Paru il y a deux ans, le livre de Laure Bereni aborde un sujet dont l’importance n’a fait que grandir par la suite. L’ouvrage explore diverses tensions entourant la gestion de la diversité en entreprise, en particulier les modalités de légitimation de ces pratiques telles que vécues par les gestionnaires. À travers une étude comparative entre les États-Unis et la France, l’autrice situe les efforts des gestionnaires de la diversité dans des contextes historiques et sociopolitiques contrastés. Bereni met en relation les approches des acteurs publics et privés à l’égard des politiques de diversité, l’identité des gestionnaires, et le type d’encadrement de la diversité au sein des entreprises. Le livre présente ainsi une perspective exceptionnelle, intime et sophistiquée sur l’univers élitiste de l’entreprise.
Importance et défis
L’étude de Bereni, publiée peu après la décision de la Cour suprême des États-Unis abrogeant l’affirmative action Footnote 1, arrive à un moment charnière pour les travaux sur la diversité en entreprise. Bien que les entreprises dans les deux pays ne reflètent pas la diversité de leurs populations, les groupes conservateurs et l’administration Trump ont ciblé les politiques de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI) des entreprisesFootnote 2. De nombreuses entreprises tendent à se faire plus discrètes dans leurs efforts en matière de diversitéFootnote 3. L’ouvrage de Bereni jette un éclairage essentiel sur les stratégies mises en œuvre par les gestionnaires de la diversité afin de préserver la légitimité de leur domaine. À la lumière des récents développements politiques, il s’avère crucial pour comprendre comment la gestion de la DEI, qui reste profondément liée aux mouvements de justice sociale, a évolué dans un champ de mines politique (p. 19).
La méthodologie de Bereni mérite une attention particulière. Bereni a mené des entretiens approfondis en français et en anglais avec des gestionnaires de la diversité en France et aux États-Unis qui, paradoxalement, effectuaient un travail de diversité et militaient en faveur de ce travail – un conflit potentiel pour ces professionnels, mais aussi pour les chercheurs du domaine (p. 21, 206). Cette situation a compliqué l’obtention d’entretiens francs (p. 24, 27). À cela s’ajoute la complexité de l’organisation de données tirées de contextes linguistiques et juridictionnels distincts. Cette approche comparative révèle comment la gestion de la diversité fonctionne à l’intersection de l’entreprise et de la société, dans deux pays dont les économies, les normes sociales et les politiques diffèrent profondément (p. 247).
Contributions théoriques
Contrairement à d’autres postes de gestion au sein de l’entreprise, le débat autour de la légitimité des politiques de DEI est ce qui définit et limite le rôle des gestionnaires de la diversité. Ce livre s’interroge donc sur les lieux, les acteurs et les modalités par lesquels la gestion de la diversité en entreprise obtient la plus grande légitimité (p. 8-9).
Concernant d’abord les lieux, Bereni tente d’élucider si l’implication juridique et gouvernementale dans la réglementation de la diversité favorise ou entrave sa légitimité. En France, elle souligne l’importance de la régulation publique directe des politiques de DEI des entreprises (p. 43, 100-101, 127). Généralement perçue de manière positive par les responsables de la diversité (p. 165), cette implication confère une légitimité aux pratiques internes de DEI en permettant à ces responsables d’exiger l’engagement d’autres gestionnaires au sein de l’entreprise (p. 167) et en établissant des règles de base que les entreprises souvent dépassent, gagnant ainsi une reconnaissance publique pour leurs efforts (p. 139, 170). Cette intervention régulatrice a toutefois l’inconvénient d’institutionnaliser, dans la gestion de la diversité des entreprises, le discours « aveugle à la race » et la restriction des « nomenclatures ethniques » caractéristiques des politiques françaises (p. 130, 176). Le livre montre que la gouvernance de la DEI reste illégitime pour traiter les inégalités raciales, mettant plutôt l’accent sur l’égalité professionnelle, le handicap et l’âge (p. 138).
En contraste avec le cas français, Bereni révèle comment la politique américaine, comme l’anti-discrimination et l’affirmative action, reste distincte de la gestion de la diversité (p. 190). L’autrice décrit la conformité juridique comme une « obligation » répressive (p. 152), ou comme un « bad cop » cantonné à la prévention et à la sanction (p. 158). En partie parce que la « diversité » est un « mot politiquement chargé » (p. 155), les gestionnaires de la diversité maintiennent leur légitimité en dissociant leur travail de la satisfaction d’obligations strictement juridiques (p. 144, 152, 154). Alors que les arguments juridiques ayant justifié l’abrogation de l’affirmative action sont de plus en plus mobilisés pour attaquer les politiques de DEI des entreprises, cette séparation devient plus cruciale, mais aussi plus difficile à maintenir.
Concernant ensuite les acteurs, Bereni utilise le concept de « réalisme identitaire » pour analyser comment l’identité des responsables de la diversité valorise ou dévalorise leur travail et confère une légitimité à leur domaine (p. 136, 177, 190). Bereni montre qu’aux États-Unis, les identités minoritaires sont perçues comme des gestionnaires de la diversité plus « crédibles », qui expriment de manière précise ce qui est nécessaire pour remédier aux inégalités au sein de l’entreprise (p. 184). À l’inverse, en France, le travail des responsables de la diversité est perçu comme plus légitime s’ils n’appartiennent pas à des identités minoritaires, car cela montre qu’ils représentent une « universalité de la diversité », par-delà la seule diversité raciale (p. 194). Cette valorisation de la blancheur dans la gestion de la diversité témoigne de l’adhésion d’une entreprise au non-racisme français « aveugle à la couleur » décrit précédemment (p. 104, 195, 198, 200).
Le livre classe également les types de gestionnaires de la diversité en fonction de la manière dont ils interprètent leur rôle, ce qui permet d’aborder sous un angle nouveau la manière dont la diversité est légitimée en interne (p. 18-19, 80, 84, 211). Une minorité de responsables dans les deux pays se considèrent comme des militants qui envisagent leur travail comme une « mission civique » allant au-delà d’un mandat orienté vers le profit (p. 212, 215). D’autres s’engagent à fournir des services à leur communauté locale – par exemple, par la création de réseaux de groupes d’affinité – mais se distancient néanmoins de tout militantisme (p. 231). La dernière identité conceptualisée par Bereni est celle qui se concentre uniquement sur le profit (aux États-Unis) (p. 221) ou qui se distingue d’un rôle spécifique à la diversité en tant que « gestionnaire de projet » (en France) (p. 226). Ces agents non seulement se séparent activement de tout militantisme, mais rejettent également l’idée d’une mission morale ou civique dans leur travail (p. 46).
Concernant enfin les modalités, les recherches de Bereni examinent la manière dont les objectifs de la gestion de la diversité sont formulés dans chaque juridiction afin de préserver leur légitimité. Aux États-Unis, l’argument le plus « viable » en faveur de l’importance de la DEI pour les entreprises a toujours été l’argument commercial, dans lequel la gestion de la diversité est présentée comme un moyen d’améliorer les entreprises et les profits (p. 69, 72-73, 81, 96). Bereni et plusieurs personnes interrogées restent toutefois sceptiques quant à cette stratégie : comme l’a fait remarquer un des responsables de la diversité interrogés, l’argument commercial est utile pour plaider en faveur de la DEI auprès d’autres dirigeants, mais il ne s’est pas vérifié dans les faits (p. 133). La gestion de la diversité peut également être rendue plus légitime en étant encadrée par le mouvement de la responsabilité sociale des entreprises ou en tant que bien commun (p. 20). En France, les responsables de la diversité se sont appuyés sur ce cadre, avec le soutien actif de l’État (p. 121, 170). L’inconvénient de cette stratégie, affirme Bereni, est que cette légitimité repose moins sur la mise en œuvre effective des politiques de DEI que sur l’apparence de leur défense (p. 16-17).
Le futur de la gestion de la DEI et la recherche de Bereni
Ce livre illustre comment la vision de l’État influence la manière dont la DEI est encadrée en entreprise, tout en invitant à repenser son rôle pour lutter contre son instrumentalisation politique. Bereni établit un parallèle unique entre la législation anti-discrimination aux États-Unis et la gestion de la diversité – un avertissement que les défenseurs de la diversité devraient prendre en compte. Dans le premier cas, la demande de réglementation visant à remédier à l’inégalité a évolué vers un scepticisme manifeste, considérant ces mesures comme un « excès » qui a conduit au recul de lois comme l’affirmative action (p. 32). Le livre fait preuve d’une honnêteté rafraîchissante quant aux coûts de la gestion de la diversité qui pourraient également nuire à sa mission (p. 20-21), notamment le paradoxe coûteux qu’elle pose (p. 247) : les gestionnaires doivent nier les fondements idéologiques et politiques de la DEI pour affirmer qu’elle améliore les affaires ou la société, mais doivent aussi travailler au sein de fractures idéologiques et politiques menaçant la légitimité du domaine ou lutter contre elles. La prise en compte de ces coûts ne peut que contribuer à légitimer les efforts de diversité.
Alors que la diversité demeure un enjeu central de la gouvernance contemporaine, les attaques contre la DEI ont perturbé le consensus qui prévalait parmi les acteurs concernés au sujet des efforts d’inclusion. Dans ce moment délicat, cet ouvrage constitue une ressource précieuse pour les recherches futures en politique, en droit et en études des organisations. Il convient de s’interroger : les différends et les pressions politiques et culturelles, même lorsqu’ils sont fondés sur des arguments spécieux, sont-ils susceptibles de fragiliser les efforts de diversité adoptés pour améliorer les entreprises? Que pourrait révéler l’étude de Bereni si elle était répétée aujourd’hui? Les enseignements tirés du livre représentent-ils un risque pour les efforts de diversité, ou peuvent-ils être utilisés pour faire progresser leurs objectifs? Comment répondre de façon systématique aux défis des gestionnaires de la diversité? Comment la méthodologie comparative et les données de ce livre pourraient-elles être réutilisées par les chercheurs et les décideurs politiques, ou transposées dans d’autres économies développées? Compte tenu de l’importance de ces questions et du fait que les recherches novatrices de Bereni nous donnent un aperçu d’un monde qui nous était auparavant caché, le livre devrait également être publié en anglais afin d’élargir sa portée internationale.