Bien qu’il soit tentant de s’attarder surtout sur les événements marquant la suite des élections américaines tant les deux derniers mois de l’année ont modifié le paradigme en ce qui concerne le droit du commerce international, cette chronique tentera de décrire et d’analyser l’année 2024 dans sa globalité. On pourrait ainsi diviser l’année en deux: l’avant et l’après 5 novembre 2024.
La première portion a été marquée par divers éléments s’affichant essentiellement dans la continuité de l’année précédente: une administration Biden poursuivant des politiques d’investissements massifs dans l’économie américaine, et une course tous azimuts des pays développés pour s’assurer un approvisionnement suffisant en minéraux critiques et pour créer des chaînes d’approvisionnement capables de maintenir une économie de plus en plus tournée vers la digitalisation et l’intelligence artificielle.Footnote 1 L’année a aussi été marquée par le prolongement de l’invasion de la Fédération de Russie en territoire ukrainien ainsi que par la poursuite de l’offensive israélienne dans la bande de Gaza.
Sur ce dernier point, le 19 juillet 2024, la Cour internationale de Justice (CIJ) a rendu un avis consultatif d’importance susceptible d’affecter les relations commerciales du Canada et de ses entreprises. Dans l’avis consultatif des Conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, la Cour a déterminé comment les États membres de l’Organisation des Nations Unies devaient agir dans le cadre de la situation concernant Israël et les territoires occupés. Particulièrement sur la question commerciale, les juges de la CIJ ont considéré que les États tiers au différend ne devaient pas “entretenir en ce qui concerne le Territoire palestinien occupé ou des parties de celui-ci, de relations économiques ou commerciales avec Israël qui seraient de nature à renforcer la présence illicite de ce dernier dans ce territoire.”Footnote 2 En plus, la Cour a considéré que les États tiers devaient agir de manière proactive et “prendre des mesures pour empêcher les échanges commerciaux ou les investissements qui aident au maintien de la situation illicite créée par Israël dans le Territoire palestinien occupé.”Footnote 3 Le 18 septembre 2024, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté une résolution visant à appuyer l’avis de la CIJ.Footnote 4 Cette dernière “demande à tous les États de s’acquitter de leurs obligations en droit international, dont celle de “prendre des mesures pour empêcher les échanges commerciaux ou les investissements qui aident au maintien de la situation illicite.”Footnote 5 Le Canada s’est abstenu de voter, arguant que la Résolution considère Israël comme le seul responsable de la situation en plus de ne pas exiger la fin du terrorisme. Enfin, le Canada s’est dit “préoccupé par le fait que cette Résolution contient un langage qui s’aligne sur le Boycott, désinvestissement et sanctions.”Footnote 6
La première partie de l’année 2024 a aussi connu un apogée de mesures économiques visant la transition écologique et la durabilité environnementale. Face à des annonces pour le moins inquiétantes, annonçant par exemple une diminution drastique du niveau de vie en cas d’inaction climatique,Footnote 7 cette question a d’ailleurs occupé nombre d’organisations internationales.Footnote 8 Partout, le paradigme était à l’utilisation du commerce comme moyen d’arriver à un monde plus juste, plus équitable et plus durable. L’élection présidentielle américaine du 5 novembre est venue chambouler considérablement cet état de fait.
La deuxième portion de l’année 2024 commence le 5 novembre 2024, jour des élections américaines qui se sont soldées par une victoire de Donald Trump à la présidence et du camp républicain à la Chambre des représentants et au Sénat. À partir de ce moment, les efforts déployés au cours de la première portion de l’année 2024 ont été relégués par plusieurs au rang de considérations moins pressantes. En effet, les résultats de cette élection avaient le potentiel de déstabiliser l’économie mondiale puisque le candidat Trump avait répété tout au long de sa campagne sa volonté d’user des tarifs douaniers pour rétablir les iniquités créées à l’endroit des États-Unis par les règles du commerce international. Il menaçait d’imposer des tarifs de 10 pour cent à l’égard de tout produit entrant sur le territoire américain. Durant la campagne électorale, ces déclarations étaient surtout vues comme une stratégie de négociation, une sorte de menace permettant au futur président d’obliger ses partenaires commerciaux à le suivre dans ses actions politiques étrangères. La Chine était dans le viseur du candidat. La menace de tarifs était donc perçue comme une manière d’imposer aux pays à agir aussi à l’encontre des pratiques chinoises. Cette vision des choses a été confirmée dans les jours suivant son élection lorsque Donald Trump, dans une déclaration incendiaire sur X, a menacé le Mexique et le Canada d’imposer des tarifs de 25 pour cent s’ils ne mettaient pas fin aux crises des opioïdes et migratoire. Encore une fois, le président désigné usait de l’arme commerciale — le tarif douanier — pour arriver à ses fins.
Cette déclaration demeurait néanmoins étonnante pour deux raisons. Premièrement, Donald Trump s’attaquait aux deux partenaires de choix des États-Unis, avec qui il avait lui-même conclu un accord de libre-échange durant son premier mandat. S’il est vrai qu’on avait perçu une volonté de mettre le Mexique au pas durant la campagne, le Canada n’avait pas fait l’objet d’une grande attention. Dès lors, rien ne laissait présager une telle attaque, aussi rapidement après les élections, sans qu’un événement quelconque ne puisse justifier ce revirement de situation. Deuxièmement, le président désigné recourait aux tarifs douaniers pour forcer deux pays à agir dans des domaines qui ne concernaient pas le commerce. La première administration Trump avait recouru aux tarifs douaniers pour réagir aux pratiques commerciales des autres pays ou pour rétablir une présumée balance commerciale négative.Footnote 9 Le président Trump, lors de son premier mandat, luttait contre un prétendu droit du commerce international “inéquitable et injuste” à l’égard des Américains. Le président désigné fait ici usage de l’arme commerciale pour forcer deux pays à lutter contre les opioïdes et la migration irrégulière.
La fin de l’année 2024 a aussi été marquée par l’arrivée de nouveaux visages aux États-Unis qui auront le potentiel de redéfinir les relations commerciales au cours des prochaines années. Le président désigné a en effet commencé à nommer les personnes qui occuperont les postes clés de son administration. Il a ainsi positionné Howard Lutnik au poste de secrétaire au Commerce. Connu du milieu des affaires, et popularisé pour ses élans de générosité à la suite des attentats du 11 septembre 2001, Lutnik est un amateur de tarifs douaniers et un fervent défenseur de la liberté entrepreneuriale. De toute évidence, l’année 2025 risque d’être le théâtre d’une vague de déréglementation allant complètement à l’encontre de la tendance des dernières années. Peter Navarro, économiste de formation, ancien démocrate, agira quant à lui comme conseiller pour le commerce du futur président. Fervent défenseur d’une augmentation substantielle des droits de douane, on peut s’attendre à ce qu’il mène une bataille à finir avec la Chine. En effet, il est l’auteur de deux livres dans lesquels il dénonce les pratiques prédatrices de l’empire du Milieu.Footnote 10 On craint aussi qu’il mette à mal le système commercial multilatéral de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). En effet, il est l’un des auteurs du Projet 2025 et plus précisément d’un chapitre intitulé “The Case for Fair Trade” dans lequel il dénonce deux problèmes auxquels les États-Unis doivent s’attaquer: la Chine “communiste prédatrice” et le système commercial de l’OMC “injuste et non réciproque.”Footnote 11
Au cours d’une année marquée par le prolongement de l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie, l’élargissement du conflit israélo-palestinien dans la région, notamment au Liban et en Iran, par une famine sans précédent au Soudan du Sud, une instabilité omniprésente en Haïti, une Chine résolument décidée à poursuivre ses velléités expansionnistes et à s’emparer de Taiwan, une montée des “mesures restrictives sur fond de politiques unilatérales”Footnote 12 et dans un monde de plus en plus secoué par les changements climatiques, l’arrivée de Donald Trump n’a rien d’apaisant. Si on ajoute un gouvernement libéral de Justin Trudeau extrêmement fragilisé, spécialement par des dissensions internes appelant à son départ et à la fracassante démission de Chrystia Freeland le jour même de la lecture de l’énoncé économique, la fin de l’année 2024 est un signe de grands bouleversements, certainement pour le Canada, et fort probablement pour le modèle que nous avons connu dans les dernières décennies.
Dans cette chronique 2024, nous proposons une analyse des évolutions majeures du commerce international affectant le Canada. Celle-ci couvre les échanges commerciaux canadiens tant bilatéraux que plurilatéraux, examine les litiges commerciaux liés aux accords de libre-échange (ALE) impliquant le pays, et se termine par un aperçu des derniers développements à l’OMC, en abordant à la fois les négociations et le règlement des différends.
1. Le commerce canadien aux plans bilatéral et plurilatéral
Jusqu’aux élections américaines, la relation avec les États-Unis s’inscrivait dans la continuité de l’année précédente. Toutefois, un tournant majeur est survenu après les élections. Du côté des relations avec l’Amérique latine, on note que les relations avec le Mercosur sont au point mort, mais les négociations avec l’Équateur ont mené à un accord entre les parties. Concernant les relations avec l’Europe, les situations varient: les négociations avec le Royaume-Uni se sont arrêtées, l’accord entre l’Union européenne (UE) et le Canada continue de s’appliquer de manière provisoire et l’accord modernisé avec l’Ukraine est entré en vigueur. Finalement, en Asie, les relations avec la Chine continuent de se dégrader, les relations économiques avec l’Inde sont stables en dépit d’une escalade de tensions diplomatiques avec le Canada, les négociations avec l’Association des nations de l’Asie de Sud-est (ANASE) se sont poursuivies et les négociations avec l’Indonésie se sont conclues en 2024.
A. États-Unis
La première partie de l’année s’est déroulée de manière relativement apaisée. Cela dit, des différends ont continué à perdurer entre le Canada et les États-Unis, notamment relativement au bois d’œuvre, aux produits laitiers ou concernant la discrimination opérée par l’Inflation Reduction Act.
Ensuite, lorsque le spectre d’une réélection de Donald Trump est apparu, le Canada a tenté de se rapprocher des politiques des États-Unis de manière à se positionner comme un voisin inoffensif et collaboratif. Après tout, durant sa campagne électorale, Donald Trump n’avait à peu près pas parlé du Canada et n’avait pas identifié d’enjeu particulier avec son voisin du Nord. La stratégie visant à permettre au Canada de demeurer sous le radar américain pouvait donc se justifier. C’est dans cette veine que le Canada a adopté une série de mesures imposant des surtaxes douanières illicitesFootnote 13 dans le domaine des voitures électriques chinoises, de l’acier et de l’aluminium.Footnote 14 Peu après les élections américaines, le Canada a aussi signifié expressément au Mexique sa désapprobation à l’égard de l’augmentation considérable d’importations de produits chinois sur son territoire, le menaçant dans la foulée de la possibilité de l’exclure de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACÉUM).Footnote 15
Contre toute attente, malgré l’attitude canadienne d’ouverture affichant une volonté claire de collaborer, Donald Trump s’en est rapidement pris au Canada. En effet, dès le 27 novembre 2024, il a menacé d’imposer des droits de douane à ses trois principaux partenaires économiques: le Canada, le Mexique et la Chine.Footnote 16 Aussi, lors d’un repas avec Justin Trudeau à Mar-a-lago, Donald Trump a suggéré que le Canada devienne le cinquante et unième État des Etats-Unis.Footnote 17 Le président a ensuite publié une photo de lui se tenant sur une montagne censée représenter les Rocheuses affichant un drapeau canadien.Footnote 18 Simple boutade ou premier pas vers une ouverture de la fenêtre d’Overton? L’année 2025 nous le dira, mais de toute évidence, le Canada affrontera une tempête à plusieurs niveaux.
B. Amérique latine
Les négociations pour un accord entre le Canada et l’Alliance du Pacifique (Chili, Colombie, Mexique et Pérou) n’ont pas évolué en 2024. Quant aux négociations entre le Canada et le Mercosur pour un accord de libre-échange, elles n’ont pas évolué en raison de turbulences régionales dans le bloc du Sud, alors que celles entre le Canada et l’Équateur ont avancé.
i. Négociation d’un accord de libre-échange avec le Mercosur
Les négociations d’un accord de libre-échange entre le Canada et le Mercosur (“Marché commun du sud”) sont restées au même point depuis 2022. Le Mercosur, composé de l’Argentine, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay connait des tensions depuis quelques années, qui ont démarré avec le blocage par le président argentin, M. Alberto Fernández, des négociations du Mercosur avec des pays tiers. Depuis 2023 et l’élection du président argentin Javier Milei, les relations commerciales du Sud ont été chamboulées. Ce dernier avait émis l’idée d’une sortie de l’Argentine du Mercosur pendant sa campagneFootnote 19 et a depuis déclaré à plusieurs reprises s’opposer à la régulation des échanges économiques.Footnote 20 En juillet 2024, il a manqué la rencontre des chefs d’État du Mercosur,Footnote 21 envoyant un message fort à ses homologues. Autre signe du désaveu de Milei, ce dernier a réduit drastiquement les indemnités des parlementaires argentins au Parlasur,Footnote 22 le Parlement du Mercosur. Une motion a été déposée par le parlementaire brésilien Celso Rusomanno pour tenter d’empêcher le président argentin de poursuivre dans cette direction, déclarant pour sa part: “Sans les parlementaires argentins, notre Parlement régional est empêché de remplir ses tâches et d’exercer sa mission en tant qu’organe législatif le plus important de l’Union.”Footnote 23 Le 6 décembre 2024, Milei a pris la présidence tournante du Mercosur,Footnote 24 ne présageant rien de positif pour le commerce international eu égard à ses déclarations précédentes. Dans son discours, il a déclaré que “le Mercosur est devenu une prison”Footnote 25 et qu’il faudrait “plus de liberté dans le commerce extérieur.”Footnote 26 De telles déclarations ne sont visiblement pas de bon augure pour les relations commerciales du Mercosur avec le Canada. En revanche, là où les négociations étaient ralenties en 2023 entre le Mercosur et l’UE, un accord politique entre les deux parties a été signé le 6 décembre 2024.Footnote 27 Le futur d’un accord entre le Canada et le Mercosur demeure ainsi incertain.
ii. Négociations d’un accord de libre-échange avec l’Équateur
Des négociations entre le Canada et l’Équateur se poursuivent depuis novembre 2022. Mary Ng, ministre du Commerce international, de la Promotion des exportations, de la Petite Entreprise et du Développement économique, et le ministre équatorien de la Production, du Commerce extérieur, de l’Investissement et des Pêches, avaient annoncé le lancement de discussions exploratoires en vue d’un possible accord de libre-échange.Footnote 28 Après avoir consulté les Canadiens en 2023 sur un potentiel accord avec l’Équateur,Footnote 29 un avis d’intention a été déposé à la Chambre des communes afin de démarrer les négociations.Footnote 30 Le 1er février 2024, la ministre Ng a rencontré son homologue équatorienne, pour une toute première rencontre bilatérale et ont notamment discuté de négociations sur un accord.Footnote 31 Le 19 mars 2024, la ministre Ng a déposé à la Chambre des Communes les “Objectifs du Canada pour les négociations d’un accord de libre-échange entre le Canada et l’Équateur.”Footnote 32 Ces objectifs indiquent essentiellement la position du Canada au sujet des éléments à intégrer au potentiel accord de libre-échange, portant notamment sur le commerce de marchandises, la facilitation des échanges, en matière de travail et d’environnement, et ainsi de suite.Footnote 33 Ces objectifs avaient pour principal but de faciliter les négociations à venir en 2024, alors que plusieurs groupes et personnalités autochtones exprimaient leur opposition à l’accord, craignant que ce dernier ne fasse qu’augmenter les activités minières canadiennes en Équateur et causent des dommages à l’environnement et à la santé des populations autochtones.Footnote 34
C. Europe
Les négociations de l’Accord de libre-échange Canada-Royaume-Uni ont été suspendues au début de l’année 2024. L’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (AECG), quant à lui, a subi une menace majeure par le vote du Sénat français refusant sa ratification.Footnote 35 Enfin, l’Accord de libre-échange entre l’Ukraine et le Canada est entré en vigueur en 2024.
i. Accord de libre-échange Canada-Royaume-Uni
Depuis mars 2022, le Canada négocie avec le Royaume-Uni en vue de conclure un accord de libre-échange, le Royaume-Uni étant le troisième partenaire commercial du Canada après les États-Unis et la Chine. Pourtant, le Royaume-Uni a annoncé la suspension officielle des négociations pour cet ALE le 25 janvier 2024.Footnote 36 Deux principaux points d’achoppement entre les États sont à l’origine de cet arrêt des négociations. D’abord, le Royaume-Uni jouissait depuis sa sortie de l’UE d’accès aux quantités de fromage réservées à l’UE, et ce, pour une période transitoire jusqu’au 31 décembre 2023.Footnote 37 En conséquence, au 1er janvier 2024, le Royaume-Uni a vu une diminution du quota de fromage au quota de réserve hors Union européenne de l’OMC. Ce faisant, toute importation excédant ce quota a été assujettie à des droits de douane jusqu’à 245,5 pour cent.Footnote 38 En plus des produits de fromage, les États sont en désaccord sur les exportations canadiennes de bœuf et de porc. En effet, le Royaume-Uni interdit l’importation du bœuf et du porc traités aux hormones sur son territoire. Cette interdiction crée de nombreuses frustrations chez les producteurs canadiens, alors que le gouvernement canadien a longtemps tenté de faire lever cette restriction.Footnote 39 L’avenir reste donc incertain concernant la relance des négociations entre les partenaires.
ii. Accord économique et commercial global (Canada-UE)
Le 21 mars 2024, contre toute attente,Footnote 40 le Sénat français a rejeté la ratification de l’AECG entre le Canada et l’UE, soulevant des interrogations sur l’avenir de cet accord. On se rappelle que l’AECG est en vigueur de manière provisoire depuis septembre 2017, avec environ 95 pour cent de ses dispositions appliquées en attendant la ratification par tous les parlements des États membres de l’UE. Les 5 pour cent restants concernent les investissements et le règlement des différends, des domaines partagés entre l’UE et ses États membres. À ce jour, dix-sept États membres ont ratifié l’accord,Footnote 41 tandis que dix ne l’ont pas encore fait,Footnote 42 dont la France.
Cette décision du Sénat français a aussitôt été prise en sérieux. En effet, si un État membre de l’UE notifie son incapacité à ratifier l’AECG, l’application provisoire pourrait être remise en question. Cette conclusion découle d’une Déclaration du Conseil européen adoptée le 27 octobre 2016 précisant que “[s]i la ratification de l’AECG échoue de façon définitive […] à la suite de l’aboutissement d’un autre processus constitutionnel et d’une notification officielle par le gouvernement de l’État concerné, l’application provisoire devra être et sera dénoncée.” Toutefois, cette Déclaration ajoute que “[l]es dispositions nécessaires seront prises conformément aux procédures de l’UE.” Une solution résiderait donc dans l’adoption par les instances de l’UE d’une décision relative aux 95 pour cent de l’Accord relevant de la compétence exclusive de l’UE: “Dans ce cas, les portions relevant uniquement des compétences supranationales pourront continuer à s’appliquer à moins que 15 pays de l’Union, représentant 65 % de la population, votent à son encontre.”Footnote 43
L’année 2024 s’est finalement terminée sans que le vote du Sénat français n’ait d’impact puisque l’Assemblée nationale française n’a pas été saisie de la question. En effet, le gouvernement français n’a pas mis cette question à l’ordre du jour. Advenant le fait que l’Assemblée nationale rejette l’AECG en 2025, encore faudra-t-il que le Président de la République française décide de notifier ce rejet aux instances européennes. Sans cette notification officielle, le refus de notification n’a pas d’effet et l’Accord demeure provisoire.Footnote 44
iii. L’Accord entre l’Ukraine et le Canada modernisé
L’Accord de libre-échange Canada-Ukraine modernisé est entré en vigueur le 1er juillet 2024,Footnote 45 après que la Chambre des communes a voté en faveur du projet de Loi C-57 portant mise en œuvre de l’Accord de libre-échange entre le Canada et l’Ukraine de 2023. Footnote 46 La ministre Ng et le premier ministre Shmyhal ont souligné que l’Accord “stimuler[ait] le commerce, en renforçant la coopération économique et en soutenant la réforme financière de l’Ukraine et ses efforts de reconstruction.”Footnote 47
D. Afrique, Asie et Océanie
Les relations entre le Canada et la Chine ont pris un nouveau tournant avec l’enquête sur l’ingérence étrangère et ont continué à se détériorer. Les relations entre le Canada et l’Inde sur le plan commercial sont plutôt stables, malgré des tensions diplomatiques significatives. Pendant ce temps-là, les négociations avec l’ANASE vont bon train alors que celles avec l’Indonésie ont été conclues à la fin de l’année 2024.
i. Relations du Canada avec la Chine
L’année 2024 a donné lieu à la tenue d’une Commission d’enquête sur l’ingérence étrangère dont le mandat visait précisément à mettre en lumière le rôle qu’avait pu jouer notamment la Chine dans le processus électoral canadien de 2019 et de 2021. Conformément à sa vision pragmatique de la diplomatie, la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, a envoyé un haut diplomate en Chine en avril 2024 afin de renouer les relations bilatérales. Quelques mois plus tard, elle se rendait elle-même pour rencontrer son homologue chinois. Néanmoins, les relations avec la Chine ont continué à se détériorer à la suite de l’imposition par le Canada de plusieurs mesures de surtaxes douanières. Ainsi, sont entrées en vigueur le 1er octobre 2024 une surtaxe de 100 pour cent sur les véhicules électriques chinois, le 22 octobre 2024 une surtaxe de 25 pour cent sur les importations de produits d’acier et d’aluminium fabriqués en Chine. Le Canada a donc décidé de suivre la manière de faire des Américains plutôt que celle des Européens. On se rappelle que les premiers ont imposé une surtaxe douanière de 100 pour cent à l’égard des véhicules électriques et des cellules photovoltaïques en provenance de Chine le 3 juillet 2024 alors que les seconds ont plutôt privilégié la tenue d’une enquête, qui les ont menés à imposer des droits compensateurs conformément à la procédure prévue par l’Accord sur les subventions et les mesures compensatoires (ASMC) de l’OMC le 29 octobre 2024.Footnote 48 Rapidement après l’annonce de ces mesures, la Chine a entamé un processus de règlement des différends à l’encontre du Canada.Footnote 49
ii. Pourparlers avec l’Inde
À la suite de l’assassinat d’un citoyen canadien sikh à Vancouver en 2023 et à la découverte d’activités d’ingérence indienne sur le territoire canadien,Footnote 50 les relations avec l’Inde se sont envenimées. Malgré ces tensions, le Canada a maintenu des relations commerciales avec l’Inde, conformément à sa posture pragmatique.Footnote 51 En effet, entre octobre 2023 et mars 2024, les exportations de produits canadiens à destination de l’Inde ont augmenté de 16 pour cent. Les importations de produits indiens ont aussi augmenté.Footnote 52 L’Inde demeure très active dans la négociation de nouveaux accords de libre-échange, notamment avec le Royaume-Uni, l’UE et les quatre pays de l’Association européenne de libre-échange (Suisse, Liechtenstein, Norvège et Islande).Footnote 53 Compte tenu de la déstabilisation anticipée par le retour de Donald Trump, le Canada a évidemment tout intérêt à diversifier ses partenariats. L’Inde apparaît comme un incontournable en la matière.
iii. Accord de libre-échange avec l’ANASE
Le Canada et l’ANASE ont continué en 2024 leurs négociations pour un ALE. L’Association est composée des onze États suivants: Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Myanmar, Philippines, Singapour, Thaïlande et Viet Nam. Les partenaires ont tenu plusieurs cycles de négociations, dont le dernier a eu lieu en février et mars 2024.Footnote 54 Ils ont déclaré vouloir parvenir à un accord en 2025.Footnote 55
iv. Vers un accord de libre-échange avec l’Indonésie
Lors du dévoilement de sa Stratégie pour l’Indo-Pacifique, le Canada s’est engagé à négocier et mettre en œuvre un Accord de partenariat économique global avec l’Indonésie (APEG).Footnote 56 En effet, le Canada a clairement indiqué souhaiter diversifier ses exportations et l’accès au libre-échange.Footnote 57 L’Indonésie est maintenant le 22e partenaire commercial du Canada en ce qui a trait aux marchandises et la plus grande économie de l’Asie du Sud-Est, ce qui en fait un partenaire de choix.Footnote 58 À ce titre, quatre rencontres ont eu lieu entre les partenaires en 2024 pour parvenir à un accord.Footnote 59 Dans le cadre de ces négociations, la ministre Ng a signé deux protocoles d’entente avec l’Indonésie; le premier portant sur la coopération dans le domaine des minéraux critiques et le second sur l’établissement d’un dialogue bilatéral sur les questions sanitaires et phytosanitaires.Footnote 60 Le 15 novembre 2024, le premier ministre Trudeau a rencontré le Président de l’Indonésie Prabowo Subianto. Ils ont conjointement déclaré saluer les négociations de fond en vue d’un APEG entre les deux États.Footnote 61 Les négociations ont été conclues le 2 décembre 2024. La ministre Ng et Budi Santoso, ministre indonésien du Commerce, se sont engagés à signer l’APEG en 2025.Footnote 62 L’accord devrait entrer en vigueur en 2026.Footnote 63
2. Contentieux commerciaux découlant des accords de libre-échange impliquant le Canada
Deux affaires retiennent notre attention cette année. La première a donné lieu à une décision rendue dans le cadre du mécanisme de règlement des différends de l’ACÉUM à propos de mesures adoptées par le Mexique à l’égard du maïs génétiquement modifié. La seconde concerne la taxe canadienne sur les services numériques qui a fait l’objet d’une demande de consultation de la part des États-Unis au regard de l’ACÉUM.
A. ACÉUM: Mesures mexicaines concernant le maïs génétiquement modifié
Dans le cadre de notre chronique de 2023, nous faisions état d’un décret présidentiel mexicain interdisant l’importation de tortillas et de pâtes contenant du maïs génétiquement modifié. Nous expliquions que les États-Unis avaient saisi le mécanisme de règlement des différends de l’ACÉUM au titre des chapitres 2 (traitement national et accès aux marchés) et 9 (mesure SPS), alléguant que la décision mexicaine était dépourvue de fondement scientifique.Footnote 64 Le Canada avait alors demandé à agir à titre de partie tierce.Footnote 65
La décision a finalement été rendue le 20 décembre 2024, après des semaines de retard par rapport au calendrier annoncé.Footnote 66 La mesure mexicaine a été jugée non conforme aux dispositions de l’ACÉUM relatives aux mesures sanitaires et phytosanitaires (SPS). Le panel a considéré que la mesure n’est pas basée sur une norme internationale pertinente ou sur une évaluation d’un risque pour la santé humaine ou animale, ou pour la préservation des végétaux (article 9.6.3); le Mexique n’a pas conduit une évaluation scientifique des risques prenant en compte les normes, directives et recommandations internationales pertinentes des organisations internationales pertinentes (article 9.6.8); le Mexique n’a pas procédé à une évaluation ou à une gestion des risques en ce qui concerne les mesures, d’une manière documentée et en donnant aux autres parties à l’ACÉUM la possibilité de faire des commentaires; la mesure n’a pas été fondée sur des principes scientifiques pertinents (article 9.6.6(b)); la mesure n’a pas été appliquée uniquement dans la mesure nécessaire pour protéger un risque (art. 9.6.6(a)); le Mexique n’a pas choisi la mesure SPS la moins restrictive pour atteindre le niveau de protection approprié (article 9.6.10); et le Mexique a adopté ou maintenu une interdiction ou une restriction à l’importation d’un bien d’une autre partie (article 2.11).Footnote 67
Enfin, le groupe spécial a considéré que les mesures ne pouvaient être justifiées au regard des exceptions de moralité publique et de protection des ressources naturelles au titre de l’article XXa) et XXg) de l’Accord général sur les tarif douaniers et le commerce (GATT), et ne pouvaient donc pas être justifiées au regard de l’article 32.1.1 de l’ACÉUM. Footnote 68 Il a enfin considéré que la mesure ne pouvait être justifiée au nom de l’exception relative aux droits des peuples autochtones (article 32.5).
Cette décision n’est pas étonnante dans la mesure où le panel était présidé par Christian Haberli (membre sélectionné par les États-Unis) qui, à l’époque, avait fait partie du groupe spécial de l’OMC chargé de la fameuse affaire CE – Produits biotechnologiques. Dans notre chronique de 2023, nous notions déjà que
[c]ette affaire n’est pas sans rappeler la bataille menée devant le “juge” de l’OMC par l’Argentine, le Canada et les États-Unis à l’encontre des mesures prises par certains pays européens et l’Union européenne dans les années 2000. Cette saga avait donné lieu en 2006 à un rapport complexe et technique de plus de 1200 pages de la part du Groupe spécialFootnote 69 qui avait interprété très restrictivement la marge de manœuvre des États à limiter l’importation et la commercialisation des OGM au regard de l’Accord SPS. Footnote 70
À titre de partie tierce, le Canada a soumis une communication écrite, en mars 2024.Footnote 71 Globalement, le Canada a appuyé les États-Unis en soutenant que la mesure mexicaine n’était pas fondée scientifiquement et que cette mesure risquait de perturber les échanges commerciaux.Footnote 72
Le Canada a aussi été réticent à permettre aux organisations non-gouvernementales (ONG) de faire entendre leur voix.Footnote 73 En effet, plusieurs ONG ainsi que des membres de l’industrie biotechnologiquesFootnote 74 avaient demandé la permission de soumettre un commentaire, tel que le prévoit l’ACÉUM. Footnote 75 Les États-Unis se sont dit en défaveur de la demande des groupes de la société civile alors qu’ils ont approuvé la soumission de la part de l’industrie. Finalement, le Panel a accepté la soumission de neuf des quatorze ONG.Footnote 76 S’il n’a fourni aucune explication aux ONG exclues, il a néanmoins dirigé le travail des ONG admises à soumettre des commentaires. C’est ainsi qu’il a refusé que les ONG abordent la question des risques que font peser sur la santé le glyphosate et les endotoxines Bt.Footnote 77
L’implication du Canada dans cette affaire nous mène à quelques réflexions. Premièrement, la position du Canada ne semble pas avoir évolué depuis l’affaire CE – Produits biotechnologiques quant aux OGM. Dès lors, il n’a probablement aucunement l’intention de réglementer, voire d’encadrer les OGM agricoles puisqu’il les considère encore comme sans danger pour l’environnement et la santé.
Deuxièmement, le Canada conserve la même position qu’il y a près de vingt ans par rapport aux produits issus du génie génétique, alors même que de nombreuses informations ont été rendues publiques dans la dernière décennie dans le cadre des Monsanto papersFootnote 78 notamment sur l’opacité des compagnies biotechnologiques, sur l’embauche d’experts grassement rémunérés pour confirmer l’innocuité de leurs produits et enfin sur les liens étroits entre ces entreprises et les politiques. Aussi, des procès intentés à l’égard de Monsanto ont mis en lumière les risques que posent les OGM sur la santé et sur l’environnement.Footnote 79
Troisièmement, on peut déplorer le refus du Canada de prendre en considération l’avis de nombreuses ONG, allant même jusqu’à soutenir les États-Unis dans leur refus que le Groupe spécial ne les entende. Enfin, cette affaire a toutes les allures d’une cause portée devant le juge de l’ACÉUM pour des motivations idéologiques. En effet, la mesure en cause ne concernait que le maïs blanc entrant dans la confection des tortillas. Or, 97 pour cent de ce maïs est produit au Mexique. S’il est vrai que le Mexique importe une quantité non négligeable de maïs jaune (utilisé pour l’élevage et l’industrie des produits alimentaires ultratransformés) des États-Unis, ce dernier ne faisait pas l’objet de la mesure litigieuse.Footnote 80 Qui plus est, le Canada n’exporte pas de maïs au Mexique. L’enjeu commercial ne peut donc à lui seul justifier ce différend. La présidente mexicaine a d’ailleurs annoncé une réforme constitutionnelle prochaine qui interdira définitivement la production et la commercialisation du maïs transgénique au Mexique.Footnote 81 Près d’une quarantaine d’ONG canadiennes se sont montrées solidaires aux MexicainsFootnote 82 et ont dénoncé le rôle joué par le Canada dans cette affaire.
B. ACÉUM: Taxe sur les services numériques
Le 30 août 2024, les États-Unis ont soumis une demande de consultation au titre du chapitre 31 de l’ACÉUM contestant la nouvelle taxe canadienne sur les services numériques.Footnote 83 Cette dernière a été officialisée en juillet 2024Footnote 84 en raison de l’absence d’entente internationale en la matière au sein de l’Organisation du coopération et de développement économique et du G7. Elle était toutefois déjà prévue dans l’énoncé économique de l’automne 2020. Elle impose donc aux grandes multinationales du numérique de reverser 3 pour cent de leurs recettes annuelles au fisc fédéral, et ce de manière rétroactive au 1er janvier 2022. Les entreprises ne commenceront à payer qu’à partir du 30 juin 2025. La Loi vise les entreprises générant des revenus annuels de plus de 750 millions d’euros dans le monde et de vingt millions de dollars au Canada.Footnote 85
Les États-Unis soutiennent que cette mesure est contraire à l’ACÉUM parce qu’elle établit une discrimination en faveur des entreprises canadiennes au détriment des entreprises américaines du numérique. En effet, les seuils établis auraient été fixés pour favoriser les entreprises canadiennes, les excluant de la taxe sur les services numériques. Les États-Unis invoquent des violations en matière de commerce de services (article 15.3.1) et d’investissement (articles 14.4.1 et 14.4.2).Footnote 86 La période de consultation a finalement expiré en novembre 2024, alors que l’Administration Biden avait été défaite. Il n’est donc pas surprenant de constater que les États-Unis n’ont pas déposé de demande de constitution d’un groupe spécial. Cette affaire risque toutefois de rebondir après l’entrée en fonction du nouveau président, en 2025.
3. Les développements dans le système commercial multilatéral
En février 2024, les Membres de l’OMC se sont réunis à Abou Dabi pour une treizième Conférence ministérielle. Ce fut l’occasion pour le Groupe d’Ottawa de se rencontrer et poursuivre ses efforts de réforme de l’OMC. Du côté des contentieux, le Canada a seulement fait l’objet d’une plainte de la part de la Chine.
A. La treizième Conférence ministérielle d’Abou Dabi
La treizième Conférence ministérielle s’est tenue à Abou Dabi du 26 février au 2 mars.Footnote 87 Il faut le dire d’emblée, l’ambiance était pré-apocalyptique dans la mesure où chacun savait pertinemment que cette Ministérielle risquait de constituer la dernière avant le retour de Donald Trump à la présidence américaine. Dès lors, les négociateurs souhaitaient régler certains points. Cela n’a pas empêché l’Inde et l’Afrique du Sud de menacer de s’opposer au consensus s’ils n’obtenaient pas ce qu’ils désiraient. Fidèles à leur pratique de la dernière décennie, les ONG sont de plus en plus absentes des Ministérielles, alors que les lobbys industriels continuent d’occuper le terrain. Malgré ce contexte difficile, et probablement sous la pression d’une présidence ferme et d’un accueil émirati plus que généreux, les Membres de l’OMC sont arrivés, après deux jours de prolongation, à conclure les négociations sur plusieurs points. Les Membres de l’OMC ont ainsi réussi à adopter une déclaration ministérielle consensuelle, ainsi que cinq décisions et deux déclarations.Footnote 88 Il n’en demeure pas moins que cette Ministérielle s’est encore une fois soldée avec l’impossibilité de conclure les négociations sur des sujets d’importance. Enfin, différentes innovations au niveau de la technique de négociation ont permis de tendre vers une meilleure inclusion des pays, sans que cela ne soit évidemment encore pleinement réalisé.
i. Les résultats de la Conférence ministérielle
Jusqu’aux dernières heures des négociations, l’adoption d’une déclaration ministérielle restait incertaine. Un scénario similaire à celui de Buenos Aires, où seule une déclaration du président avait été publiée après l’échec des négociations, semblait possible. Cependant, un compromis a finalement été trouvé.Footnote 89 La première décision concerne le Programme de travail sur les petites économies.Footnote 90 La Conférence ministérielle a donné instruction au Secrétariat de l’OMC de fournir des analyses factuelles afin d’alimenter les discussions entre les Membres au sein du Comité du commerce et du développement sur trois axes majeurs: (1) les défis et opportunités pour les petites économies utilisant le commerce électronique et l’écosystème numérique pour renforcer leur compétitivité; (2) l’importance de chaînes d’approvisionnement résilientes, accessibles, ouvertes, fiables et transparentes pour ces économies, notamment face aux enjeux de sécurité alimentaire et aux impacts des mesures non tarifaires; et (3) l’intégration des politiques commerciales liées à l’adaptation et à l’atténuation des changements climatiques dans les stratégies de développement des petites économies, en collaboration avec d’autres organes de l’OMC.Footnote 91
La deuxième décision vise les mesures de soutien pour une transition sans heurts des pays sortant de la catégorie des pays les moins avancés.Footnote 92 Ces dernières décennies, plusieurs pays ont accompli la transition de la catégorie des pays les moins avancés (PMA) vers celle des pays en développement (PED).Footnote 93 Cette transition peut s’accompagner de défis liés à la perte des avantages accordés aux PMA, notamment en matière d’accès préférentiel aux marchés et d’assistance technique. Par exemple, dans les dernières années, le Botswana (1994), le Cap-Vert (2007), les Maldives (2011), Samoa (2014), la Guinée équatoriale (2017), Vanuatu (2020), le Bouthan (2023) et Sao Tomé-et-Principe (2024) ont été déclassés par l’ONU de la catégorie de PMA.Footnote 94 En vertu de la décision adoptée à Abou Dabi, les pays sortant de la catégorie des PMA continueront de bénéficier du traitement spécial et différencié (TSD) ainsi que d’une assistance technique pendant trois ans après la décision de l’Assemblée générale des Nations Unies. Toutefois, certaines demandes des PMA restent en suspens, notamment leur souhait d’être exemptés de l’article 27 de l’ASMC pour continuer à subventionner leurs exportations. Un rapport du Conseil général est attendu pour la CM14.
La troisième décision est relative à la réforme de l’Organe de règlement des différends.Footnote 95 La décision adoptée sur cette question est extrêmement courte (trois paragraphes), mais souligne des avancées. Elle donne instruction aux fonctionnaires d’accélérer les discussions afin de rétablir un Organe de règlement des différends pleinement opérationnel d’ici la fin 2024. Si les signaux étaient relativement encourageants au cours des derniers mois de l’année, aucune entente n’a été conclue.
Une quatrième décision a été adoptée relativement au Programme de travail sur le commerce électronique. Depuis 1998, un moratoire interdisant l’imposition de droits de douane sur les transmissions électroniques (ce qui inclut le streaming, la musique, les films, les livres, etc.) est renouvelé conférence après conférence.Footnote 96 Cependant, en 2024, l’Inde et l’Afrique du Sud ont fait de son prolongement une monnaie d’échange, refusant son adoption sans concessions sur d’autres dossiers. En fait, l’Afrique du Sud refusait que le seuil de minimis pour les subventions à la pêche passe de 1 pour cent à 0,8 pour cent de la production mondiale puisque cela aurait eu pour conséquence de l’empêcher de continuer à subventionner son industrie. Bien que la plupart des pays africains aient soutenu cette proposition, l’Afrique du Sud s’y est opposée, bloquant ainsi l’adoption de l’accord. Quant à elle, l’Inde revendiquait la transformation de la Décision adoptée à Bali en 2013 sur la détention de stock à des fins de sécurité alimentaire en un engagement permanent, plutôt qu’une dérogation temporaire à renouveler. Durant la négociation, la Thaïlande a accusé l’Inde d’utiliser cette disposition pour subventionner ses exportations de riz, ce qui a provoqué un incident diplomatique: l’Inde a quitté la salle en exigeant des excuses. L’ambassadrice a été rappelée à Bangkok.Footnote 97 Finalement, l’UE a été claire: pas de moratoire sur les transmissions électroniques, pas de programme de travail. Autrement dit, si l’Inde et l’Afrique du Sud persistaient à refuser le renouvèlement du moratoire, c’est tout le programme de travail sur le commerce électronique qui était compromis. Finalement, un compromis a été trouvé tard dans la nuit du 1er mars, aboutissant à une prolongation du moratoire jusqu’à la quatorzième Conférence ministérielle ou au 31 mars 2026. De toute évidence, l’Inde reviendra à la charge avec ses demandes en 2026.
Enfin la cinquième décision vise les plaintes en situation de non-violation dans le cadre de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC).Footnote 98 Les membres ont ainsi convenu de renouveler une décision de 2022 interdisant les plaintes pour non-violation au titre de l’ADPIC. Ils se sont aussi engagés à poursuivre l’examen de la portée et des modalités de ces plaintes au sein du Conseil des ADPIC, et à formuler des recommandations en vue de la quatorzième ministérielle.
Enfin, les deux déclarations concernent le Renforcement de la coopération pour réduire les obstacles techniques au commerce (OTC) et la Mise en œuvre du TSD dans l’Accord sur l’application des mesures sanitaires (Accord SPS) et phytosanitaires et l’Accord sur les obstacles techniques au commerce (Accord OTC).Footnote 99 La première encourage la normalisation internationale et la poursuite des travaux sur les OTC en lien avec les changements climatiques, le développement durable, la santé et l’économie numérique. Au moment même où on voit une multiplication des initiatives unilatérales surtout de la part des Membres développés de l’OMC (ajustement carbone aux frontières, obligation de vigilance des entreprises, mesure sur la déforestation, etc.), les Membres de l’OMC déclarent que l’Accord OTC demeure le cadre pour faire face aux défis du commerce mondial et aux nouvelles priorités politiques, comme la lutte contre le changement climatique, la transformation numérique et la gestion des pandémies mondiales. Le dialogue, la coopération réglementaire internationale sont présentés comme des leviers pour réduire les obstacles techniques inutiles au commerce. La Déclaration encourage les Membres à engager des discussions précoces sur les projets de réglementation afin d’identifier et d’atténuer les barrières commerciales inutiles avant leur adoption. La deuxième Déclaration s’inscrit dans le même contexte. Elle vise à renforcer l’application du TSD dans l’Accord SPS et l’Accord OTC. En fait, bien que la légitimité et la nécessité de l’adoption par les pays développés de mesures commerciales à saveur sociales et environnementales ne soient pas remises en cause, cette Déclaration hisse l’importance de fournir l’assistance technique, la formation et le renforcement des capacités pour aider les PED et les PMA au rang de principe incontournable. On note d’ailleurs que malgré sa forme (une simple déclaration), le libellé emprunte celui d’une décision (“la Conférence ministérielle […] décide de”).
Fait important, la treizième Conférence ministérielle a été l’occasion d’accueillir deux nouveaux membres: les Comores et le Timor Leste amenant le nombre d’États membres de l’OMC à 166.Footnote 100
ii. Les sujets non réglés
Évidemment, cette Ministérielle a aussi apporté son lot de déceptions. Plus particulièrement, trois sujets étaient en bonne voie de connaître une certaine avancée, mais n’ont pas abouti à Abou Dabi. D’abord, sur la question de l’agriculture, on peut une fois de plus constater un échec. En effet, bien que les négociations sur l’agriculture soient prioritaires pour plusieurs Membres, dont une large majorité de Membres en développement, elles se sont soldées par un net recul. Non seulement aucune décision n’a été prise, mais le dernier texte affichait un recul sur certaines questions tant il présentait un langage ambigu. Même la question des éléments à négocier à l’avenir n’a pas fait l’objet d’un consensus. Les points de friction incluaient la mesure de sauvegarde spéciale pour les pays en développement, la détention de stocks publics à des fins de sécurité alimentaire et le soutien interne aux producteurs agricoles. Le facilitateur a proposé un texte listant sept sujets de négociation, dont deux options quant à la détention de stocks publics à des fins de sécurité alimentaire: la pérennisation de la déclaration de Bali et un simple renouvèlement. Aucun consensus n’a pu émerger. Plusieurs États, dont l’Inde et les États-Unis, sont restés campés sur leurs positions, en particulier sur le lien entre les subventions alimentaires et le soutien interne, bloquant toute avancée substantielle.
Ensuite, on se rappelle qu’un Accord avait été atteint en 2022 sur les subventions à la pêche illicite, non déclarées et non réglementées, et les subventions contribuant à la surexploitation des stocks.Footnote 101 À Abou Dabi, les Membres de l’OMC visaient à étendre les disciplines aux subventions menant à la surcapacité et à la surpêche. Un compromis semblait à portée de main, mais quelques Membres s’y sont opposés à la dernière minute, notamment sur des enjeux sensibles comme le régime de traitement spécial et différencié, les régimes applicables à la pêche artisanale, ou encore les notifications liées au travail forcé. Ce blocage met maintenant en péril non seulement l’avancée des négociations, mais aussi la mise en œuvre de l’accord de 2022, dont la ratification pourrait échouer sans progrès dans les deux prochaines années.Footnote 102
Un troisième dossier s’est heurté à un refus catégorique: l’adoption d’un nouvel Accord sur la facilitation des investissements pour le développement, pourtant soutenu par plus de quatre-vingt-dix pays en développement et vingt-cinq PMA.Footnote 103 L’Inde, appuyée en coulisse par l’Afrique du Sud, a invoqué la règle du consensus prévu à l’article X:9 de l’Accord instituant l’OMC. Footnote 104 Ainsi, l’Inde s’est opposée à l’adoption de ce nouvel accord, estimant qu’aucun nouvel accord plurilatéral ne devait être conclu tant que certaines questions ne seraient pas résolues comme celle relative aux négociations sur l’Accord sur l’agriculture ou encore celle concernant la réforme de l’Organe d’appel.Footnote 105
iii. De nouvelles techniques de négociation favorisant une participation plus inclusive
Lors de la CM13 à Abu Dhabi, plusieurs changements ont été introduits pour moderniser le format des discussions et améliorer la transparence des négociations. Tout d’abord, il n’y a pas eu de sessions plénières, où les ministres lisaient traditionnellement des déclarations générales sur l’OMC. Jugées peu intéressantes et inefficaces, ces interventions ont été préenregistrées et diffusées en continu dans les couloirs du centre des congrès ainsi que sur le site web de l’OMC.
Cette modification a eu pour effet de faire gagner du temps et d’organiser, à la place, deux conversations ministérielles au cours desquelles l’ensemble des délégations ont été réunies en plénière, l’une sur l’industrialisation et le développement durable, l’autre sur l’inclusion. Si l’objectif était de favoriser un dialogue spontané entre les ministres, cette approche a rencontré des résistances. Plutôt que d’échanger librement, la majorité des ministres ont lu des déclarations préparées à l’avance, ce qui a irrité la représentante américaine au Commerce, Catherine Tai. Elle a déclaré se distancer de ses notes pour encourager une discussion plus dynamique. Bien que non concluante, cette initiative représente néanmoins un pas dans la bonne direction.
Un autre changement majeur concerne la transparence des négociations. C’est un fait connu que les plus petites délégations ne peuvent assister à l’ensemble des discussions qui se déroulent en parallèle. Pour remédier à ce problème, des réunions de convergence ont été organisées deux fois par jour, permettant à tous les membres d’être informés de l’avancée des discussions et de mieux participer aux négociations en cours.
Enfin, une nouvelle pratique de réunions de transparence a été introduite: chaque soir, à vingt heures, le président et les facilitateurs des différents comités ont présenté un point d’étape sur l’état des négociations, exposant les principaux blocages. Cette approche a rendu les journées plus longues, mais elle a été largement saluée pour sa clarté et son efficacité.
Ces innovations sont le fruit d’une pression croissante de certains États, qui demandent plus de transparence et une meilleure inclusion dans le processus décisionnel. Il est à prévoir que la prochaine Conférence ministérielle, organisée à Yaoundé en 2026, poursuive ces efforts d’inclusivité.
B. Contentieux commerciaux impliquant le Canada
Sans surprise, le 6 septembre 2024, la Chine a fait une demande de consultation relativement aux surtaxes douanières sur les véhicules électriques, l’acier et l’aluminium que le Canada avait annoncé. Selon la Chine, ces mesures sont non conformes aux articles I:1, II:1(a) et II:1(b) du GATT. Si plusieurs analystes considèrent que le Canada devait agir face aux pratiques déloyales de la Chine en matière de production de véhicules électriques (par de généreuses subventions notamment sur la construction de véhicules électriques, mais aussi sur les intrants comme l’acier et l’aluminium et sur l’énergie), ils avaient néanmoins prévenu le Canada que la Chine réagirait à ces mesures.Footnote 106
Enfin, le Canada a demandé à agir à titre de partie tierce dans le cadre de cinq différends.Footnote 107 Notons parmi ces derniers, la plainte déposée par la Chine à l’égard de l’Inflation Reduction Act du gouvernement Biden. À cet égard, un groupe spécial a été constitué à la fin de l’année.Footnote 108 Nous reviendrons assurément sur cette affaire dans notre chronique 2025.
4. Conclusion
L’année 2024 sera probablement considérée à l’avenir comme la dernière du “monde d’avant.” De toute évidence, l’arrivée en poste de Donald Trump modifiera considérablement la donne. Le Projet 2025Footnote 109 annonce une remise en cause des fondements même du système de libre-échange que nous connaissons depuis 1947. Si l’administration américaine réalise en tout ou en partie le programme promu, on doit se préparer à une année difficile, et probablement à un remodelage en profondeur de nos façons de faire. La réaction que les pays auront face à l’administration Trump ainsi qu’entre eux déterminera l’ampleur du remodelage.
C’est surement pour assurer une certaine stabilité face à cette situation que les États membres de l’OMC ont reconduit la Directrice générale de l’OMC, madame Ngosi Okongo Iwaela, près d’un an avant son terme.Footnote 110 En effet, les membres ont décidé par consensus de sa réélection le 29 novembre 2024, alors que son deuxième mandat ne commence que le 1er septembre 2025. Dans tous les cas, on doit se préparer à des bouleversements importants. Les prochains mois, voire les prochaines années, mettront à rude épreuve le système commercial, imposant à tous d’adopter une résilience certaine. L’avenir nous dira si celle-ci prendra la forme d’une résilience de maintien ou de renouveau.Footnote 111