Introduction
Le coup d’État n'est pas un phénomène récent.Footnote 1 Selon les chiffres de Global Instances of Coups, environ 491 coups d’État réussis (245) et ratés (246) ont été perpétrés dans le monde depuis 1950 (Powell et Thyne 2024).Footnote 2 Avec 222 cas, l'Afrique détient la palme d'or du plus grand nombre en la matière.Footnote 3 Elle est aussi le continent le plus touché par le phénomène depuis le début des années 1990 (Geoffroy et Breteau Reference Geoffroy and Breteau2023). Ces intrusions militaires dans le champ politique sont mobilisées comme une ressource d'accession au pouvoir. Dans certains contextes, elles ont même contribué, plus que les élections, aux changements de gouvernements (Sharp et Jenkins Reference Sharp and Jenkins2009 : 19). La Guinée-Conakry est un exemple illustratif. Des quatre présidents de la République qu'elle a connus depuis la fin du magistère de Sékou Touré, un seul – en l'occurrence Alpha Condé – est arrivé au pouvoir à la suite des élections compétitives. Lansana Conté s'est emparé du pouvoir après la mort de Sékou Touré. Moussa Dadis Camara a fait pareil à sa mort en 2008. Élu démocratiquement à la suite d'une transition assurée respectivement par Moussa Dadis Camara et Sékouba Konaté, Alpha Condé a été renversé par Mamadi Doumbouya, le 5 septembre 2021.
Toutefois, bien que l'Afrique soit le continent le plus touché, la réalité diffère d'un pays à l'autre (McGowan Reference McGowan2003). Par exemple, dans les 20 dernières années en Afrique de l'Ouest, la Côte d'Ivoire a connu deux tentatives échouées de coup d’État ; et au même moment, le Mali et le Burkina Faso ont fait face respectivement à quatre tentatives, dont trois réussies et une échouée dans chaque cas (Touré et Willemin Reference Touré and Willemin2023). Bien plus, certains pays donnent l'impression d’être prémunis contre le phénomène, y compris lorsqu'ils sont travaillés par ses principaux ingrédients. Le Cameroun en fait partie.
L'une des principales conclusions de la recherche sur les coups d’État est qu'ils surviennent plus dans les régimes autoritaires et hybrides que dans les régimes démocratiques (Lindberg et Clark Reference Lindberg and Clark2008).Footnote 4 Et pourtant, si l'on s'en remet au dernier rapport de The Economist Intelligence Unit sur l’état de la démocratie dans le monde, le Cameroun n'est pas une démocratie (2024 : 54). Il y est essentiellement saisi comme un régime autoritaire. Dans le meilleur des cas, celui de Polity IV qui mesure la tendance de l'autorité dans les régimes politiques, il est classé comme un régime hybride, c'est-à-dire, comme un régime à cheval entre la démocratie et la dictature.
Une autre conclusion largement partagée est celle selon laquelle les coups d’État sont plus susceptibles de se produire lorsqu'un gouvernement est confronté à une opposition populaire manifeste et généralisée; ces moments étant propices pour la coordination des complotistes (Casper et Tyson Reference Casper and Tyson2014 ; Lee Reference Lee2015 ; Johnson et Thyne Reference Johnson and Thyne2018 ; Bell et Sudduth Reference Bell and Koga2017). En fait, malgré de nombreux moments d’énonciation de la politique par les mobilisations populaires violentes, l'armée ne s'est pas emparée du pouvoir (Ngniman Reference Ngniman1993 ; Nkainfon Perfura Reference Nkainfon Pefura1996 ; Ngayap Reference Ngayap1999 ; Bouopda Reference Bouopda2017). Bien au contraire, pendant les « années dites de braise » (1990–1992),Footnote 5 elle a même contribué à la répression des « forces du désordre » (terme alors utilisé par le pouvoir pour discréditer les contestataires). Le pays a connu une seule tentative échouée de coup d’État, le 6 avril 1984, et elle n’était pas subséquente à une opposition populaire manifeste et généralisée : elle a été attribuée aux soutiens militaires et politiques de l'ancien président Ahmadou Ahidjo frustrés de la gestion de son successeur Paul Biya, Président de 1982 jusqu’à nos jours.
Enfin, le Cameroun est en ce moment travaillé par une guerre civile à caractère sécessionniste dans sa partie anglophone ; et selon la rhétorique sécessionniste, cette guerre est le corolaire logique de la gouvernance de marginalisation des anglophones mise en place par le pouvoir en place depuis plus de 40 ans. Selon Jun Koga Sudduth (Reference Sudduth2020), les dirigeants coupables du déclenchement d'une guerre civile sont plus susceptibles de subir des tentatives de coup d’État menées par des personnes extérieures à leur pouvoir (plus encore si la guerre tourne mal, et c'est le cas de la guerre sus-évoquée en illustre son enlisement). Or, force est de constater qu'après environ huit années de conflit, l'ordre dirigeant mis en cause est toujours en place.
Il se pose dès lors une question, celle de savoir pourquoi les militaires camerounais ne vont pas à l'assaut du pouvoir politique en dépit de l'existence de multiples facteurs explicatifs de la survenance de coups d’État. Nous proposons ici une recherche qualitative tant dans la collecte des données que dans le traitement de celles-ci,Footnote 6 sur ce qui fait sa particularité. Nous soutenons surtout que la surveillance effective est la stratégie utilisée pour éviter l'intrusion des militaires dans le champ politique. Cette surveillance cible non seulement les militaires, mais aussi tous les acteurs sociopolitiques ayant une certaine capacité de mobilisation qui peuvent leur donner un prétexte pour investir le champ politique. Cette surveillance est un instrument de réduction des incertitudes de l'ordre politique en place. Si l'on suit Andreas Schedler (Reference Schedler2013), ces incertitudes sont à la fois institutionnelles et informationnelles. D'un point de vue institutionnel, l'emprise sur le pouvoir est un défi constant. Sur le plan informationnel, sans stratégie, il est difficile pour le pouvoir de déterminer avec exactitude son niveau de sécurité. Ainsi, la surveillance contribue à diminuer ces incertitudes. Autrement dit, elle aide à résoudre le problème d'information verticale du régime et par ricochet, est au service de la répression préventive et ciblée de ses adversaires ou ennemis (Xu Reference Xu2021). Avant de développer l'argument, nous relevons les explications existantes et définissons le cadre théorique de l'analyse.
1. Explications existantes
Dans la littérature spécialisée, on formule plusieurs explications de l'absence ou de la non-récurrence des coups d’État. Taylor (Reference Taylor2003 : 246) et Singh (Reference Singh2014 : 6) la lient à la peur des sanctions d'un éventuel échec. Le mécanisme ici mis en relief est la répression. C'est la crainte de celle-ci qui inhibe toute dynamique d'action militaire ou l’émergence de mobilisations sociopolitiques critiques susceptibles de créer les « fenêtres d'opportunités » militaires. Il en découle que les conditions peuvent être réunies et une faible probabilité de succès dissuade les militaires de passer à l'acte.
La non-récurrence des coups d’État est aussi associée à la mise en place de techniques de « coup proofing » (Horowitz Reference Horowitz1985 ; Quinlivan Reference Quinlivan1999 ; Roessler Reference Roessler2011 ; Sudduth Reference Sudduth2017 ; De Bruin Reference De Bruin2018). L'une des techniques les plus relevées ici est la constitution de contrepoids militaires mieux formés, mieux entrainés, mieux équipés et mieux renseignés que les armées régulières. Selon Julien Morency-Laflamme (Reference Morency-Laflamme2017), la mise en place de ces groupes paramilitaires ne va pas de soi. Elle dépend du degré de confiance que le pouvoir en place témoigne à l’égard de l'armée. Il y recourt lorsqu'il ne lui fait pas confiance. Dans le cas contraire, il peut s'en passer.
Un autre facteur mis en relief dans la littérature savante est la gestion ethnique et néopatrimoniale du corps militaire (Jenkins et Kposowa Reference Craig and Kposowa1992 ; Kposowa et Jenkins Reference Kposowa and Craig1993 ; Ondoua Reference Ondoua2013 ; De Bruin Reference De Bruin2018). L'ethnicisation s'opère à travers les nominations et les recrutements motivés d'un point de vue identitaire. Dans cette veine, la loyauté et la fidélité militaires au pouvoir politique s'analysent à l'aune de l'appartenance ethnique (Morency-Laflamme Reference Morency-Laflamme2017 ; Harkness Reference Harkness2016 et Reference Harkness2017). Dans le cadre de la gestion néopatrimoniale, elles résultent de l'institutionnalisation d'un régime de privilèges militaires. D'autres spécialistes, comme Érica De Bruin (Reference De Bruin2018), lient à juste titre l'efficacité de contrepoids militaires à ces incitatives. C'est la crainte de perdre ces privilèges qui motivent leur résistance aux tentatives de destitution militaire du titulaire (De Bruin Reference De Bruin2021).
Enfin, une autre interprétation insiste sur le professionnalisme des militaires (Abrahamsson Reference Abrahamsson1972 ; Talla 2001). Selon ses tenants, il est au fondement de la soumission militaire au pouvoir politique conformément à la légalité républicaine.
Bien qu'elles aient un certain pouvoir explicatif, les variables identifiées (la répression, la mise en place de contrepoids militaires, l'ethnicisation, la néo-patrimonialisation et le professionnalisme) ont des limites. L'argument sur la peur de la répression est muet sur ce qui fonde la conviction de l’échec chez les militaires. L'efficacité des techniques de coup-proofing est assez débattue. L'on a d'un côté les auteurs convaincus de son utilité (Frazer Reference Frazer1994 ; Quinlivan Reference Quinlivan1999 ; Belkin 2005) et, de l'autre côté, ceux qui soutiennent qu'il n'en est rien (Farcau Reference Farcau1994; Geddes Reference Geddes2009). Bien plus, dans certains cas, la mise en place de contrepoids militaires mieux traités augmente plutôt le risque de coup d’État lié aux frustrations de l'armée régulière (Sudduth Reference Sudduth2017). Il en découle que ces techniques de coup-proofing ont une efficacité relative (Powell Reference Powell2012). Ces groupes paramilitaires se retournent parfois aussi contre le pouvoir dont ils sont censés protéger. Si la Garde présidentielle camerounaise est affectée à la sécurité du Président de la République et à la protection des résidences présidentielles (Heungoup Ngangtcho Reference Heungoup Ngangtcho2011), elle est aussi l'unité de rattachement des auteurs de la tentative de coup d’État du 6 avril 1984 (Nkot Reference Nkot2018 : 199).Footnote 7 En outre, elle n'est pas l'unité militaire camerounaise la mieux formée et la mieux équipée comme indiqué dans la littérature sur les contrepoids militaires. C'est le Bataillon d'intervention rapide (BIR) qui remplit ces critères. Certains auteurs considèrent à juste titre qu'il a une fonction latente au-delà de sa mission de défense du territoire : faire face à l'armée régulière si elle est tentée par le pouvoir politique (Heungoup Ngangtcho 2011 ; Ondoua Reference Ondoua2013). Ces interprétations se fondent sur deux faits. Tout d'abord, alors qu'il est officiellement rattaché à l'armée de terre, il est dans la pratique autonome dans son commandement sous influence israélienne (Fogué Tedom Reference Fogué Tedom2016 : 269–271 ; Dougueli Reference Dougueli2015a). Bien plus, ce commandement ne rend pas compte au ministre de la Défense, mais directement au Président de la République. Enfin, il est désormais impliqué dans les missions de sécurisation du Président de la République et du palais présidentiel (Heungoup Ngangtcho Reference Heungoup Ngangtcho2011).
La gestion ethnique de l'armée a généré, elle aussi, des preuves empiriques contradictoires. Dans certains cas, elle a plutôt favorisé l'effet inverse (l'intrusion militaire dans le champ politique) en raison des frustrations militaires générées lors de la succession ou de l'alternance politique entre individus appartenant à des ethnies différentes (Harkness Reference Harkness2016). Là encore, la tentative manquée de coup d’État du 6 avril 1984 est instructive. Elle est survenue dans une période de transition entre les présidents Ahmadou Ahidjo et Paul Biya ; et était l’œuvre de membres de la Garde républicaine alors constituée majoritairement de ressortissants du groupe ethnorégional du sortant Ahmadou Ahidjo (Biyiti Bi Essam Reference Biyitti Bi Essam1984 ; Ondoua Reference Ondoua2013 : 196). Elle est survenue à un moment où le successeur était dans une dynamique de promotion des officiers ressortissants de son groupe ethnorégional pour contrebalancer l'influence des officiers originaires du Nord natal de son prédécesseur (Fenkam Reference Fenkam2003 : 141). Tout compte fait, dans la mesure où les individus sont des acteurs rationnels, la gestion ethnique du corps militaire n'est pas une garantie absolue contre les défections militaires (Morency-Laflamme et McLauchlin Reference Morency-Laflamme and McLauchlin2020). Sous Alpha Condé en Guinée, la quasi-totalité des chefs de camps militaires était malinkée comme lui (Dessertine et Fofana Reference Dessertine and Fofana2023 : 35), mais cela n'a pas empêché que le coup d’État du 5 septembre 2021 soit l'initiative d'un malinké à savoir Mamadi Doumbouya. Le plus récent coup d’État au Gabon est également illustratif. Le putschiste Brice Clotaire Oligui Nguema est originaire du Haut-Ogooué comme le président déchu Ali Bongo Ondimba.
L'octroi de privilèges n'est pas aussi une garantie absolue contre les coups d’État. Dans une dynamique de maximisation des intérêts, les militaires peuvent succomber à la tentation, si l'occasion se présente, d'obtenir des privilèges plus conséquents que ceux qui leur sont alloués. Il en découle que la loyauté et la fidélité des militaires peuvent être entamées par les dynamiques conjoncturelles et les « fenêtres d'opportunités politiques » qui se présentent à eux nonobstant l'appartenance ethnique, l'octroi de privilèges et le professionnalisme. Au Gabon, le putschiste Brice Clotaire Oligui Nguema était un privilégié aussi bien sous le père Bongo (Omar) que sous le fils déchu (Ali) qui lui a succédé en 2009. Il en était de même du colonel putschiste guinéen, Mamadi Doumbouya. Le traitement préférentiel accordé à son unité (le Groupement des forces spéciales) a d'ailleurs engendré un fort ressentiment du reste de l'armée (Dessertine et Fofana Reference Dessertine and Fofana2023 : 35).
À l'analyse, au-delà de la non-occurrence du coup d’État, notre argument sur la surveillance effective contribue à la littérature sur les stratégies de survie autoritaire. Cette littérature met un accent exclusif sur la répression, la cooptation et la légitimation (Davenport Reference Davenport2007; Gandhi et Przeworski Reference Gandhi and Przeworski2006 ; Gandhi Reference Gandhi2008 ; Gerschewski Reference Gerschewski2013 ; Dukalskis et Gerschewski Reference Dukalskis and Gerschewski2017 ; Von Soest et Grauvogel Reference von Soest and Grauvogel2017 ; Frantz Reference Frantz2018 ; Maerz Reference Maerz2020). Or, ces stratégies s'entremêlent avec la surveillance, et ce sont leurs effets combinés qui créent les conditions de la persistance autoritaire.
2. Analyser la non-récurrence comme un construit institutionnel
Partant de l'idée que les véritables raisons de l'absence d'intrusion militaire dans le champ politique camerounais résident dans les fondements sociohistoriques et politiques de la soumission du corps militaire au politique, nous revendiquons une analyse institutionnelle historique. Selon Peter Hall et Taylor Rosemary (Reference Hall and Rosemary1997), l'institutionnalisme historiqueFootnote 8 a quatre postulats de base. Premièrement, il prescrit une conception structuraliste de la relation entre les individus et les institutions. Deuxièmement, il met l'accent sur les relations asymétriques de pouvoir entre les acteurs en compétition. Troisièmement, il saisit le développement institutionnel comme une trajectoire dépendante du contexte. Enfin, il préconise le relativisme analytique en faisant notamment du facteur institutionnel, une variable explicative parmi tant d'autres, des développements sociopolitiques.
Sous ce prisme, les institutions renvoient ici aux structures qui collectent et analysent toutes les informations de nature à aider à répertorier les menaces militaires à l'effet de les conjurer avant qu'elles ne prennent des formes concrètes. Formulé autrement, elles renvoient aux structures de renseignement, aux règles et aux procédures formelles et informelles relatives à leur organisation et à leur fonctionnement. C'est leur mise en branle qui crée un rapport de force asymétrique en faveur du pouvoir en termes de dissuasion des militaires à investir le champ politique ou encore d'inhibition de leur capacité à se coordonner pour une action collective. En matière de survie politique, autant les institutions sous-tendent la répression et servent de cadre à la cooptation et à la légitimation autoritaire, autant elles sous-tendent la surveillance. Ainsi, les institutions jouent un rôle central dans la prévention et la survenance des coups d’État (Kim et Sudduth Reference Kim and Sudduth2021).
La grille d'analyse adoptée nous permet aussi, à travers le concept de la dépendance aux sentiers, de saisir ce qui se passe sous le président Paul Biya à l'aune de ce qui s'est passé sous son prédécesseur Ahmadou Ahidjo. En effet, le passage de témoin entre les deux hommes ayant pris la forme d'un changement dans la continuité, nous présupposons que M. Biya pour se maintenir au pouvoir de 1982 à nos jours s'est inspiré des pratiques ou stratégies qui ont gouverné les 22 ans de règne de son prédécesseur, M. Ahidjo (1960–1982). Chef de la police politique des deux hommes, Jean Fochivé souligne à juste titre que les deux régimes ont plus de similitudes que de différences (cité par Fenkam Reference Fenkam2003 : 175). En effet, « le régime que dirige le président Biya depuis le 6 novembre 1982 est historiquement, politiquement et administrativement héritier de celui d'Ahmadou Ahidjo » (Fogué Tedom Reference Fogué Tedom2016 : 291). Enfin, même si nous soutenons que la surveillance est très déterminante dans la non-occurrence du coup d’État, le relativisme analytique qu'il prescrit commande de ne pas revendiquer une explication monocausale (en raison de la complexité du phénomène), mais de souscrire en fin de compte à une explication multicausale. En effet, la surveillance s'entremêle avec les autres stratégies de prévention des intrusions militaires sus-évoquées. Dès lors, même si elle est déterminante, ce sont les effets combinés de leur entrecroisement qui assurent la non-occurrence du coup d’État. Les liens entre la surveillance et ces autres stratégies sont abordés à la fin de l'argumentation.
3. Qui surveille ? Pourquoi et comment ?
Comme annoncé, la particularité camerounaise en termes de non-récurrence de l'intrusion militaire dans le champ politique réside dans l'efficacité de la mise en branle de la surveillance. Surveiller consiste ici à observer, analyser et démasquer à l'avance les envieux pour éviter les mauvaises surprises. Il est donc un processus qui commence avec l'expression d'un besoin : l’évitement de l'intrusion militaire dans le champ politique. Les acteurs pouvant incarner ces menaces sont ensuite identifiés et placés de manière permanente dans la ligne de mire des services de renseignements ; lesquels conçoivent et mettent en place des stratégies jugées pertinentes pour scruter leurs faits et gestes.
D'Ahmadou Ahidjo à Paul Biya, ce travail de surveillance permanente en faveur du pouvoir en place a été assuré par le Service des études et de la documentation (SEDOC) créé en 1962, la Direction de la documentation (DIRDOC) créée en 1972, le Centre national de la documentation (CND) créé en 1975, le Centre national des études et des recherches (CENER) créé en 1989 et la Direction générale de la recherche extérieure créée en 1993.Footnote 9 À ceux-ci s'ajoutent les Renseignements généraux (RG) logés à la Délégation générale de la sureté nationale (DGSN) (Fogué Tedom Reference Fogué Tedom2016 : 226).Footnote 10 Ces structures sont « allergiques à la contradiction idéologique et à la remise en cause, même démocratique, du pouvoir » (Fogué Tedom Reference Fogué Tedom2016 : 361). Elles consacrent l'essentiel de leur fonction de connaissance et d'anticipation au « renseignement de la dissuasion de la subversion de “l'ennemi intérieur” », à la « surveillance d'organisations et de personnalités » redoutées par le pouvoir, et à « la protection du Chef de l’État, de sa famille, de son pouvoir et des institutions de l’État » (Fogué Tedom Reference Fogué Tedom2016 : 31, 37 et 279).
Cet habitus sécuritaire est un héritage du logiciel sécuritaire de l’ère coloniale. En effet, du renseignement comme un outil de domination coloniale, l'on a abouti à l'indépendance et en raison du mimétisme institutionnel, au renseignement comme un outil de perpétuation du pouvoir des « indigènes évolués » mis en place par leurs « maitres civilisateurs ». Ce type de renseignement est au service de la neutralisation des « ennemis intérieurs » des « indigènes évolués adoptés », et surtout, de la préservation des intérêts économiques, géopolitiques et géostratégiques de leurs « maitres adoptants ». Dans cette dynamique, sous Ahidjo et au nom de la lutte contre la subversion, la notion « d'ennemi intérieur » initialement conçue pour étiqueter les nationalistes résistants, s'est étendue à tous les acteurs sociopolitiques (opposants, intellectuels et citoyens ordinaires) qui exprimaient des vues contraires aux prescriptions du parti unique (Eyinga Reference Eyinga1978 ; Delancey Reference Delancey1987 ; Fogué Tedom Reference Fogué Tedom2016 : 205). Sous Biya, le même logiciel sécuritaire a poussé les autorités à « surveiller tous ceux qui pourraient troubler leurs plans » (Pigeaud Reference Pigeaud2011 : 87). Ainsi, la surveillance cible non seulement les militaires, tous les acteurs sociopolitiques ayant une certaine capacité de mobilisation et de nuisance qui peuvent leur offrir le prétexte pour s'emparer du pouvoir.
La surveillance militaire cible en priorité les officiers supérieurs dotés de moyens matériels et logistiques d'action. L'objectif ici est d’éviter qu'ils se servent de ces moyens opérationnels mis à leur disposition pour protéger le pouvoir, pour s'emparer de celui-ci. « Mes services, affirme Jean Fochivé en ce sens, étaient dotés d'un bureau spécialement chargé de la surveillance des officiers et officiers supérieurs militaires dans l'ensemble du territoire national » (cité par Fenkam Reference Fenkam2003 : 212). La stratégie consistait à les infiltrer, à les entourer de « gens primitifs et barbares, mais d'une fidélité légendaire » (ce sont ses mots), qui rendent compte deux fois par jour de leurs mouvements. Cette description souscrit bien à la thèse d'officiers politiques loyalistes au sein de l'armée développée par Matthews Austin (Reference Matthews2022). En effet, selon ce dernier, les dirigeants autoritaires détectent les coups d’État en recrutant et en affectant dans les forces armées, les loyalistes chargés de surveiller, de repérer et de signaler les signes de déloyauté dans les rangs.
Démis de ses fonctions dans la foulée de la tentative de coup d’État du 6 avril 1984, Jean Fochivé a été rappelé lors des « villes mortes » du début des années 1990 ; et il lui a été attribué outre le poste de Chef du service de renseignement (CENER), celui de Délégué général à la sureté nationale (DGSN). Le président « avait besoin d'un fidèle homme de poigne, capable de surveiller l'armée et de calmer une opposition animée par une jeunesse désœuvrée qui ne voulait entendre ni à hue ni à dia », commente-t-il (cité par Fenkam Reference Fenkam2003 : 201). Une semaine avant sa nomination, ajoute-t-il, le Chef de l’État lui avait confié lors d'une rencontre que « les militaires prenaient des libertés qui l'inquiétaient » (cité par Fenkam Reference Fenkam2003 : 153). Pendant cette conjoncture critique, il était plus préoccupé par la surveillance des militaires que par les mobilisations populaires. Il avait placé sous surveillance rapprochée tous les officiers supérieurs; ce qui lui a permis par personnes interposées, conclut-il, de prendre le contrôle de la police et de l'armée, et de procéder à « une purge au sein de l'administration de l’État » (cité par Fenkam Reference Fenkam2003 : 154, 158 et 159).
L'ancien secrétaire général à la Présidence de la République, Jean-Marie Atangana Mebara, livre un témoignage identique dans sa description de M. Biya. En effet, selon lui,
[Il] est un homme de pouvoir qui sait s'organiser pour préserver son pouvoir. Il veille particulièrement à être toujours bien informé ; et en cela, il applique bien cette seconde leçon de Mazarin : “tu dois avoir des informations sur tout le monde, ne confier tes propres secrets à personne, mais mettre toute la persévérance à découvrir ceux des autres. Pour cela, espionne tout le monde, et de toutes les manières possibles” [. . .] Il est au courant de beaucoup de choses de la vie de ses principaux collaborateurs. (Mebara Atangana Reference Mebara Atangana2016 : 246)Footnote 11
Instituer un système de surveillance a une finalité psychologique : chez les potentiels adversaires et ennemis politiques, il construit et renforce la croyance qu'il est difficile et très risqué d'organiser et de réussir un coup d’État. Cela souscrit à la théorie de la prévention situationnelle, celle selon laquelle la surveillance de la scène d'un éventuel crime augmente la probabilité d'une arrestation en flagrant délit (Deslauriers-Varin et Blais Reference Deslauriers-Varin, Blais, Ribaux, Blais and Raynaud2019). Au-delà de la surveillance des personnes, cette prévention situationnelle est attentive au contexte.
La surveillance de personnes se greffe aussi à celle des informations et des espaces (Leman-Langlois Reference Leman-Langlois, Cusson, Ribaux, Blais and Raynaud2019). Elle est invisible (par opposition à la surveillance visible). Tout est mis en œuvre pour que les personnes ciblées ne décèlent pas les signes concrets et palpables de leur surveillance. À cet effet, les renseignements camerounais utilisent des logiciels espions édités par les entreprises israéliennes capables de pirater tout type de téléphone, de déchiffrer leurs données y compris celles cryptées (Dadoo Reference Dadoo2022).Footnote 12 La DGRE s'est dotée de matériels d’écoute et d'interception de communications de dernière génération qui lui ont permis de renforcer sa capacité de renseignement électronique (Dougueli Reference Dougueli2015b).
Le recours aux espions implique également une surveillance directe (par opposition à celle indirecte). Dans la mesure où les espions sont tenus de procéder à un déchiffrement quotidien des faits et gestes des personnes espionnées et de rendre compte, cette surveillance se veut aussi continue et permanente (par opposition à la surveillance ponctuelle).
En nous appuyant sur la perception qu'avait Jean Fochivé de l'armée, nous émettons l'hypothèse qu'au-delà de la fidélité, l'efficacité de cette surveillance militaire peut être dopée par une certaine dose d'aversion militaire de ceux qui en ont la charge. En effet, il avait une très mauvaise image des militaires : « ce sont des égocentriques [. . .] L'image que je garde d'eux est celle d'un ramassis de brigands musclés et illettrés, commandés par un groupe d'ignares immodestes aux ventres bedonnants et ingrats [. . .] J'ai réussi à nourrir en moi un sentiment profond de rejet et de méfiance vis-à-vis de l'armée » (cité par Fenkam Reference Fenkam2003 : 213). Un autre élément présidant à l'efficacité de cette surveillance est la mise en concurrence des agences d'intelligence. Alors qu'elle devrait en principe opérer hors du territoire, la DGRE est implantée dans les dix régions du pays et se livre comme les Renseignements généraux (RG), à la police politique (Fogué Tedom Reference Fogué Tedom2016 : 356). Cet empiètement sur le champ territorial de compétence du renseignement intérieur qui incombe aux RG a été institué par le décret n° 098/273 du 22 octobre 1998 portant réorganisation de la DGSN et de la DGRE. En la chargeant de « maintenir la paix au sein [du pays], ceci en faisant respecter la loi », ce texte réglementaire la confine au champ national et ne délimite pas clairement son champ d'action.Footnote 13 Nous émettons l'hypothèse qu'en amenant les deux agences d'intelligence à travailler sur les mêmes questions et dans le même périmètre, le pouvoir en place les inscrit dans une sorte de concurrence pour l'efficacité. Il résout surtout le problème de « contrôle des contrôleurs » en instaurant une dynamique « tout le monde contrôle tout le monde »; ceci d'autant plus que les activités des deux agences sont faiblement coordonnées et elles doivent rendre compte quotidiennement et directement à la présidence de la République.Footnote 14 Au-delà de la concurrence pour l'efficacité entre les structures, il y a l'instauration de la concurrence entre les agents. Sous Ahidjo, une liste d'agents les plus performants était régulièrement dressée par le président lui-même et publiée par arrêté présidentiel (Fogué Tedom Reference Fogué Tedom2016 : 215–216). Les plus constants étaient Jean Fochivé et Abdoulaye Mouyakan.
À l'observation, la direction des structures responsables de la surveillance des militaires n'est pas confiée aux acteurs issus du même corps, mais aux agents chevronnés de la police et de l'administration civile. Cette pratique est une stratégie d’évitement de la solidarité de corps. Du SEDOC à la DGRE en passant par la DIRDOC, le CND et le CENER, le service d'intelligence a été géré par quatre policiers (les commissaires Jean Fochivé, Samuel Missomba, Bienvenu Obelabout, Maxime Eko Eko), un gendarme (le général Claude Angouand) et un diplomate de formation (Jean-Pierre Ghoumo). Comme le montre le tableau 1 ci-dessous, la DGSN responsable du renseignement général est dominée par les Administrateurs civils et les policiers.
Source : Compilation originale de l'auteur à partir des recherches faites sur les sites internet de la présidence de la République et de la Délégation à la sûreté nationale (DGSN).
En résumé, la surveillance des militaires est un instrument de neutralisation de tous les ennemis déclarés, ennemis masqués et soutiens douteux au sein du corps militaire. Elle contribue à contrecarrer toute capacité de projection et de coordination des militaires pour le pouvoir. Cette capacité est capitale dans l'organisation, la réalisation et le succès d'un coup d’État (Singh Reference Singh2014). Elle sert à classer, déclasser et reclasser les militaires. Autrement dit, elle peut conduire à l’élévation ou à la déchéance. Dans le premier cas, la fidélité, la loyauté, la docilité et la servilité révélées par la surveillance sont récompensées par les dons, les avancements de grades et la prorogation de l’âge de départ à la retraite. Dans le second cas, elle peut entrainer des sanctions telles que le renvoi de l'armée, l'emprisonnement voire l'exécution pour haute trahison et atteinte à la sureté de l’État. La disparition ou l'assassinat du Capitaine Guerandi Mbara est un cas illustratif de cette intransigeance ou intolérance du pouvoir lorsque son existence est menacée. Il était l'un des instigateurs du coup d’État manqué du 6 avril 1984. Seul survivant des instigateurs, il s'est réfugié à Ouagadougou où il avait des amitiés solides notamment avec ses anciens condisciples de l’École militaire interarmes (EMIA) de Yaoundé, Thomas Sankara et Blaise Compaoré. Bien que loin du pouvoir de M. Biya, il nourrissait toujours le vœu de le renverser. Le pouvoir en place a tenté de le coopter et il a opposé un refus catégorique. Il en a alors fait « un ennemi public numéro 1 », et les services spéciaux se sont déployés pour sa disparition voire son assassinat (Dougueli Reference Dougueli2014 ; Soboth Reference Soboth2019).Footnote 15
La surveillance politique poursuit les mêmes objectifs et produit les mêmes effets à la seule différence que ses cibles sont les acteurs sociopolitiques internes et externes au pouvoir dont la mobilisation critique pourrait servir de prétexte aux militaires. En effet, les soutiens et alliés du pouvoir peuvent faire défection et recourir au coup d’État s'ils sont à mesure de l'organiser et si celui-ci leur offre des bénéfices plus conséquents que ceux liés aux postes qu'ils occupent (Geddes, Wright et Frantz Reference Geddes and Erica Frantz2018 : 182–183). Il en est de même des anciens alliés ou des opposants au pouvoir. La surveillance politique au sens de collecte, de traitement et d'analyse de toute information jugée pertinente sur les acteurs politiques et les groupes contestataires, vise donc à éviter cette éventualité. Elle est plus serrée pour les adversaires politiques qui ont un poids politique certain et une réelle capacité de mobilisation populaire (Pigeaud Reference Pigeaud2011 : 87). Elle s'opère à travers l'infiltration et la cooptation.
L'infiltration est mobilisée dans la perspective de déceler les complots avant qu'ils ne se concrétisent, de diviser pour mieux régner ou de faire obstruction à toute dynamique de mutualisation et de coordination des efforts d'acteurs oppositionnels contre l'ordre dirigeant. Si l'on s'en remet une fois de plus à Jean Fochivé, le stratagème se décline ainsi : on arrête l'homme politique, l'effraie en liant son sort à la seule dénonciation tout en minimisant son rôle, lui propose une protection et une fortune ; et dans la frayeur, il dénonce ses amis, on le relâche, lui donne de l'argent et il devient ce que l'on pourrait appeler un « opposant agent de renseignements » (cité par Fenkam Reference Fenkam2003 : 167–168). Le stratagème décrit souscrit au logiciel psychologique « MICE » qui gouverne le renseignement humain.Footnote 16 Dans cet acronyme, M = Money et renvoie à l'achat d'informations par l'argent ; I = Ideology et fait référence à leur obtention en capitalisant sur les valeurs idéologiques de l'informateur ; C = Constraints et renvoie à leur acquisition par chantage, intimidation voire torture ; et E = Ego et fait référence à leur obtention en capitalisant sur les représentations de soi de l'informateur (Foliard Reference Foliard2008).
L'infiltration ne se limite pas aux personnes et à leur fréquentation, elle cible aussi tous les événements sociopolitiques de remise en cause de la légitimité du pouvoir en place. Un exemple saillant est la convention de la Coordination des partis de l'opposition et des associations à Bamenda au début des années 1990. Pensée comme cadre de concertation, de définition et d'harmonisation des stratégies des oppositions pour contraindre le Président Biya à organiser une conférence nationale souveraine à l'issue de laquelle il devait partir, elle a été infiltrée par des agents à la solde de Jean Fochivé dont la mission était de « faire le plus possible de désordre afin d'empêcher le bon déroulement de la convention » (Fenkam Reference Fenkam2023 : 54). Dans le même sens, lors de la Tripartite, choix politique opéré par le pouvoir en lieu et place de la conférence nationale souveraine exigée par les oppositions, les faits et les gestes des leaders de cette Coordination étaient scrutés de près par les agents du service de renseignement (Ngayap Reference Ngayap1999 : 86 ; Fenkam Reference Fenkam2023 : 67).
La cooptation répond à une autre logique : celle de se servir du pouvoir de donner accès aux privilèges que l'on possède pour retourner un adversaire voire un ennemi en sa faveur et par ricochet, le rapprocher de soi pour mieux le contrôler. Elle est aussi au service de la division pour bien régner. Ce fut le cas par exemple d'Antar Gassagay en marge des négociations entre le pouvoir et la coordination des oppositions à la Tripartite de 1991.
À l'observation, les élites cooptées viennent d'horizons identitaires différents. Cette inclusion sélective aide à atténuer l'incidence de l'exclusion ethnique dans le management des postes-clés aussi bien dans l'armée que dans l'Administration publique en général. En effet, l'exclusion dans la gestion du pouvoir politique de groupes statistiquement et politiquement importants augmente la probabilité de survenance d'un coup d’État (Geddes, Wright et Frantz Reference Geddes and Erica Frantz2018 : 54–56). La distribution dosée de postes tant au niveau du gouvernement que des entreprises parapubliques participent donc de la constitution et de l'entretien du vaste réseau de fidélités et de loyautés au-delà de sa communauté d'origine. En s'adjugeant le « haut », elle vise à travers les logiques clientélistes et d'avantages, à s'assurer aussi le soutien du « bas » ; ce qui contribue à limiter les dynamiques de mobilisation populaire généralisée qui pourraient avoir raison du pouvoir en place. En effet, les cooptations confèrent à leurs bénéficiaires une certaine notabilité sociale, et en capitalisant sur les privilèges liés à ce statut, ils construisent des clientèles ou réseaux de soutien au pouvoir en place (Belinga Zambo Reference Belinga Zambo and Darbon2010 : 74).
Cela constitue une ressource de survie aux conjonctures critiques s'ils s'appuient sur des partis politiques à la fois bien structurés et bien implantés d'un point de vue territorial (Geddes, Wright et Frantz Reference Geddes and Erica Frantz2018 : 189–190). Le parti au pouvoir, RDPC, est solidement implanté sur le territoire national. Les élites cooptées sont très souvent les dirigeants de partis politiques ayant un poids électoral régional plus ou moins conséquent. S'appuyer sur ces « organisations de soutien civil » est une stratégie pour contrebalancer le poids de l'armée (Frazer Reference Frazer1994 ; Geddes, Wright et Frantz Reference Geddes and Erica Frantz2018 : 102). Concrètement, cela contribue à limiter la dépendance au soutien militaire. En effet, il est difficile pour les militaires de démettre un leader qui a une bonne cote de popularité (Brooker, 1995 : 111). « Pour qu'un coup d’État réussisse, il est important que ceux qui n'y participent pas le soutiennent, restent passifs ou soient neutralisés » (Sharp et Jenkins Reference Sharp and Jenkins2009 : 21). Or, avoir une base de soutien civil augmente plutôt les probabilités de mobilisation populaire de délégitimation de l'intrusion militaire dans le champ politique. Le soutien civil prend dès lors la forme d'une stratégie de dissuasion de ceux qui seraient tentés par le coup d’État (Geddes, Wright et Frantz Reference Geddes and Erica Frantz2018 : 103). En fait, à la légitimité sociale dont ont besoin les putschistes, il oppose une défiance et donc, une illégitimité à gouverner (Sharp et Jenkins Reference Sharp and Jenkins2009 : 44–46).
Avoir cette base de soutien civil est aussi une stratégie de collecte des renseignements sur les adversaires politiques. Bref, elle peut aider à mettre sur pied un large réseau d'espionnage de masse et donc, à limiter encore plus la capacité de mobilisation et de communication des potentiels comploteurs (Geddes, Wright et Frantz Reference Geddes and Erica Frantz2018 : 104). L'une des conditions pour que le parti ait une telle emprise est qu'il soit dirigé par le leader ou ses proches ; ce qui lui permet d'avoir une bonne maitrise de son organisation et de son fonctionnement (Geddes, Wright et Frantz Reference Geddes and Erica Frantz2018 : 107–108). Le Président Biya est le président national du parti au pouvoir, RDPC, depuis sa création en 1985. C'est le cas également de la majorité de leaders politiques qu'il a cooptés.
Cependant, le président Biya n'a pas la même conception du rapport militaire-activité politique que son prédécesseur Ahmadou Ahidjo. Lors d'une réunion du 26 août 1965, le président Ahidjo avait acté l'implication des militaires dans les activités politiques. Il en a résulté une mise en place de « comités de vigilance » inféodés au parti unique. Il s'agissait de
Structures de “vigilance-renseignement” très cloisonnées, chargées de collecter du renseignement qui était ensuite transmis à des sortes de deuxième bureau du parti pour analyse, recoupement et exploitation. Ces deuxièmes bureaux, également chargés de l'instruction, de la manipulation et du retournement des agents ennemis, étaient placés sous l'autorité d'un “bureau central” de renseignement. (Fogué Tedom Reference Fogué Tedom2016 : 222)
En ce qui concerne M. Biya, il éloigne les militaires de la politique en leur ouvrant les pans importants de l’économie nationale (Pigeaud Reference Pigeaud2011 : 67 ; Fogué Tedom Reference Fogué Tedom2016 : 269).
Le parti au pouvoir et ceux alliés sur lesquels s'appuie l'ordre dirigeant pour avoir une base de soutien civil se financent grâce à un « rançonnement protecteur » des élites bureaucratico-administratives et économiques cooptées (Belinga Zambo Reference Belinga Zambo and Darbon2010 : 82). À l'observation, ces élites bureaucratico-administratives « convertissent les biens publics dont elles ont la charge en capital du parti, ou instrumentalisent leur poste pour en engranger des bénéfices par la suite dirigés vers le parti » (Belinga Zambo Reference Belinga Zambo and Darbon2010 : 81). L'enjeu en procédant ainsi est de satisfaire les besoins financiers des partis pourvoyeurs de leurs postes de responsabilité.
Cela vaut aussi pour les élites économiques cooptées, lesquelles bénéficient des faveurs du pouvoir en termes d'attribution clientéliste de marchés publics et d'exonération fiscale. Elles versent aux partis une partie de la cagnotte que leurs positions préférentielles leur ont permis d'engranger. Leur cooptation (parfois sous la contrainte en raison de la menace implicite de redressements fiscaux s'ils ne s'y résolvent pas) et l'octroi de privilèges visent à se prémunir des coups d’État orchestrés sous leur impulsion lorsque leurs intérêts sont menacés (Acemoglu et Robinson Reference Acemoglu and Robinson2001). M. Biya ne se contente pas de les coopter et de faciliter leurs affaires. Certains occupent même des positions stratégiques au sein de son parti. La liste est longue. Nous citerons ici les cas d'El Hadj Nana Bouba, de Mohamadou Abbo Ousmanou, d'Onobiono James, de Fotso Victor, de Sohaing André, et de Kadji Defosso. Ils ont été (pour les morts) ou sont (pour les vivants) membres du comité central du parti au pouvoir. Dans chacun des cas cités, chaque élite s'inscrit dans une sorte de course pour montrer au pouvoir qu'il peut compter sur elle et la clientèle communautaire qu'elle a domestiquée grâce aux faveurs et privilèges qui lui sont octroyés.
Enfin, surveiller consiste aussi à collecter des informations sur tous « les sales coups » des alliés et opposants du pouvoir dans la perspective, s'ils veulent changer de camp ou s'ils menacent vraiment le pouvoir, de s'en servir pour les neutraliser. Dans un tel cas, la fidélité, la loyauté, la docilité et la servilité sont, pour les alliés, un moyen à la fois de soutien de l'ordre établi et d’évitement de la déchéance. Pour les opposants, cette façon de faire vise à atténuer leur ardeur dans la confrontation avec le pouvoir, voire à les domestiquer.
4. La surveillance : un facteur déterminant qui s'entrecroise avec d'autres facteurs
Comme indiqué ci-dessus, revendiquer une démarche monocausale qui consiste à présenter la surveillance comme l'unique cause de l'absence ou de la non-récurrence de l'intrusion militaire dans le champ politique reviendrait à sous-estimer la complexité de celle-ci. Même si elle est déterminante, elle interagit avec d'autres facteurs présentés dans la littérature à savoir la peur de la répression, l'octroi de privilèges, les nominations sélectives sur la base identitaire et la mise en place de contrepoids militaires.
La répression n'est pas seulement une conséquence de l’échec de la tentative de putsch. Elle découle aussi du travail de surveillance. De même, l'octroi de privilèges dans la perspective d'obtenir la fidélité et la loyauté ne se limite pas aux militaires et aux paramilitaires. Ils sont aussi alloués aux agents de surveillance dans le même but et surtout dans l'optique d'inciter leur performance. Abel Eyinga note à juste titre qu'ils « bénéficient d'indemnités spéciales, de primes diverses en argent, des avantages en nature et de beaucoup d'autres faveurs présidentielles non prévues par les textes en vigueur » (Reference Eyinga1978 : 32). La surveillance est aussi un instrument au service du contrôle de groupes paramilitaires constitués comme contrepoids à l'armée afin qu'ils ne se retournent pas, comme récemment au Niger et au Gabon, contre le pouvoir dont ils sont censés assurer le maintien. Enfin, les nominations à la tête des structures de renseignement n’échappent pas à la dynamique identitaire ou ethnique. Du SEDOC à la DGRE, quatre des six chefs de ce service d'intelligence sont issus du même groupe ethnorégional que le Chef de l’État. Il s'agit de Samuel Missomba, de Claude-Lambert Angouand, de Bienvenu Obelabout et de Maxime Eko Eko. Bien qu'il ne fasse pas partie du même groupe, Jean Fochivé était reconnu pour sa fidélité légendaire. C'est d'ailleurs cette qualité qui avait commandé son maintien à la tête du SEDOC, sur recommandation du chef du renseignement extérieur français, Maurice Robert, lors de l'accession au pouvoir de M. Biya et son rappel au service au début des années 1990 (Fogué Tedom Reference Fogué Tedom2016 : 221). Comme le montre le tableau 2 ci-dessous, le critère identitaire gouverne aussi la sélection des dirigeants de la DGSN responsables du renseignement général. Entre 1983 et aujourd'hui, huit des dix chefs de cette structure sont issus du même groupe ethnorégional que le Président de la République.
Source : Compilation originale de l'auteur à partir des recherches faites sur les sites internet de la présidence de la République et de la Délégation à la sûreté nationale (DGSN).
Conclusion
Dans cet article, nous avons entrepris d'expliquer pourquoi les militaires camerounais ne vont pas à l'assaut du pouvoir politique malgré l'existence de tous les ingrédients identifiés par les chercheurs pour que cela se produise. Nous soutenons que cela est le résultat d'une mise en branle efficace de la surveillance par les services de renseignement. En tant que mécanisme de collecte et de traitement de toutes les informations nécessaires pour démasquer les envieux avant qu'ils ne passent à l'acte, cette surveillance cible non seulement les officiers militaires ayant une certaine capacité opérationnelle, mais aussi tous les acteurs sociopolitiques ayant une réelle capacité de mobilisation qui peuvent leur donner un prétexte pour intervenir. Elle mobilise des moyens à la fois humains et matériels et s'entremêle avec d'autres stratégies telles que la cooptation, l'octroi de privilèges, la répression, les nominations à base identitaire, la formation et l'entretien de contrepoids militaires. Même si elle est déterminante, ce sont in fine les effets combinés de son croisement avec ces autres stratégies qui créent les conditions de la non-occurrence du coup d’État.
Si cette surveillance participe d'une dynamique, celle de réduire les risques de survenance du coup d’État, elle a aussi un effet pervers. Elle instaure une atmosphère de suspicion et de peur permanentes. Cela est susceptible d'induire une inaction des acteurs politiques et de la société civile. Aussi, en confinant les services d'intelligence au renseignement politique, elle les érige en un instrument non pas de défense des intérêts fondamentaux de l’État et de la Nation, mais de maintien d'un ordre politique et d'un homme au pouvoir (Fogué Tedom Reference Fogué Tedom2016).
Enfin, notre analyse s'est limitée aux dynamiques du « dedans ». Un certain faisceau de faits nous renseigne cependant qu'il existe les dynamiques du « dehors » – lesquelles dynamiques peuvent d'ailleurs se mêler et s'entremêler avec celles internes. Il est question ici, entre autres, de l'implication de certains acteurs étrangers dans la surveillance en tant que fournisseurs de logiciels espions et de la collaboration en vue du partage de renseignements, avec certains services d'intelligence étrangers.