« Prenez le fardeau de l’Homme Blanc
Envoyez le meilleur de votre descendance
Promettez vos fils à l’exil
Pour servir les besoins de vos prisonniers ;
Pour veiller […] sur un peuple folâtre et sauvage
Vos peuples boudeurs, tout juste pris,
Moitié démon et moitié enfant. »
Rudyard Kipling, « Le fardeau de l’homme blanc » (The White Man’s Burden), 1899
« If I knew for a certainty that a man was coming to my house with the conscious design of doing me good, I should run for my life. »
Henry David Thoreau, Walden, 1854
Dans le discours public, le développement international est une notion ambiguë. Elle est connotée positivement et offre l’apparence d’être compréhensible par tous, si ce n’est indiscutable, un allant-de-soi. Point besoin, donc, de le définir avec exactitude puisqu’il ferait l’unanimité. Mais devant ses manquements et progrès souvent incertains, de nombreux spécialistes interrogent cette pseudo-évidence et, pire, croient qu’il faut se demander s’il y a encore espoir que le développement international puisse véritablement constituer une contribution à un monde meilleur (Rist Reference Rist2013; Olivier de Sardan Reference Olivier de Sardan2010; Bourdieu Reference Bourdieu2001; Parfitt Reference Parfitt2002).
En corollaire à cette prémisse, on peut également contester le rôle qu’y joue la coopération volontaire. Dans cet essai, mon argument est le suivant : l’instrumentalisation de la croyance spontanée – au sens gramscien du terme – chez les jeunes coopérants en puissance, en la validité du système de développement international tel qu’on l’entend au sens normalisé du terme, suit une logique de fausse bonne idée misant sur la candeur d’une jeunesse désireuse de contribuer à un monde meilleur, par une élite qui en tire délibérément un profit économique et politique. Comme l’ont expliqué Bernard Hours (1999), Brian Murphy (Reference Murphy2000) et Sangeeta Kamat (Reference Kamat2004), même le travail en Organisations non gouvernementales (ONG), spontanément positivé dans l’opinion publique, n’est pas à l’abri des contradictions irréductibles de ce qu’on ne peut qualifier que d’industrie du développement.
J’ai le bonheur d’enseigner depuis 30 ans l’anthropologie critique du développement à des cohortes d’étudiants universitaires. À la base de cette spécialisation, je fréquente depuis 40 ans des groupes paysans des hautes-terres d’Asie. J’ai séjourné parmi eux en Inde, en Thaïlande, au Laos, au Vietnam et dans le sud-ouest de la Chine. J’étudie leurs cultures par l’observation participante et la relation de confiance sur la longue durée. J’ai abondamment publié à leur sujet, avant tout dans le but de contribuer à les visibiliser au-delà de frontières d’États fortement centralisés cherchant d’abord à les dissoudre dans les majorités nationales.
Au cours de ces décennies, j’ai vu s’installer, opérer, conclure, puis disparaitre un nombre considérable d’ONG, avec leurs projets habilement ciblés et inévitablement courts – 3 ans environ. Chacune apportait dans sa besace des savoirs experts développés ailleurs, qu’allaient mettre en pratique des coopérants volontaires, souvent étrangers mais parfois issus du pays d’accueil ou d’un voisin, invariablement urbains, bienveillants et optimistes, profondément convaincus qu’ils et elles étaient en mesure, avec leurs racines fermement plantées dans la modernité technologique, d’aider les gens simples visés par ces projets. L’immense majorité, et ce même dans les cas d’ONG issues de pays du Sud global, étaient également peu ou mal informés sur les cultures humaines qui allaient être l’objet de leurs actions, ni très au fait du contexte politique et historique particulier où elles se dérouleraient : régimes communistes, dictatures militaires, espaces de conflits ethniques, de tensions linguistiques, anciennes zones de guérillas, de guerres civiles, de prédations, etc. Le décompte des cibles d’interventions de tels projets est impressionnant : hygiène publique; éducation nationale; passage à l’agriculture commerciale; adduction d’eau; électrification; empowerment des femmes; enseignement de l’Anglais; montages financiers pour l’entrepreneuriat; sensibilisation à l’approche coopérative; micro-crédit; monétarisation du commerce; construction de passerelles, de pistes, de places de marché; préservation de la biodiversité; restauration des zones forestières; transformation et mise en marché de plantes médicinales; valorisation des savoirs locaux; préparation à l’insertion sur le marché du tourisme; et la liste est encore longue.
Lorsque ces initiatives se déployaient sur des terrains que je fréquentais depuis des années, j’ai souvent été perplexe face à leurs buts, leurs convictions, leur science. Plusieurs des gens ciblés par ces actions bienveillantes m’ont confié leurs doutes sur la validité de telles démarches; publiquement, toutefois, elles se tenaient coi pour au moins bénéficier d’une portion de l’enveloppe budgétaire attachée à ces actions.
J’ai aussi eu l’occasion de donner un bon nombre de conférences à des fédérations d’ONG sur le terrain ainsi qu’à des ONG particulières. Ce furent des expériences déconcertantes qui m’ont conduit à écrire, en 2011 :
A derogatory interpretation on the part of many outside actors […] is further compounded by a rampant will to ignore local and regional history and culture along with their implications for today’s economics and politics. This will is often rationalized with arguments such as a lack of time, means, or easily accessible information. We also hear of the political and historical unimportance, in the broader scheme of things, of these marginal groups. (Michaud Reference Michaud, Michaud and Forsyth2011 : 221)
J’ai systématiquement fait état de ces expériences dans mes cours en sciences sociales, dans le but de nourrir la réflexion critique de certains, mais surtout, ai-je observé avec le temps, pour provoquer un éveil de conscience pour une majorité n’ayant pas réellement saisi les ressorts du développementisme. Aux dires des étudiants, il semble que j’aie contribué à en pousser plusieurs hors de leur zone de confort – un bon nombre m’en remerciant en fin de semestre. Mais j’ai probablement aussi contribué à en dégouter plusieurs, rebutés par la discipline exigeante de pratiquer une pensée critique humaniste et de sans cesse questionner l’évidence. Il n’est pire sourd que qui refuse d’entendre – et il n’est meilleur candidat à la servitude volontaire que qui fait le choix d’accepter son état.
Développé en 6 sections, cet essai débute avec une analogie heuristique permettant de mieux relier le Nous à l’Autre, puis discute de la notion d’hégémonie culturelle, pour ensuite passer à l’analyse de la question du développement international et de son idéologie, ainsi que de leurs implications pour la coopération volontaire. Il se clôt sur la question : dans le contexte politique et idéologique déterminant le champ du développement international, peut-on encore vouloir être coopérant volontaire? En réponse, des avenues d’implication active sont proposées.
Préambule en mode analogique : un récit de disempowerment dans le Québec rural
Avant de traiter directement du développement et de sa bouture, la coopération dans le cadre des Organisations non gouvernementales, je propose un détour par le familier qui servira d’analogie pour souligner les enjeux de cette conversation.
Récemment, j’étais dans un pub avec quelques représentants de l’intelligentsia montréalaise. Au fil de la conversation, un convive nous partage son bonheur devant la renaissance du village de Z dans le Bas-du-Fleuve, au Québec, le lieu de villégiature familiale d’un de ses bons amis. Auparavant, nous dit-il, l’endroit était morne : population en déclin, église délaissée, patrimoine délabré, et une épicerie dégarnie. On y baignait dans la monochromie des villages québécois de la Grande Noirceur, celle des jeunes qui partent et des vieux qui attendent. Un jour, lui confiait son ami, un couple de Montréalais courageux s’est installé au village pour démarrer une boulangerie-épicerie et, je cite, « combattre la tyrannie du pain Gailuron et de la saucisse Hygrade ».
Dans leur sillage, un autre migrant urbain vient ouvrir un café. Puis arrive un restaurateur proposant une cuisine délicate. Une confiserie sort du sol, une poissonnerie, une boutique de souvenirs. L’offre auparavant timide au comptoir de la Société des alcools du Québec se bonifie. Après des décennies de vaches maigres, le conseil municipal a enfin les moyens d’embellir les espaces publics et de soutenir un petit musée. La rue principale reprend des couleurs et l’été, les vacanciers affluent vers ce havre de renaissance côtière.
Mes convives ont tous visité Z et goûtent le propos : « Tellement beau en été! », « Un haut-lieu du terroir! » « Une oasis dans le désert alimentaire! ». Ayant moi-même grandi « en région » et étourdi par ce récit rédempteur, je lance: « Voilà! Les Montréalais ont civilisé la bourgade! » Méjugeant l’ironie, les buveurs acquiescent joyeusement.
Cette réaction spontanée soulève une question radicale : dans quel état d’esprit faut-il se trouver pour adhérer à ce récit de salut moderniste? Réponse : il faut avoir la mémoire courte. Et il faut méconnaître la force des hégémonies. Je m’explique.
Jusqu’au 19ème siècle, la population du Québec était surtout rurale et vivait suivant les principes d’une économie de subsistance et de proximité : on cultivait ce qu’on mangeait, on mangeait ce qu’on cultivait. Trois, parfois quatre générations résidaient sous un même toit et tous s’y occupaient à perpétuer leur monde. La réciprocité et la mise en commun des bénéfices étaient les clés de voute de cet arrangement. On faisait pousser ce qu’il fallait pour nourrir une maisonnée toute l’année, mangeant frais en été, en conserves l’hiver. On possédait ce qu’il fallait d’animaux pour pourvoir la maisonnée en oeufs, lait, crème, fromage, viande et produits dérivés. On barattait, on boulangeait. On fabriquait ses outils et ses vêtements. On entretenait ses bâtiments. Durant le long hiver, chauffé du bois prélevé dans le haut de sa terre, on planifiait la prochaine année, les semis, les visites, les mariages. Au marché, on allait de temps en temps se procurer ce qui manquait (sel, clous, casseroles…), écouler quelques surplus, et prendre des nouvelles. Bref, on échangeait. La vie paysanne, comme le climat, était rugueuse, exigeante, parfois pénible, mais elle faisait sens (Provencher Reference Provencher2010).
Arrive la Révolution industrielle. Colonialisme aidant, le Grand Capital rêve de marchés élargis et de production infinie. Il faut des bras pour les chantiers, les manufactures et les usines, les routes et les chemins de fer reliant graduellement les villes aux campagnes pour répondre aux besoins de mouvement des marchandises et d’une population mise en circulation par les bouleversements économiques (Jouve Reference Jouve2004). C’est l’époque où débute la grande migration rurale-urbaine. L’attractivité des salaires séduit un monde paysan surpeuplé et mal entraîné à fréquenter l’argent. Qui pourrait se priver d’une telle manne? Ce, même s’il faut consacrer le plus gros de ces revenus à se déplacer, se loger et désormais, à acheter ses outils, sa nourriture, ses vêtements.
Les zones urbaines gonflent et il faut nourrir la masse laborieuse. Des nantis accaparent les terres agricoles délaissées et se mettent à l’opportunité du siècle : la concentration de la production agricole sur un mode industriel, avec une partie des paysans acceptant de se convertir en salariés agricoles faute d’options. Financiers et législateurs s’entendent pour faciliter ces transactions. Le rythme de la production agricole industrielle s’emballe et on ouvre de nouveaux marchés. Pour surnager, les petits cultivateurs indépendants n’ont plus d’autre choix que de se mettre aux cultures commerciales dopées aux semences améliorées et aux intrants chimiques. Ils achètent ces intrants dans les entrepôts contrôlés par ces mêmes industriels et avalisés par le gouvernement, qui ferme les yeux sur les coûts environnementaux en croissance. Ce faisant, le paysan indépendant accepte graduellement d’introduire dans sa production des denrées qu’il ne pourra pas manger (tabac, lin, bois de pulpe), de concentrer son élevage sur une ou deux espèces rentables (la vache laitière, le porc) et de laisser filer la diversité qui garantissait son indépendance : semis anciens, plantes médicinales, potagers…
Les savoirs et savoir-faire coutumiers ancestraux et les réseaux coutumiers de l’entraide commencent à s’étioler, on doit désormais se procurer ses aliments, ses vêtements, ses outils faits à la chaine puisque le temps, la matière et les bras manquent.
La production industrielle tourne à plein régime. La concurrence est féroce et l’entrepreneur, entreprenant comme il se doit, se met à irradier vers les campagnes plus distantes, à la recherche de marchés que l’accroissement incessant des réseaux routier et ferroviaire – à même les fonds publics – lui permettent maintenant de rejoindre. Par bonheur pour ces industriels, industrieux comme ils savent l’être, le cultivateur est pragmatique : pourquoi boulanger toutes les semaines quand le pain Gailuron coûte une chanson et se conserve plus longtemps? Pourquoi s’arracher les yeux à carder, tisser, teindre ou tricoter quand on trouve des chandails manufacturés et durables? Pourquoi diable se salir à faire boucherie quand la saucisse Hygrade et le baloney font l’affaire? Bien sûr, il faut tout se procurer dans le commerce et payer en argent, mais il y a tellement de choix! En plus, c’est moderne! crie la jeune génération en visite pour les sucres ou les foins.
À ce rythme, donc, la démographie des campagnes chute et la production de subsistance s’éteint. La génération urbanisée, coupée du contact journalier avec les précédentes, néglige les savoirs coutumiers faute d’y être exposée. La campagne devient anémique et amnésique.
Quand le village est moribond, quand les jeunes ne reviennent plus et que les services fondent à vue d’œil, les communautés les moins accablées à cette loterie de l’extinction sont celles situées en bord de Fleuve. Avec quelques beaux restes, elles voient passer les urbains en villégiature et rêvent de pouvoir un jour faire comme ces héraults de la modernité qui ne doutent pas de leur place dans le monde. Ce sont les nouveaux prophètes du cosmopolitisme et de la techno-normativité, cette nouvelle normalité enracinée dans l’urbanité triomphante. Ils sont éduqués, maitrisent la nouveauté, ils sont à l’aise. Certains parmi ces Rats des villes consentent généreusement à donner de leur temps pour révéler aux Rats des Champs la voie à prendre pour sortir du cercle vicieux de l’obsolescence. La facture de cette renaissance : l’adhésion aux principes de l’économie de marché, la réforme les habitudes révolues, l’acceptation de la vie endettée, l’universalité du principe de compétition, et le désir de briser le cercle du local pour s’ouvrir au global. À quoi s’ajoute bientôt la protection environnementale, une nouvelle religion de l’élite urbaine conscientisée et décoloniale, qui prône qu’il faut accepter de ne plus penser qu’au profit, modérer l’usage des intrants chimiques dans la production agricole et animalière, vendre et consommer localement, passer au bio, au fait main, à l’électrique, et réduire la déplorable signature carbone des « régions » accros aux hydrocarbures.
L’habitant repenti écoutera attentivement ces néo-shamanes et méditera leurs enseignements. En admettant sa propre incompétence, il s’amendera pour expier ses pratiques et croyances dépassées. Il obtiendra diplômes, quotas, subsides et crédits d’impôt, sur la promesse d’un progrès certifiable. Il se convertira à la décroissance, au reboisement, à la permaculture, à l’omniculture responsable, à l’économie circulaire, au sans-déchet, à l’auto-production, à l’auto-consommation, et il (et elle) créera des communs pour favoriser la réciprocité locale. Bref, il repaysannera son monde (Lamontagne Reference Lamontagne2024).
L’ironie est belle tant elle est parfaite.
Le rôle déterminant de l’ignorance, symptôme d’hégémonie culturelle
On l’aura compris, le lien que je propose avec cette analogie, c’est l’importance de l’ignorance construite comme moteur de l’industrie du développement international quand vient le temps de monter les projets développementistes et de recruter les coopérants volontaires. À contrepied de la logique conventionnelle, je ne réfère pas ici à l’ignorance du paysan que veut éduquer l’expert. Je parle d’abord de l’ignorance stratégique des grands acteurs économiques, qui n’ont pas intérêt à ce qu’on conteste les fondements d’une industrie rentable et en phase avec l’esprit du capitalisme. Mais je songe aussi à l’ignorance passive des coopérants en puissance. Le coopérant volontaire est souvent perçu comme une figure assez homogène : une personne jeune, naïve, bienveillante, issue d’un milieu urbain du Nord, et aisément influençable. Une telle représentation est bien sûr un raccourci qui ne rend pas compte de la diversité sur le terrain où l’on rencontre également des coopérants originaires du Sud, des membres des diasporas, des retraités, des professionnels critiques ou des acteurs impliqués dans des initiatives de coopération Sud-Sud. Cependant, ceux-là ne forment qu’une minorité. Ils et elles ajoutent des nuances, mais ne changent pas sur le fond le profil dominant des candidat-e-s potentiels que recrute en priorité cette industrie vorace.
Une ignorance qui se voit sanctionnée par des diplômes. Dans les formations spécialisées en développement et en études internationales, souvent soutenues activement pas les ministères, entreprises et organismes intéressés et au sein desquels sont passibles de trouver un emploi séduisant les personnes inscrites, on a longtemps enseigné de manière routinière que la dynamique sociale qui a bouleversé et chambarde toujours la vie des paysans africains, asiatiques ou sud-américains est de nature similaire à celle qui a rendu inadaptés les cultivateurs québécois d’antan : une résistance rustique à un changement désirable, nécessaire et surtout, inéluctable. Le paysan ne saisirait pas spontanément où se trouve son bénéfice, il faut l’y éduquer ; c’est là « le fardeau de l’expert ». Par bonheur, cette vision unidimensionnelle ne fait plus recette et devant la montée des attentes dans le champ des études critiques du développement, les candidats à ces diplômes ainsi que les programmes où se déploie cet enseignement ont fait des ajustements importants. Leurs bailleurs de fonds toutefois, et le marché de l’emploi, semblent tarder à prendre le train de la refonte de l’idéologie développementiste; on verra les ressorts de cette lenteur calculée à la prochaine section.
En sciences sociales et humaines critiques, où l’arrimage entre formation et besoins du marché est beaucoup moins fonctionnel (qui étudie en histoire de l’art, en philosophie phénoménologique ou en anthropologie culturelle dans le but de décrocher « une bonne job »?), on enseigne que dans tous ces cas, ici comme ailleurs, il s’agit plutôt des conséquences historiques de ce qu’on nomme « la transition agraire » (Kay Reference Kay, Veltmeyer and Bowles2017). Il s’agit d’un mouvement historique radical accompagnant le capitalisme, qui draine depuis cinq siècles les zones rurales du monde entier pour, d’une part, concentrer les terres en un très petit nombre de mains qui y implanteront une production agricole intensive et hautement profitable (plantations et monocultures), et d’autre part, mettre en mouvement les paysans rendus surnuméraires pour les convertir en main d’oeuvre bon marché dans les zones périurbaines où se concentre la production industrielle et manufacturière.
Pour théoriser ce problème de l’ignorance, on peut avantageusement réfléchir à partir de la notion d’hégémonie culturelle proposée par le penseur et militant italien Antonio Gramsci. Incarcéré en 1926 par le régime fasciste de Benito Mussolini pour son activisme marxiste, Gramsci utilise 11 années de captivité, soit jusqu’à sa mort, pour diffuser sous le manteau un raisonnement qui permet entre autres choses de déconstruire la notion d’ignorance, vue de cette manière sous l’angle de la méconnaissance construite et de la crédulité politique cultivée (Piotte Reference Piotte2010).
Pour Gramsci, l’hégémonie culturelle est le fait d’une élite au pouvoir soucieuse d’assurer la pérennité de sa domination en générant au sein des masses un acquiescement spontané (Kurtz Reference Kurtz1996). Car pour assoir une domination durable de la majorité par une minorité, la force seule est trop incertaine. Il en coûte de garder sur un pied d’alerte un appareil répressif généralisé, efficace et fidèle, et celui-ci peut aisément se retourner contre son maître – on songe au groupe mercenaire Wagner en 2023 en Russie poutinienne. Idéalement, en complément à ces outils coercitifs doit s’ajouter un travail sur les esprits. Gramsci n’a pas inventé cette idée, Étienne de la Boétie (1574) parlait il y a cinq siècles du respect qu’avait le peuple pour qui les tyrannisait comme d’une « servitude volontaire ». Récemment, Noam Chomsky (2008) a qualifié cette dissimulation au grand jour de « fabrication du consentement », c’est-à-dire un procédé idéologique par lequel une absurdité peut être acceptée des masses en raison d’un puissant discours public de normalisation – les procédés délirants du trumpisme en étant un excellent cas de figure.
À première vue, dans les sociétés démocratiques, pareille conception a longtemps semblé excessive. La liberté de penser n’y est-elle pas l’un des droits les plus fondamentaux? Une société dirigée par une élite n’est-elle pas nécessaire comme l’a depuis longtemps démontré John Locke (1690), garante d’un contrat social par lequel le citoyen admet les conditions de sa subordination comme nécessaires et acceptables. C’est ce qu’on appelle l’argument légal-rationnel. Mais qu’on y songe un instant et des exemples bancals de constructions normatives du quotidien sautent aux yeux. Pensons à la croyance en la démocratie comme forme la plus achevée du politique; à la reconnaissance de la Loi comme cadre réglementaire suprême de la vie en société; à l’acceptation du devoir pour tous de payer ses impôts; au patriotisme avalisant un militarisme d’état; ou encore à l’acceptation de la légitimité des privilèges des monarques et du grand capital, positivés par une puissante presse people et des médias concentrés aux mains de richissimes intérêts particuliers.
Pour mettre cette cécité acceptée en perspective, jusqu’à récemment nous acceptions le dogme que l’univers était en rotation autour de la Terre. Et il semblait évident à nos prédécesseurs qu’un humain pouvait être la propriété privée d’un autre humain. Que la subordination des femmes par les hommes, celle des Noirs par les Blancs, étaient naturelles. Que le droit de vote était réservé aux propriétaires terriens. Que les Premières Nations étaient incapables de s’administrer par elles-mêmes. Que la divergence sexuelle relevait de la pathologie. Et tant d’autres incohérences qui, et c’est crucial de le souligner, faisaient formellement partie du cadre légal national. Nous avons délaissé beaucoup de ces errances et les jugeons négativement aujourd’hui, modifiant les lois en conséquence.
Là où le bât blesse, c’est qu’en dépit de telles leçons de l’Histoire, nous demeurons obstinément myopes concernant les iniquités de notre temps, qui inévitablement seront elles-mêmes plus tard dénoncées. Nous tendons à persister dans l’acceptation globale de l’opinion publique dominante véhiculée par des médias (sociaux) et la législation, parfois même quand nous butons sur la preuve du contraire. Ainsi, pour revenir aux exemples d’il y a un instant, chacun sait que
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La démocratie occidentale est fondée sur une politique partisane totalement dépendante d’un support financier versé (directement ou indirectement) à chaque parti par des intérêts corporatistes, et que les lobbies ont justement pour mission, en toute légalité, de faire pression sur les décideurs politiques pour que les intérêts de profitabilité de leurs commettants s’en trouvent maintenus ou accrus.
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Ce sont les députés en chambre qui conçoivent, proposent et votent les lois qui lieront ensuite l’ensemble de la société : définitions légales du genre, âge de la majorité, droit de vote, quotas d’immigration, subventions à l’industrie, subsides au développement international, etc. Ces mêmes députés qui répondent à la logique partisane, portant les contradictions de leurs alliés et commettants, sur un horizon court confiné à 4 ans, la durée de leur mandat.
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Les nantis bénéficient d’accès à des formes d’évitement et d’évasion fiscale qui leur évitent de payer leur juste part d’impôts – et souvent rien du tout –, des options parfaitement légales, qui sont totalement inaccessibles au citoyen ordinaire faute de moyens et de connaissances (services comptables malléables, services juridiques privés, portes ouvertes dans les paradis fiscaux, etc.).
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La fortune accumulée des monarchies modernes – le Canada reconnaît toujours la famille royale britannique comme son souverain légitime – s’est constituée sur des siècles d’exploitation féodale des masses paysannes, de guerres de prédation, de colonialisme brutal, d’esclavagisme, d’accaparement des terres et de la richesse collective, de cleptocratie et d’impunité judiciaire. Mais les grandes familles royales et leurs alliés continuent de jouir de leur usufruit en toute légalité.
Et la liste des sottises de notre temps pourrait encore s’allonger : la consommation serait la voie royale d’accès au bonheur, les crises financières seraient naturelles et inévitables, le réchauffement climatique est un mythe, l’information dans les médias sociaux serait intrinsèquement valide, Meta (Facebook) et X (Twitter) ne seraient que des outils de socialisation ; bref, un grand nombre de phénomènes largement acceptés qui semblent aller de soi résistent mal à une inspection critique probante (Veltmeyer et Bowles Reference Veltmeyer and Bowles2017).
Le développement, un outil de pouvoir
Je n’ai pas ici l’espace pour rendre justice à la riche littérature analytique du développement international (voir par exemple Sidaway Reference Sidaway, Desai and Potter2024; Gudynas Reference Gudynas, Bull and Aguilar-Støen2023). Je privilégierai plutôt le point de vue de la critique sociale. Ainsi, l’anthropologue d’origine colombienne Arturo Escobar (Reference Escobar1995) est célèbre pour avoir dévoilé de manière décisive que la notion de développement international, loin d’être la manifestation d’un humanisme contemporain, est en réalité un construit apparu à la fin de la Seconde Guerre mondiale et intimement associé à la reconfiguration de l’ordre politique et économique global d’après-guerre. Les empires coloniaux des anciens maîtres européens – France, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Belgique, Allemagne, Italie entre autres – s’étaient effondrés durant la guerre et le vacuum politique invitait d’autres acteurs à prendre leur place, les vainqueurs en tête : États-Unis et Union soviétique. C’était l’aube de la Guerre froide.
Une ruée sur les richesses des anciennes colonies devait trouver une justification publique pour être viable, car elle engagerait une portion notable des deniers publics. Presque du jour au lendemain, le justificatif devint la guerre planétaire au sous-développement, à la faim et à la pauvreté. Les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale ont rapidement désavoué le colonialisme et reconnu les nouveaux États libérés, dans le but intéressé de mettre un point final à l’avantage compétitif des puissances coloniales européennes construit sur un accès en main d’oeuvre et en matières premières à des prix défiant toute concurrence. Pour cela, on n’avait eu qu’à forger un nouveau récit fondateur du monde post-colonial : le développement (Sachs Reference Sachs1990; Ferguson Reference Ferguson, Barnard and Spencer2010).
En corollaire, la guerre au Communisme, principale menace idéologique au Capitalisme, oblige à recruter le plus grand nombre possible d’alliés au sein de ce qu’on nomme dorénavant le Tiers-Monde (le Premier Monde étant capitaliste et le Deuxième, communiste). Dès 1944, les accords de Bretton Woods fournissent les institutions de ce nouvel ordre d’après-guerre : le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale et un peu plus tard, le Programme des Nations Unies pour le Développement. Mais c’est le président américain Harry Truman, dans son discours inaugural du 20 janvier 1949, qui fixe l’argumentaire officiel, l’assemblage idéologique qui gouvernera désormais les enjeux géopolitiques du monde. Truman déclare :
More than half the people of the world are living in conditions approaching misery. Their food is inadequate, they are victims of disease. Their economic life is primitive and stagnant. Their poverty is a handicap and a threat both to them and to more prosperous areas. For the first time in history humanity possesses the knowledge and the skill to relieve the suffering of these people. […] I believe that we should make available to peace-loving peoples the benefits of our store of technical knowledge in order to help them realize their aspirations for a better life […] What we envisage is a program of development based on the concepts of democratic fair dealing […] Greater production is the key to prosperity and peace. And the key to greater production is a wider and more vigorous application of modern scientific and technical knowledge. (Truman 1949, cité dans Escobar Reference Escobar1995, p. 3)
Certes, ce qu’on nommera « la doctrine Truman » s’attaque explicitement au communisme, mais l’offensive se mènera également à travers la guerre à la misère planétaire, un noble but qui sait susciter l’acquiescement collectif mieux que les discours guerriers. Cette doctrine d’apparence fraternelle présente en fait la misère non pas comme une injustice ou une insulte à un humanisme agissant, mais comme une menace pour l’équilibre mondial. Elle propose l’harmonie universelle non par l’abolition des inégalités et la redistribution de la richesse, mais par l’augmentation de la productivité économique dans les sociétés désormais étiquetées « sous-développées », via l’application vigoureuse du savoir technologique et scientifique moderne dont le Premier Monde est opportunément le distributeur, activement soutenu par les grandes institutions financières (Rist Reference Rist2013).
Ce programme aux apparences généreuses ne se fera pas sans douleur comme le souligneront deux ans plus tard les Nations Unies :
There is a sense in which rapid economic progress is impossible without painful adjustments. Ancient philosophies have to be scrapped; old social institutions have to disintegrate; bonds of caste, creed and race have to burst; and large numbers of persons who cannot keep up with progress have to have their expectations of a comfortable life frustrated. Very few communities are willing to pay the full price of economic progress. (United Nations, Department of Social and Economic Affairs, 1951)
Ainsi, pour rejoindre le concert des sociétés avancées, les prétendants devront oublier les voies du passé et se faire séculiers, universalistes, et industriels. Ils accepteront le principe de la poursuite du progrès et de la croissance perpétuelle comme vertu cardinale. Par contraste, les sociétés qui demeureront « sous-développées » se seront enfermées dans la tradition, demeureront irrationnelles, rurales, minées par la corruption, sous-éduquées, manquant d’expertise, incapables d’une vision globale et insensibles aux principes cardinaux du profit et de l’accumulation de la richesse (Scott Reference Scott2020; Rodrik Reference Rodrik2015). Dans les termes de Cancian (Reference Cancian and Plattner1989), ce sont des sociétés paysannes dites de « modèle homogène » (repliées sur elles-mêmes) dont on attend qu’elles passent au « modèle hétérogène » (ouvertes sur le monde et cosmopolites).
Selon la doctrine Truman, le rôle des développeurs, tels des grand-frères bienveillants, est d’identifier les obstacles au progrès dans une société sous-développée donnée et de contribuer à les éradiquer. Les clés de cette méthodologie du progrès sont l’emprunt de capital et l’endettement national pour acquérir les technologies nécessaires à l’industrialisation massive de l’économie et, dans les pays à forte composante agricole, assurer le passage de l’agriculture de subsistance à l’agriculture commerciale avec intrants chimiques – la fameuse Révolution verte. À terme, il s’agit de doper la migration des paysans dont les campagnes n’auront plus besoin vers les mégapoles où ils sont attendus à titre de main-d’oeuvre non qualifiée et bon marché, le moteur humain nécessaire au décollage industriel – ce fut la base de la Révolution industrielle et plus près de nous, du « miracle chinois ».
Chantre de ce dessein planétaire, le conseiller à la présidence américaine Walt Whitman Rostow (Reference Rostow1963) diffuse en pleine Guerre froide sa thèse grand public sur l’évolutionnisme économique des nations. La base de cette philosophie est que toutes les sociétés « retardées » qui accepteront de se moderniser et de « croître » – mais uniquement dans le camp capitaliste, le sous-titre de l’ouvrage de Rostow étant après tout A Non-Communist Manifesto – verront leurs efforts justement récompensés. Leur croissance se fera dans la douleur certes, mais elles enfanteront toutes le progrès économique. Car moyennant qu’elles s’abstiennent d’écouter les sirènes communistes, il est assuré qu’elles rejoindront les pays riches installés au stade le plus abouti de ce programme, l’Éden matérialiste moderne que Rostow nommera sans honte « la société de consommation de masse » (Rostow Reference Rostow1963 : 29).
Fort commodément encore une fois, ce sont là précisément des conditions incontournables de l’adhésion à l’Organisation Mondiale du Commerce, et de l’obtention de crédits internationaux de la part des instances financières globales nommées plus haut, auxquelles s’est depuis jointe, en cette ère post-Guerre froide, la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures contrôlée par la Chine, ironiquement le champion du communisme de marché.
Le non-dit
Les critiques du développement international comme outil d’influence politique, et ils sont nombreux, considèrent qu’il s’agit ici de « développementisme mondialisé » (Olivier de Sardan Reference Olivier de Sardan2010, Reference Olivier de Sardan1995; Svampa Reference Svampa2011; Sutcliffe Reference Sutcliffe, Munck and O’Hearn1999). À ce sujet, le sociologue Pierre Bourdieu trace le portrait dévastateur d’une économie politique mondialisée dont le seul ressort est la ponction maximale du profit au bénéfice d’une élite financière :
L’unification du champ économique tend, notamment à travers l’unification monétaire et la généralisation des échanges monétaires qui s’ensuit, à jeter tous les agents sociaux dans un jeu économique pour lequel ils ne sont pas également préparés et équipés, culturellement et économiquement; elle tend du même coup à les soumettre à la norme objectivement imposée par la concurrence des forces productives et de modes de production plus efficients. (2001 : 93–94)
Le problème n’est pas individuel ou culturel comme le martèle aujourd’hui l’idéologie néolibérale. Il est structurel et systémique (Harvey Reference Harvey2005; Lazzaratto Reference Lazzarato2009). Les causes s’enracinent dans des siècles de relations inégalitaires et la mainmise des institutions internationales, sur les conseils d’administrations desquelles se cooptent entre eux et elles les représentants de l’élite – comme dans les rencontres du Groupe de Bilderberg ou du Forum Économique Mondial par exemple – qui pérennisent cette inégalité :
C’est la logique du champ, et la force propre du capital concentré qui imposent des rapports de force favorables aux intérêts des dominants. Ceux-ci ont les moyens de transformer ces rapports de force en règle du jeu d’apparence universelle à travers les interventions faussement neutres des grandes instances internationales (FMl, OMC) qu’ils dominent ou sous couvert des représentations de l’économie et de la politique qu’ils sont en mesure d’inspirer et d’imposer. (Bourdieu Reference Bourdieu2001 : 107)
En effet, la notion de développement repose sur la prémisse qu’existe le sous-développement, et qu’il faut l’éradiquer. Or, Escobar (Reference Escobar1995, chap.4) montre que « l’invention du sous-développement » est la clé de voûte de l’idéologie développementiste. L’existence du sous-développement est fort utile, elle permet de chiffrer « objectivement », de comparer les performances économiques nationales et d’établir une hiérarchisation des nations distinguant entre qui est développé (détenteur de richesse, technologiquement avancé) et qui ne l’est pas (pays de la tradition ne disposant pas de grand capital ni de technologie de pointe). Il s’agit d’un procédé ancien par lequel l’Occident (l’Europe, le Centre, le Nord global) fixe les règles du jeu et se place lui-même au premier rang comme modèle à suivre.
Dans les faits, il s’agit d’une vision centrée de manière stratégique sur la performance économique mesurable des États, pour pouvoir ensuite les classer en termes absolus (le produit intérieur brut, le revenu per capita, le taux de développement humain, la dette nationale), empruntant grossièrement au darwinisme social une posture dépassée dans le monde universitaire, mais encore très populaire, comme le montrent les succès de librairie d’ouvrages tels que ceux de Rapaille et Roemer (Reference Rapaille and Roemer2015) ou de Diamond (Reference Diamond2000). Car la démonstration est faite depuis un siècle que le darwinisme social est un cul-de-sac intellectuel autant que moral, et qu’il offre un terreau fertile pour les théories racistes, fascistes et totalitaires en résurgence sur pratiquement toutes les cases de l’échiquier politique.
Bref, du point de vue des sciences sociales et humaines critiques, le développement international, dans le discours public, est une notion ambiguë parce qu’offrant l’apparence trompeuse d’être indiscutable et aisément compréhensible. Une notion à laquelle, telle que présentée, on ne peut décemment s’opposer puisqu’elle fait appel à ce qu’il y a de bon et de généreux en chacun de nous (Mosse Reference Mosse2013). Ce discours magistral sur le développement et son association automatique avec une mondialisation bienfaitrice a atteint le stade de discours hégémonique, c’est à dire, suivant la formule d’Escobar (Reference Escobar1995), qu’il a « colonisé la réalité » en parvenant à faire accepter comme vrai un régime de représentation historiquement constitué, un projet qui, avant tout, est civilisationnel, politique, intéressé et ethnocentré.
Le coopérant volontaire qui ne se sent pas interpellé par ces questions de fond serait ainsi un faux-naïf au sens gramscien du terme. C’est-à-dire une personne auto-dupée par la conviction profonde et indiscutée que le projet dans lequel elle s’inscrit est légitime et moral. Elle est sincèrement convaincue de participer à la promotion de l’ordre le plus désirable des choses. Son désir d’aider découle de la certitude, induite par un puissant discours omniprésent dans les pays hyper-développés, d’être, comme détentrice de savoirs experts et représentante éclairée du monde « développé » – c’est-à-dire « éclairé » –, qualifiée de facto pour secourir et soutenir (Coulombe et al. Reference Coulombe, Alalouf-Hall, Dahmen and Audet2023). Un aidant naturel spontanément positivé en quelque sorte, mis en mouvement de manière diffuse mais efficace par une industrie misant sur le malaise que génère un vague sentiment d’injustice dans le monde et la réponse bienfaisante que lui propose l’action sous l’égide du projet développementiste (Fisher Reference Fisher1997; Ngirumpatsé et Rousseau Reference Ngirumpatse and Rousseau2007).
1. Un projet pourtant explicite
L’industrie du développement propose en effet un projet qui se nourrit ouvertement de cette culpabilité. Elle reste pleinement consciente de ses visées réelles et n’hésite pas à les exposer de manière ouverte dans sa documentation officielle. Prenons l’exemple de l’Agence canadienne pour le Développement International, l’ACDI. Cette agence a concentré et supervisé les actions canadiennes en développement de 1968 jusqu’à son fusionnement en 2013 avec le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement (sous un gouvernement conservateur), renommé depuis 2015 Affaires Mondiales Canada. C’est l’ACDI puis ce ministère qui gèrent les enveloppes canadiennes qui alimenteront les Organisations non gouvernementales.
L’ACDI avait été créée comme organisme semi-indépendant pour administrer l’essentiel du programme canadien d’aide publique au développement international. En 2012, elle disposait d’un budget de $3,5 milliards. Le rapport annuel de 2012 de l’ACDI, disponible en ligne, précise qu’ « [u]ne mesure de sa réussite est sa contribution à l’atteinte des Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) et des objectifs plus vastes de la politique étrangère canadienne. » Les pays ciblés pour bénéficier de l’aide canadienne sont sélectionnés « selon leurs besoins réels, leur capacité de bénéficier de l’aide et leur conformité avec les priorités de la politique étrangère du Canada. » Au moyen de ce programme d’aide au développement, le Canada entend ainsi contribuer à « incarner le meilleur des valeurs et des principes du Canada, tels que la liberté, la démocratie et la primauté du droit » (ACDI 2012 ; italiques ajoutés).
Développer l’économie, combattre la pauvreté, éradiquer la misère, certes, mais dans les termes du Canada et en harmonie avec les valeurs canadiennes. On ne peut pas s’étonner qu’en conséquence, depuis les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, les subsides au développement international du Canada se soient de plus en plus concentrés vers le Moyen-Orient et furent liés à la lutte au « terrorisme », en harmonie avec les priorités de la Défense nationale canadienne, elles-mêmes arrimées à celles de notre voisin du sud et de l’OTAN. En outre, depuis le début de ce siècle, quand le gouvernement canadien s’aventure à droite du spectre politique, s’ajoutent à la liste des « valeurs et principes du Canada » la promotion de l’industrie minière et pétrolière, un soutien aux valeurs chrétiennes conservatrices, la lutte contre les interruptions volontaires de grossesse, la mise au ban des régimes politiques trop libéraux, pendant qu’on réduit ou supprime les incitatifs à la protection environnementale, les droits des migrants et demandeurs d’asile, les droits des communautés LGBTQ+, et les appuis à l’éducation sexuelle et au combat contre les maladies transmises sexuellement. Les « valeurs et principes du Canada », donc, fluctueraient au gré des idéologues des acteurs au pouvoir. Et les ONG, pour continuer de recevoir un appui financier constant essentiel à leur survie, n’ont d’autre choix que de suivre le rythme de ces valses politiques, minant radicalement la rigueur morale du projet humaniste qui, pourtant, est le phare même qui appelle les coopérants volontaires à s’engager.
2. Peut-on encore vouloir être coopérant?
Puisque ce projet d’aide sélective et intéressée se déploie au grand jour, y compris lorsqu’il entre en contradiction avec la moralité largement partagée par les Canadiens – soigner, éduquer, protéger, libérer, faire le bien, combattre la pauvreté, ne pas prioriser égoïstement son profit personnel –, il faut alors se demander pourquoi la population d’un pays développé qui a accès à toute l’information probante nécessaire pour se faire une opinion critique et éclairée ne perçoit pas cette contradiction fondamentale. Ou si elle la perçoit, pourquoi n’y a-t-il pas d’actions collectives pour tenter de dénoncer les abus et redresser la barre?
Comme l’a proposé Gramsci depuis sa cellule, je souligne que ce paradoxe persiste parce que le discours développementiste a pris force hégémonique et a colonisé les esprits. Il y est parvenu grâce à un barrage de messages éducatifs, institutionnels, médiatiques et politiques convergents, qui stimulent un flot constant de jeunes coopérants à être persuadés à priori de la justesse de leur projet. Tout comme le recrutement militaire vise en priorité les jeunes adultes pour leur malléabilité, leur idéalisme et leur soif d’aventure, c’est aussi dans ce groupe sujet à la bougeotte que l’industrie de la coopération trouve son principal réservoir d’énergie humaine. Des départements collégiaux et universitaires font activement la promotion de « l’aventure de la coopération » et recrutent pour des formations qui promettent le Monde et un métier enivrant à qui voudra saisir cette opportunité, certification universitaire en poche. Pourtant, l’université en tant que lieu de luttes intellectuelles et symboliques est probablement le terreau le plus propice à l’émergence durable d’une conscience critique face aux dérives du projet développementiste. Cette réflexion, qu’un certain nombre de départements et de professeurs proposent activement, reste très marginale, car elle se heurte au « gros bon sens » des impératifs d’inspiration néolibérale de rentabilité, d’accroissement des cohortes, de multiplication de l’offre, de cours hybrides et à distance, et des contraintes budgétaires des facultés et départements dans un cadre résolument compétitif, voire prédateur.
Face à ce tir groupé de l’État, des entreprises et de la logique de la croissance économique à tout prix, des voix critiques s’élèvent, suggérant qu’il faudrait plutôt enseigner qu’un emploi de coopérant n’est pas un boulot comme les autres ni une occasion de voyages subventionnés s’approchant sérieusement de la pratique douteuse du « volontourisme » (Beauchamp et Anzueto Reference Beauchamp and Anzueto2024). Ne serait-il pas plus juste d’enseigner que le rôle premier du coopérant lucide et diligent n’est pas de changer le monde, mais d’abord de le comprendre? Que l’action suivra, peut-être? Paulo Freire, le père de la « pédagogie des opprimés » (McKenna Reference McKenna2013), soulignait qu’il est d’abord nécessaire de rendre visibles et d’articuler les problèmes avant d’espérer pouvoir les résoudre. Sur ce plan, une majorité de coopérants s’en remettent simplement aux programmes établis des ONG auxquelles ils se joignent, leur faisant confiance. Ils et elles se portent volontaires, reçoivent une formation sommaire, souvent générique, et une fois sur le terrain, se mettent en action malgré une connaissance insuffisante des sociétés sur lesquelles s’exerce leur action : leurs écologies, leurs langues, histoires, cultures, croyances, organisations économiques, les rapports politiques entre elles et avec leurs gouvernants, etc. Car après tout, croit-on, ces sociétés sont officiellement classifiées sous-développées et donc en grand besoin de l’expertise du Nord. Les coopérants méjugent les conséquences à long terme de leurs opérations, assurés qu’ils sont de faire le bien (Fisher Reference Fisher1997).
En envoyant ainsi cette jeunesse au front sans autre réelle préparation critique que des clichés moraux (« ce n’est pas parfait mais c’est mieux que rien ») ou des demi-vérités néolibérales (« c’est une question de temps, ça ne peut pas ne pas marcher »), on se joue d’elle. Les jeunes adultes veulent changer le monde et tolèrent mal d’attendre. L’industrie mousse cette ardeur car elle la sert. Il cadre mal, dans les formations fondées sur l’ingénierie sociale, que le nécessaire premier pas vers la solution durable d’un problème social – toujours complexe même dans des sociétés les moins industrialisées – serait plutôt la prise de conscience de l’existence de ce problème dans la durée, suivie de l’analyse sans complaisance de sa nature et des aspirations légitimes des gens qui le portent. Ainsi, je demandais à un fermier des montagnes laotiennes si lui et les siens avaient bénéficié des actions sur 12 années d’une succession de projets de développement subventionnés à coup de millions d’Euros. Il me répondit qu’au vu du résultat final, qu’il jugeait médiocre, lui et son village auraient largement préféré qu’on leur donne simplement l’argent plutôt que de voir le plus gros de la somme s’envoler en salaires, contrats, paies de vacances, logement, transport, véhicules, ordinateurs et avantages sociaux de la légion d’experts extérieurs qui ont défilé sur les lieux pendant ces années… Mais on n’avait pas jugé utile de demander l’avis des fermiers sur le sujet.
On peut légitimement se demander s’il y a encore espoir que le développement, même corrigé, puisse jouer un rôle de premier plan dans le progrès du Monde. Que faut-il répondre à toutes celles et tous ceux qui prônent que le développement est une voie viable, légitime, morale, et pour ses plus fervents apologistes, une panacée? Préconisant systématiquement l’action à court terme plutôt que la réflexion probante, le développement contribuerait-il à la perpétuation du problème plutôt qu’à sa solution? Le développement international devrait-il disparaître? La question fait couler beaucoup d’encre (Easterly Reference Easterly2007; Parfitt Reference Parfitt2002, Reference Parfitt2013).
Dans le camp des optimistes, on souligne que le secteur de l’aide humanitaire rend des services certains en situation de crises, ce qui est fondamentalement vrai. Et Gardner et Lewis (Reference Gardner and Lewis2015) soulignent avec raison que sur le terrain, la pratique du développement est loin d’être uniforme : on y rencontre une variété de concrétisations du discours développementiste qui ne sont pas toutes parfaitement conformes au modèle dominant, avec occasionnellement des succès notables. Au niveau local, cette multiplicité ouvre la possibilité de s’insérer dans les interstices du système de l’aide et de le travailler au corps pour l’inciter à s’ajuster aux réalités locales plutôt que l’inverse. Il est pensable de tenter d’implanter des participants critiques en rouages lucides à l’intérieur des agences de développement gouvernementales et non gouvernementales, pour y établir des noyaux qui soutiendront la réflexion sans complaisance et les dimensions humanistes de l’action plutôt que d’encourager la routine sourde de la logique marchandeFootnote 1 . Il faut prendre note du fait que de nombreuses ONG deviennent des lieux de tensions entre le personnel technique, les équipes locales, les bailleurs de fonds et les directions exécutives – le cas de l’implosion politique de SUCO/CUSO dans les années 1980 en fut un bel exemple. Certaines s’efforcent ainsi de faire leur autocritique : audits, formations décoloniales, recrutement de personnels issus du Sud, valorisation de la redevabilité horizontale ou du « local ownership ». Tout cela est louable, mais il serait excessif d’y voir une mutation profonde : ces dynamiques réflexives sont fréquemment marginalisées, étouffées ou récupérées. Néanmoins, elles prouvent tout de même que le secteur du développement et de la coopération n’est pas monolithique : il est traversé de contradictions, de réajustements, de courants critiques, même modestes. Mais il fait aussi face à de puissants mécanismes de recentrage, notamment lors de l’arrivée au pouvoir de gouvernements de droite au Canada. Ce travail de l’intérieur ne parait donc pas suffire pour redresser globalement une situation déterminée par de puissants intérêts géopolitiques et économiques connectés aux plus hauts niveaux.
Pour contribuer à véritablement changer la donne, on ne peut faire l’économie de l’action politique. C’est-à-dire d’articuler un rapport de force suffisamment robuste pour que son écho soit entendu et compris jusqu’aux plus hauts échelons des décideurs financiers et politiques. Il existe quelques exemples : en réaction au Forum économique Mondial, on a créé le Forum Social Mondial; face aux promoteurs de la Mondialisation, vinrent les Altermondialistes; face à la voracité des banques, on opposa le micro-crédit; face aux abuseurs de la Nature, il y a les environnementalistes, les écologistes, Greenpeace, les Verts, les écoguerriers.
Et en réponse aux ratés prévisibles de projets embourbés dans les ornières du développement conventionnel, les acteurs locaux se mobilisent en mouvements sociaux et en entreprises sociales issus de la base, objectivement mieux placés que quiconque pour poser des diagnostics ajustés et promouvoir des solutions réalistes. Mais pour réussir, il leur faut trouver l’accès aux cordons de la bourse des crédits nationaux et mondiaux sans renier leurs principes, tâche complexe s’il en est. Ils recherchent des alliés dans le monde dit développé. Plusieurs sont d’avis que de l’intérieur de ce monde dominant et privilégié qui est le nôtre, notre plus lumineuse contribution pourrait être de travailler de l’intérieur à leur ouvrir des portes ici-même (Lindberg et Sverison Reference Lindberg and Sverrisson1997; Edelman Reference Edelman2001; Escobar Reference Escobar2004).
Et parlant d’action de solidarité, dans les instances éducatives des États dominants, on ne peut plus laisser le discours du conservatisme politique, du chacun pour soi et de la pauvreté méritée s’exprimer sans le contester vigoureusement. Le fondement de cette contestation est de reconnaitre que de résoudre le problème de la pauvreté mondiale et de s’engager à changer le destin d’autrui sont des entreprises éminemment politiques, qui demandent beaucoup, beaucoup plus que des équations mathématiques, des aptitudes technologiques, et des savoirs experts.
Le bilan des 75 années de mise en application de la « doctrine Truman » en développement international est lourd. Si le secteur humanitaire peut souvent faire oeuvre utile et nécessaire, le développementisme, lui, montre qu’une proportion alarmante des actions basées sur ses principes ont échoué (Easterly Reference Easterly2007; Scott Reference Scott2020) : choix politiques des partenaires, gaspillage chroniques, détournements de fonds au profit d’élites locales, renforcement de régimes oppressifs, aggravation de problèmes qui avaient motivé l’action même du développement, dommages culturels permanents chez les populations réceptrices, mise en dépendance de sociétés auparavant autonomes, et dans les pires cas, aliénations politiques et affrontements civilisationnels aux conséquences sociales et économiques incalculables (Acheson Reference Acheson2006). Ce qui ne semble pas être le dénouement souhaité – à moins d’être marchand d’armes.
En somme
Depuis une vingtaine d’années, de nouveaux acteurs redessinent les dynamiques du développement international. La Chine, à travers son initiative Belt & Road, ses prêts massifs et sa Banque asiatique d’investissement, accroît sa présence dans les pays économiquement plus faibles sans imposer de conditions politiques explicites – mais attendant certainement un retour sur son investissement; c’est la stratégie du soft power. Parallèlement, de grandes fondations privées – liées aux GAFAM par exemple – déploient des programmes standardisés, élaborés dans le Nord global, en profond décalage avec les priorités locales, mais extrêmement rentables pour leurs commettants. À cela s’ajoutent les partenariats public-privé, où États, ONG techniques, cabinets de conseil et entreprises s’engagent ensemble dans des projets aux responsabilités diffuses, mais toujours assujetties aux principes de la profitabilité, de la croissance et de la compétition. Et occasionnellement, des acteurs de premier plan se retirent brutalement et spectaculairement du secteur de l’aide internationale, comme les États-Unis trumpistes de 2025. Les acteurs changent, leurs positions varient, mais le Sud global lui, reste un terrain d’expérimentation, de projection et de valorisation symbolique, que ce soit au nom du progrès, de l’innovation, d’un élan de ‘philanthropie’, ou simplement d’une prédation en mode capitaliste.
L’esprit humain aime les raccourcis. Ils rassurent et épargnent un temps qu’on croit précieux. Nos montréalais de l’intelligentsia évoqués en introduction, étaient persuadés de leur qualité civilisationnelle et n’en contestaient pas les ressorts; pour elles et eux, leurs propos relevaient de ce « gros bon sens » qu’aiment instrumentaliser certains mouvements politiques avides d’adhésions inconditionnelles. De façon similaire, un nombre impressionnant des nouvelles recrues de la coopération volontaires adhèrent sans analyse critique aux principes de l’ONG à laquelle ils consacreront quelques années. Après tout, des institutions sérieuses les ont évaluées et les financent, non? Face à cette tendance bien humaine à rechigner devant l’effort d’enquête, renforcée par le présentéisme commode des médias sociaux, une vigilance et une réflexivité critique deviennent indispensables pour espérer accomplir quoi que ce soit de juste et de durable, qui ira au-delà du rêve piégé du « développement », qu’on le traite de durable, de vert, d’approprié, d’écologique, de local ou autres épithètes calmantes.
Et pour celles et ceux qui persisteraient à vouloir aller à la rencontre de cet Autre qui paie la note des excès du Nord global et de sa poursuite déchaînée de croissance illimitée, de l’exploitation sans restrictions de la Nature peu importent les couts environnementaux, du confort personnel érigé en religion, et de la consommation de masse nourrie à l’indolence intellectuelle qui étouffe le regard critique (Deneault Reference Deneault2024), il reste la certitude que de fréquenter cet Autre pour qui il est réellement – chez-soi ou au loin – et d’apprendre de lui plutôt que de participer à lui dicter qui il devrait être et ce qu’il devrait faire, sera sans l’ombre d’un doute une oeuvre utile. Mieux comprendre le monde dans sa complexité, et contribuer à le faire mieux comprendre, c’est déjà s’impliquer. C’est déjà contribuer activement à le changer.