air/températures et thermoception (41–42).

Les données du corpus relatives à ces autres catégories de processus perceptifs montrent, encore une fois, que le site ultime du déplacement est une entité animée, que celle-ci soit directement identifiée en tant que site (36–37, 40, 42) ou que sa présence au niveau du site découle d’informations cotextuelles, contextuelles, pragmatiques… (38–39, 41). Ces données valident, par ailleurs, les constats sur la nature des obstacles ou difficultés déjà formulés à propos des cibles de type « son/bruit » (obstacles matériels ou physiques, circonscrits ou distribués…). Le rôle de la distance comme source d’obstacle/difficulté (38–39) se voit, en particulier, confirmé, de même que celui de la structure de l’environnement spatial (39, 42). On remarque aussi, à nouveau, que les cibles perçues immatérielles sont amenées à modifier leur force ou intensité en présence d’obstacles/difficultés (36–37, 41) et qu’elles peuvent rejoindre le site final d’un déplacement sous cette forme altérée.
Enfin, les exemples dont la cible est un phénomène lumineux, une odeur ou une masse d’air/température (36–41) mettent en évidence une propriété importante déjà repérable à travers les attestations impliquant des sons/bruits (29–30, 32–34), à savoir le recours récurrent à un temps à valeur imperfective – tel que le présent ou l’imparfait – dans les emplois perceptifs de parvenir.
3.3 Compléments
Hormis les deux emplois majeurs révélés par les constructions de parvenir avec GP spatial et cible non animée (déplacements réglés et processus perceptifs), un troisième usage du verbe a émergé des données, qui présente des propriétés de sens singulières sur un plan spatio-temporel. Dans cet usage (43–44), parvenir indique que des entités-cibles – le plus souvent, mais pas uniquement, de type « objet »Footnote 9 – ont rejoint l’humanité ou civilisation contemporaine du temps de l’énoncé, après avoir été localisées dans une succession de sites (sites ou relais animés inclus). Alors que le verbe de la description est au passé composé, le site est exprimé au moyen du pronom personnel nous généralement antéposé au verbe, c’est-à-dire en emploi conjoint datif. Contrairement aux apparences, ce n’est pas seulement un groupe humain incluant le locuteur que désigne ici nous mais un collectif pris dans son environnement – l’univers terrestre – et appréhendé dans toute son extension à l’intérieur de ce cadre.

L’usage de parvenir qui dénote ces déplacements dans l’« espace-temps » compte pour 8,33% des attestations du verbe avec GP final et cible non animée, s’ajoutant au plus de 70% de ces constructions qui relèvent des déplacements réglés ou des processus perceptifs.
Parmi les 20,92% d’attestations restantes, deux autres emplois de parvenir ont été isolés. Un premier emploi complémentaire (45) introduit des entités-cibles de type « information » qui circulent et atteignent un ou plusieurs sites durant leur déplacement.Footnote 10 Cet usage, fondé sur la circulation/propagation d’informations, présente des similitudes avec certaines attestations du verbe relevant des déplacements réglés (cf. section 3.I) mais il se distingue de ce dernier emploi par l’absence d’envoi intentionnel initial de la cible (à destination du site final de la description) ainsi que par un développement contingent et « pas à pas » du déplacement, sans aucune espèce de planification ou contrainte globale. Un deuxième emploi complémentaire (46) voit des cibles se mouvoir dans le cadre de procès qui, s’ils ne sont pas intentionnels, sont soumis à des principes et contraintes physiques, biologiques, physiologiques… Le déplacement apparaît, en conséquence, plus ou moins (pré)déterminé à l’intérieur d’un environnement englobant.

Ainsi que l’ont illustré les emplois du verbe basés sur les déplacements réglés (section 3.I) et les phénomènes perceptifs (3.2), la notion d’obstacle ou difficulté potentielle est bien présente dans les descriptions où parvenir est combiné à un GP final et une cible non animée, tout comme elle opérait dans les constructions parallèles avec cible animée (section 2). Cette notion revêt donc un statut stable dans le sémantisme verbal. Concernant le caractère intentionnel du déplacement (vis-à-vis d’un changement de relation ou d’une direction), on pourrait légitimement penser qu’il se limite aux schémas syntactico-sémantiques intégrant une cible animée (section 2.2). Ceci n’est pourtant pas le cas puisque l’intentionnalité intervient aussi en arrière-plan des déplacements réglés de cibles non animées, à travers l’action d’une entité animée instigatrice du procès (cf. section 3.I ; une forme atténuée d’intentionnalité « externe » pourrait également être vue dans les déplacements (pré)déterminés signalés plus haut).
Les notions d’obstacle ou difficulté potentielle (du déplacement) et d’intentionnalité se révèlent donc être deux propriétés centrales du sémantisme de parvenir dans ses usages spatiaux.Footnote 11 Ces propriétés singularisent le verbe au sein de la catégorie des changements de relation finaux avec déplacement antérieur présupposé (voir Introduction) et le distinguent, en particulier, des emplois (spatiaux) d’arriver dont le contenu sémantique ne met en jeu aucun de ces deux traits (cf. Sarda, Reference Sarda2022 ; Aurnague, Reference Aurnagueen préparation).
4 Constructions avec GP absent ou GP initial et cible non animée : sites implicites et dépendances entre constructions
Les attestations spatiales de aboutir et accéder, extraites de Frantext, ont montré la quasi-absence des constructions de ces verbes sans GP locatif ou avec GP initial au cours des deux périodes de référence de l’étude (1881–1900, 1961–1980) et de la période intermédiaire de contrôle (1931–1935 ; cf. section I.2). Bien qu’à un niveau modeste (4,4% des occurrences du verbe toutes périodes confondues), ces deux constructions sont en revanche représentées dans les données du corpus relatives à parvenir mais sont soumises à une contrainte importante puisque l’entité-cible de la description est systématiquement non animée. Les schémas syntactico-sémantiques avec GP absent ou GP initial et cible animée demeurent donc écartés.
Les entités non animées qui apparaissent dans les constructions dépourvues de GP spatial sont des documents ou objets donnant lieu à des déplacements réglés d’une part (47–49 ; voir section 3.I), et des entités sonores ou visuellesFootnote 12 susceptibles d’être perçues d’autre part (50–51 ; section 3.2).

Les constructions dans lesquelles parvenir est associé à un GP de polarité initiale font appel à ces deux mêmes types d’entités comme cibles du déplacement (documents ou objets envoyés : 52–53 ; entités ou phénomènes perceptifs : 54–55).

La coïncidence des catégories d’entités-cibles mobilisées par les constructions de parvenir dépourvues de GP locatif et par celles avec GP initial est loin d’être anodine. Elle confirme l’hypothèse formulée dans (Aurnague, Reference Aurnague2015, Reference Aurnague2022) selon laquelle un verbe de déplacement strict (voir Introduction) ne s’associe à un GP de polarité opposée à la sienne – sans recours à d’autres GP spatiaux – que si le site du changement de relation et d’emplacement porté par le verbe peut être sous-entendu. En d’autres termes, la possibilité de combiner un verbe de déplacement strict et un GP de polarités opposées (ici un prédicat final et un GP initial) est subordonnée à l’existence de constructions parallèles dans lesquelles le verbe apparaît sans GP locatif. C’est de cette contrainte que découle l’alignement des catégories d’entités-cibles et des emplois de parvenir constaté dans les exemples introduits plus haut.
Une deuxième propriété remarquable a trait au fait que les emplois de parvenir sur lesquels reposent les constructions sans GP ou avec GP initial correspondent aux deux usages majeurs du verbe mis en évidence lors de l’analyse des schémas syntactico-sémantiques intégrant un GP final et une cible non animée (cf. section 3), à savoir les déplacements réglés et les processus perceptifs. On pourrait arguer que cette correspondance n’est pas véritablement surprenante puisque les constructions de parvenir sans GP ou avec GP initial sélectionnent des cibles non animées, comme celles avec GP final précédemment examinées. Ce constat n’est cependant pas suffisant car il n’explique pas pourquoi les deux principaux usages de parvenir gouvernant les constructions avec GP final et cible non animée ouvrent la voie à des constructions du verbe dépourvues de GP locatif ou avec GP initial. Etant donnée la dépendance des constructions de parvenir avec GP initial vis-à-vis de celles sans GP locatif rappelée plus haut, ce sont, de fait, les conditions qui permettent à ces dernières d’émerger à partir des schémas syntactico-sémantiques incorporant un GP final et une cible non animée qui doivent être dégagées.
Ainsi que l’a mis en évidence la section 3, les sites finaux ultimes des déplacements réglés comme des processus perceptifs sont quasi systématiquement des humains, que ces sites ultimes animés soient ou non explicités. Les objets ou documents envoyés dans le cadre des déplacements réglés prototypiques que met en jeu parvenir (section 3.I) sont, en effet, destinés à des humains et ce sont également des êtres animés qui perçoivent les sons/bruits, phénomènes lumineux, odeurs, etc., se déplaçant, à travers leurs organes de perception (section 3.2). Les deux emplois majeurs qui sous-tendent les constructions de parvenir avec GP final et cible non animée font donc appel à des contextes déictiques spatiaux (en puissance) Footnote 15 dans lesquels le changement de relation et d’emplacement véhiculé par le verbe fait intervenir un site final directement animé ou auprès duquel sont censées se trouver une ou plusieurs entités animées (destinataires d’un envoi, réceptrices d’une entité perceptive). Nous faisons, par conséquent, l’hypothèse que la nature animée du site final ultime des déplacements exprimés par parvenir dans les usages concernés établit les conditions d’un emploi du verbe dépourvu de GP locatif.Footnote 16
Deux remarques doivent être faites à propos de parvenir et de la deixis spatiale. Indiquons, en premier lieu, que, contrairement à venir, le contenu sémantique de parvenir n’introduit pas de point de perspective au niveau du site final du déplacement (Max est venu à l’université vs. Max est parvenu à l’université). Autrement dit, aucune contrainte déictique spatiale (Fillmore, Reference Fillmore1975 ; Lyons, Reference Lyons1977) sur la localisation du locuteur et/ou de l’interlocuteur par rapport au site (au moment de l’énonciation ou du procès), sur leur relation à ce site, etc. ne s’applique ici. Parvenir ne constitue donc pas, en lui-même, un prédicat déictique et ce sont bien les deux principaux emplois impliqués dans les constructions du verbe avec GP final et cible non animée qui posent les bases de contextes ou situations déictiques.
En second lieu, il convient de remarquer qu’un contexte déictique « ponctuel » ou « occasionnel » (vis-à-vis d’un emploi du verbe) ne semble pas autoriser une construction de parvenir sans GP locatif. Ceci ressort nettement des emplois de parvenir avec cible animée pour lesquels l’implicitation du GP final du déplacement reste exclue y compris lorsque le locuteur est localisé au niveau du site au moment du procès et/ou entretient un rapport spécifique avec ce site (ex. Max est parvenu chez nous/au village hier soir à 22 heures vs. ??*Max est parvenu hier soir à 22 heures). La possibilité qu’offrent certains emplois de parvenir recourant à une cible non animée (déplacements réglés, processus perceptifs) de ne pas exprimer le site final du déplacement paraît, a contrario, résulter des situations déictiques en puissance créées, de manière systématique, par ces emplois. Tout se passe comme si les conditions sémantico-pragmatiques de deixis spatiale permettant de construire parvenir sans GP locatif devaient émerger au sein d’un emploi global du verbe et non de façon isolée. Ce mécanisme d’émergence exploiterait les contextes ou situations déictiques en puissance en tant qu’éléments consubstantiels des emplois considérés (dimension systématique), ce qui pourrait, conjointement, avoir un effet numérique facilitant la réalisation des constructions attendues.
L’examen des attestations spatiales de parvenir avec GP absent ou GP initial et cible non animée dessine une série de dépendances, des constructions avec GP initial vis-à-vis de celles sans GP locatif et de ces dernières vis-à-vis des constructions avec GP final explicite. Ces dépendances peuvent être représentées comme suit (avec [B] ↶ [A] indiquant que la construction B dépend de la construction A) : [(Dét) Ncible V Prép (Dét) Nsite-initial] ↶ [(Dét) Ncible V] ↶ [(Dét) Ncible V Prép (Dét) Nsite-final]. Ce volet de l’étude confirme la nécessité de sous-entendre le site d’un verbe de déplacement strict (construction sans GP explicite) pour pouvoir associer celui-ci à un GP de polarité opposée (première dépendance). Conjointement, il montre que les conditions d’implicitation du site par rapport auquel est évalué le changement de relation et d’emplacement final que dénote parvenir (deuxième dépendance) ont trait ici à la deixis spatiale et que ces conditions se réalisent à l’intérieur d’emplois globaux du verbe – dont le site final ultime est une entité animée : déplacements réglés, processus perceptifs – plutôt que de manière isolée – contextes déictiques ponctuels ou occasionnels vis-à-vis d’un emploi du verbe, cf. supra.
5 Conclusions
Cet article nous a permis d’exposer les principaux résultats d’une étude des emplois spatiaux du verbe parvenir s’appuyant sur des données extraites de la base textuelle Frantext (version catégorisée 2016, tous genres textuels). Ont été incluses dans le corpus d’observation l’ensemble des formes, finies ou non, de parvenir (ainsi que de aboutir et accéder) pour les deux périodes de référence 1881–1900 et 1961–1980, et pour la période intermédiaire de contrôle 1931–1935. Le corpus d’emplois spatiaux obtenu comprend 796 attestations de parvenir, verbe le plus utilisé au cours des périodes envisagées (71,2% des exemples) comparé aux deux autres prédicats de changement de relation final avec déplacement antérieur présupposé dont le poids apparaît nettement moindre (232 occurrences de aboutir soit 20,75% des exemples ; 90 occurrences de accéder soit 8,05% des exemples).
Les exemples de parvenir ont été classés en fonction de l’absence vs. présence (explicite) d’un GP locatif ainsi que de la polarité initiale ou finale de ce GP lorsqu’il est exprimé. La prise en compte parallèle de la nature animée ou non de la cible du déplacement a permis de définir six schémas syntactico-sémantiques possibles dont uniquement quatre sont attestés.
Les constructions de parvenir avec GP final (et cible animée ou non) s’avèrent, de très loin, les plus nombreuses du corpus spatial puisqu’elles représentent 95,48% des attestations toutes périodes confondues. L’analyse du schéma syntactico-sémantique associant parvenir à un GP final et une cible animée a été l’occasion d’examiner de plus près la notion d’obstacle ou difficulté potentielle du déplacement véhiculée par le verbe. L’obstacle ou difficulté peut intervenir à n’importe quel stade du changement d’emplacement précédant le changement de relation (et d’emplacement) final que dénote parvenir et est envisagé au regard de la réalisation ou non de ce changement, c’est-à-dire rapporté au site final du déplacement – contrairement aux cas de difficulté rapportée à la cible (ex. ramper, se traîner). Cet obstacle/difficulté peut être matériel comme physique (forces) ou peut résulter de la simple distance à parcourir pour rejoindre le site. Le paramètre de distance met clairement en évidence la nature relative (au regard de la cible en particulier) de l’obstacle ou difficulté ainsi que son caractère potentiel. La notion d’obstacle ou difficulté semble impliquée dans l’ensemble des emplois de parvenir. Conjointement à cette notion, les constructions avec GP final et cible animée nous ont amené à analyser en profondeur la dimension intentionnelle du procès décrit par parvenir, en tenant compte du déplacement plus large au sein duquel ce procès s’insère. Il est ainsi apparu que l’intention formée par la cible animée peut porter sur un changement de relation impliquant un site final préalablement déterminé, sur un site intermédiaire d’un déplacement englobant ou bien encore sur une direction dans laquelle la cible souhaite progresser jusqu’à un ou plusieurs sites (a priori non prédéterminés).
De leur côté, les constructions de parvenir avec GP final et cible non animée sont sous-tendues par deux emplois majeurs du verbe. Un premier emploi fait appel à des déplacements réglés au cours desquels le parcours de la cible non animée est pris en charge ou causé par divers acteurs (agents, instruments…) demeurant à l’arrière-plan du procès. Les déplacements réglés prototypiques ou canoniques mobilisés par cet emploi de parvenir consistent, plus précisément, en l’envoi intentionnel d’un document ou objet par une entité animée à une autre entité animée dans le cadre d’un dispositif préétabli. Un deuxième emploi recouvre le déplacement de sons/bruits, phénomènes lumineux, odeurs ou masses d’air/températures perçus par une entité animée – explicitée ou non – qui endosse le rôle de site (« percevant ») ultime du procès. Les processus perceptifs ainsi exprimés par parvenir illustrent la diversité des informations et modalités sensorielles contribuant à la construction des représentations cognitives de l’environnement spatial (Denis, Reference Denis2016 ; Jackendoff, Reference Jackendoff1996, Reference Jackendoff1997).
Loin de l’anecdotique, les éléments de sens et situations d’emploi qui émergent de l’étude de parvenir (difficulté/obstacle, intentionnalité, déplacement réglé, perception…) sont, il nous semble, susceptibles d’intervenir beaucoup plus largement dans l’expression linguistique de l’espace dynamique, au-delà même du français. Le concept de difficulté rapportée au site (par opposition à la difficulté rapportée à la cible) de même que les diverses propriétés servant à caractériser cette difficulté (matérielle ou physique, circonscrite ou distribuée, liée à la distance, relative, potentielle…) offrent par exemple des outils qui pourraient, à terme, permettre d’approfondir et compléter la notion d’effort ou difficulté présente dans divers travaux (ex. Pourcel, Reference Pourcel2004 ; Slobin et al., Reference Slobin, Ibarretxe-Antuñano, Kopecka and Majid2014 ; Stosic, Reference Stosic2009, Reference Stosic2019) en balisant plus systématiquement le domaine qu’elle dessine.Footnote 17
Deux schémas syntactico-sémantiques supplémentaires de parvenir ont été repérés dans le corpus, sélectionnant chacun des cibles non animées : alors que l’un n’incorpore aucun GP locatif, l’autre voit le verbe se combiner à un GP initial. Malgré leur poids marginal (ils représentent ensemble 4,4% des exemples du corpus), un examen attentif de ces schémas a été réalisé en raison, notamment, de leur quasi absence des données recueillies pour aboutir et accéder (Aurnague, Reference Aurnagueen préparation). Cet examen a révélé un alignement très net des cibles, et plus globalement des emplois, de parvenir intervenant dans les constructions dépourvues de GP et dans celles avec GP initial (et cible non animée). En parallèle, les usages concernés de parvenir se sont avérés correspondre aux deux emplois majeurs du verbe mis en jeu par les constructions avec GP final et cible non animée (déplacements réglés et processus perceptifs). Ces diverses convergences sont le résultat d’une double dépendance : des constructions avec GP initial vis-à-vis de celles dépourvues de GP et de ces dernières vis-à-vis des constructions avec GP final. Ces dépendances sont, en grande partie, tributaires de facteurs sémantico-pragmatiques. La première d’entre elles reflète la nécessité de sous-entendre le site mis en jeu par un verbe de déplacement strict – ici le site final de parvenir – pour pouvoir combiner celui-ci à un GP spatial de polarité opposée à la sienne (Aurnague, Reference Aurnague2015, Reference Aurnague2022) – dans le cas présent un GP initial. Partant du statut non déictique de parvenir, l’analyse de la seconde dépendance a montré que les deux emplois majeurs du verbe dans les constructions avec GP final et cible non animée introduisent des contextes déictiques spatiaux en puissance, ouvrant la voie à une possible implicitation du GP final.
Ces constats montrent que l’analyse fine du contenu sémantique des verbes de déplacement et de leurs emplois peut contribuer, au moins en partie, à expliquer leur comportement syntaxique, comme cela a été soutenu dans des recherches antérieures (Boons, Reference Boons1985, Reference Boons1987 ; Sarda, Reference Sarda2001 ; Triquenot, Reference Triquenot2011). De tels résultats plaident, plus généralement, pour une syntaxe sémantiquement ancrée où le lexique joue un rôle central, dans la lignée, par exemple, des travaux de J. Anderson (Anderson, Reference Anderson2004, Reference Anderson2011 ; Andor, Reference Andor2018 ; Böhm et van der Hulst, Reference Böhm and van der Hulst2018).
Déclaration d’intérêts concurrents
Pas d’intérêts concurrents.
Remerciements
Je remercie les évaluateurs d’une version antérieure de ce travail pour leurs remarques et suggestions qui ont permis d’améliorer plusieurs aspects de son contenu. Cet article est dédié à John Anderson, en souvenir de sa participation au séminaire itinérant Perpaus (Toulouse/Bordeaux/Donostia - San Sebastián, 2004).