Émile Littré publiait en 1836 un essai, « Des grandes épidémies »Footnote 1, où il comparait les effets moraux de la peste noire en 1348-1350 et ceux de la récente épidémie de choléra. Démarquant, de son propre aveu, la description présentée, précisément en 1832, par le médecin allemand Justus Hecker dans le premier grand travail de recherche consacré à la peste noireFootnote 2, il brossait le tableau des réactions affolées face à la peste : « folles dévotions » des Flagellants ; effroyables massacres des Juifs tenus pour empoisonneurs, car « comme le dix-neuvième siècle, le quatorzième crut aux empoisonnements » ; abandon de tous les attachements, y compris familiaux – sur cette rupture de tous les liens sociaux, Hecker avait cité longuement la préface du Décaméron.
Quelque quarante-cinq ans plus tard, un historien allemand, auteur, en 1882, du second ouvrage qui a marqué l’historiographie de la peste noire, Robert Hoeniger, s’inspirait des réflexions de l’historien et économiste Wilhelm Roscher, et voulait voir dans les bûchers de Juifs moins l’effet d’une haine à fondement religieux qu’une forme barbare, médiévale, de « révolution sociale ».
Disparition brusque de tous les liens de solidarité, brûlements de Juifs comme forme primitive de lutte des classes : on a là deux des thèmes autour des ravages de l’épidémie que les historiens de la peste ont orchestrés de manière récurrente. Les renouvellements de l’écriture historique ont conduit à les décliner en diverses variantes, entre les études de psychologie collective qui allient l’exploration des sources de toutes sortes sur les épidémies de choléra au xixe siècle et le souci de dégager des constantes identifiables en d’autres temps, et, dans la foulée, les tentatives d’histoire totale, jusque dans les années soixante et soixante-dix du siècle dernier.
Les recherches récentes menées sur le cas italien ont remis en question les idées reçues sur la désorganisation complète de la vie sociale induite par la peur, et dont la fuite hors des villes, le comportement des médecins ou des prêtres oublieux de leurs devoirs, le sauve-qui-peut généralisé amenant à se désintéresser du sort de ses proches étaient censés constituer autant d’exemples. Les travaux des historiens et des historiennes en Allemagne, notamment dans le sillage d’Alfred Haverkamp, ont dès les décennies 1980 et 1990 considérablement complexifié la mise en perspective des massacres des Juifs à la suite des accusations d’empoisonnement. L’heure était venue d’un réexamen du rôle joué par l’accusation d’empoisonnement des eaux telle qu’elle a été lancée au cours de deux épisodes au xive siècle, du moment inaugural, en 1321, avec le complot imputé aux lépreux puis aux Juifs, à sa reprise en 1348. C’est la tâche que s’est assignée Tzafrir Barzilay.
L’auteur soutient principalement deux thèses : quelles que soient les circonstances dans lesquelles surgissent les accusations, elles n’acquièrent de véritable efficacité qu’à partir du moment où les pouvoirs les reprennent à leur compte. En même temps, les pouvoirs, comme les populations, ont cru à la réalité des accusations, et il ne faut pas imaginer de gouffre entre manipulation cynique côté pouvoirs et crédulité ignorante côté populations.
Dans sa lecture de l’épisode de 1321, T. Barzilay s’écarte des deux interprétations dominantes, celle de Carlo Ginzburg, insistant sur le complot ourdi au faîte du pouvoir par l’autorité royale elle-même, et celle de David Nirenberg, qui veut voir dans les accusations d’empoisonnement l’expression d’une protestation venue d’en bas et d’une révolte antimonarchique, dans le prolongement de l’agitation associée l’année précédente à la croisade des Pastoureaux. Pour T. Barzilay en effet, l’idée de l’empoisonnement des puits a pu se diffuser lorsque se sont télescopés deux processus touchant l’histoire urbaine vers 1300 : d’une part la mise sous contrôle des léproseries par les villes, à la suite de la dégradation sensible de l’image des lépreux – la raréfaction des donations charitables qu’a entraînée celle-ci détermina l’intervention d’autorités urbaines appelées à prendre le relais des institutions ecclésiastiques pour l’entretien des ladreries. Et d’autre part les difficultés rencontrées par les autorités municipales pour assurer l’accès à des eaux propres dans des agglomérations que la croissance démographique continue a surpeuplées. L’obsession du poison, dont témoignent tant de procès des premières décennies du xive siècle, a fait le reste : que l’eau devienne de plus en plus fréquemment non potable, et c’est qu’elle a été empoisonnée ; et ce sont les lépreux, dont les villes se défient désormais même si elles les prennent en charge, qui ont fait le coup.
La rumeur ne cesse dès lors d’enfler et, comme y invitent les évolutions du droit, conduit à des informations judiciaires. Elle grossit d’autant plus qu’à la suite de confiscations de biens appartenant aux léproseries, autorités urbaines et officiers royaux se retrouvent en compétition pour la mainmise sur ce patrimoine et se doivent de légitimer leurs spoliations en les présentant comme le digne châtiment d’un crime démontré. L’accusation, dirigée au départ contre des individus, change de braquet : elle vise maintenant la collectivité des lépreux dans son ensemble et elle se transforme, puisque des documents hébraïques opportunément découverts établissent que les lépreux se sont eux-mêmes mis au service des Juifs engagés dans un vaste complot n’ayant d’autre but, par l’empoisonnement des puits, et avec la complicité de souverains musulmans fournisseurs de poudres, que de détruire toute la chrétienté. La coalition dans laquelle sont entrées les élites urbaines et la haute noblesse fait plier le pouvoir royal et obtient, au moins de facto sinon par un édit officiel, l’expulsion des Juifs, qui avaient été chassés en 1306 mais réadmis neuf ans plus tard.
Le même mécanisme se reproduit lors de la peste noire. Un prince particulièrement prévenu contre les Juifs laisse engager et engage lui-même, en Dauphiné, des poursuites à leur encontre. Son exemple est suivi en Savoie. Le réexamen du texte, que tout ouvrage sur la peste noire a mentionné, des confessions, extorquées pour la plupart sous la torture, de plusieurs Juifs arrêtés et interrogés dans deux localités situées l’une sur le lac de Genève et l’autre à proximité conduit T. Barzilay à distinguer là aussi deux étapes : celle où l’on cherche à faire avouer aux accusés, liés entre eux par des relations de parentèle ou de voisinage, un crime commis à titre de vengeance personnelle ; et celle, la calomnie ayant la propriété de cheminer et de prendre inexorablement de l’ampleur, où l’on imagine et veut obtenir des révélations sur un forfait que les Juifs ont perpétré en semant le poison mortifère aux quatre coins de l’Europe. De Suisse, l’idée d’une grande conspiration et l’accusation d’empoisonnement migrent vers les régions de l’Allemagne méridionale. C’est là qu’elles conduisent, durant l’hiver 1349, aux brûlements, sur le lieu de leurs demeures, sur des bûchers ou au fond de fosses, de communautés juives entières, dans un emballement sauvage où périt la moitié des Juifs d’Allemagne.
T. Barzilay veut cette fois aussi vérifier ses deux thèses, et passe au crible les événements qui conduisirent au brûlement des Juifs à Strasbourg. Mais c’est moins pour s’interroger, comme on l’a beaucoup fait, sur l’identité des groupes sociaux représentés par la faction qui prit le pouvoir avant de condamner les Juifs à la peine du feu que pour souligner que, dans une ville déchirée, une faction se tailla une popularité et prit le pouvoir en dénonçant les chefs d’une autre comme « défenseurs des Juifs ». Et qu’au contraire à Ratisbonne, où les délégués de la noblesse urbaine, du patriciat et des métiers firent front commun contre une potentielle agitation, les Juifs ne furent pas inquiétés. Ainsi, au-delà du cas de Strasbourg, dans les milieux urbains dirigeants, des factions installées au pouvoir ou visant à s’y établir trouvèrent intérêt à brandir l’épouvantail de la conspiration juive.
Cependant, celles-ci ne se livraient pas à une simple manipulation : elles s’étaient convaincues de la véracité de ce qu’elles alléguaient, et les milieux qui entreprenaient de protéger des Juifs et niaient l’existence d’une conjuration juive ambitionnant d’abattre la chrétienté n’étaient pas si sûrs de leur fait – comme semble le montrer la réserve des dirigeants de la ville de Cologne, se disant décidés à prendre les mesures nécessaires pour étouffer toute émeute contre les Juifs, mais seulement tant que la culpabilité de ceux-ci n’est pas clairement établie : ils envisagent donc qu’en fin de compte, elle puisse l’être.
L’adhésion sincère au fantasme de l’empoisonnement, T. Barzilay la constate mais ne l’explique pas. Il omet de relever l’impuissance de la science médiévale à faire barrage : elle admettait comme facteurs de l’épidémie, aux côtés de la corruption de l’air, celle des eaux – d’où l’adoption par les gouvernements urbains de mesures de précaution. L’on décèle ainsi ce qu’a de fallacieux l’argument des porte-parole de la propagande antijuive lorsqu’ils apostrophent les responsables de la municipalité, à Strasbourg, qui prenaient la défense des Juifs : si vous ne croyez pas aux empoisonnements, pourquoi avez-vous fait boucher les puits ? De plus, les médecins et les naturalistes, comme l’a montré Séraphine Guerchberg dans un article classique, tenaient pour possible un empoisonnement à grande échelle réalisé à l’aide de substances toxiques dotées de forces mystérieuses. Ceux d’entre eux qui dirent leur opposition à l’inculpation des Juifs ne le firent pas, à quelques exceptions près, en tant qu’hommes de science, mais en soulevant des objections de bon sens, telles que celles émises par le pape Clément VI – les Juifs meurent aussi, et l’épidémie fait rage dans des pays d’où les Juifs sont absents – et peut-être à titre de protestation, certes voilée, devant les assassinatsFootnote 3.
Surtout, si T. Barzilay ne se met pas en situation d’élucider les conditions dans lesquelles l’idée d’une provocation artificielle de l’épidémie par les Juifs a pu recueillir l’assentiment, c’est que la hantise de se voir reprocher de pratiquer une histoire téléologique l’amène à se concentrer sur les circonstances immédiates de l’événement et à refuser de le situer dans un cadre historique large. Il ne s’agit pas de prétendre que l’accusation suppose la présence antérieure d’une image du Juif universellement répandue dans les sociétés médiévales comme sorcier. Ce serait répéter l’erreur de Joshua Trachtenberg : celui-ci, dans un livre au demeurant précieux en tant que répertoire de sources encore aujourd’hui sous-exploitées, voulait rendre compte de l’intensité de l’antisémitisme moderne en y voyant l’expression ultime d’une diabolisation du Juif qui aurait opéré dès les débuts du Moyen Âge et se serait pérennisée dans les mentalités collectives, inchangée, jusqu’à l’époque contemporaine. La figure du Juif empoisonneur, dans cette perspective, cristallisée très tôt, aurait été tout naturellement mobilisée lorsqu’éclata l’épidémieFootnote 4. Dans une précédente publication, T. Barzilay avait établi, grâce à un réexamen des textes invoqués par J. Trachtenberg, que les preuves de cette crainte ancienne face au Juif porteur de mort faisaient défautFootnote 5.
Pour autant, comment ne pas tenir compte de l’évolution des discours autour du judaïsme et des Juifs depuis le début du xiiie siècle ? Depuis, au moins, la publication par le pape Innocent III, en septembre 1199, de la bulle de protection des Juifs, dans sa formulation devenue traditionnelle mais avec cette fois une addition : la bulle ne valait que pour les Juifs qui n’auraient pas la présomption d’ourdir des machinations en subversion de la foi chrétienne. Les affaires de crime rituel, récurrentes bien que désavouées par la hiérarchie ecclésiastique, impliquaient non pas un Juif coupable d’homicide à titre individuel, ni même une communauté juive particulière, mais la participation du monde juif dans son ensemble, désireux de tuer des chrétiens aussi souvent que l’occasion se présentait, si ce n’est de précipiter l’effondrement du monde chrétien tout entier. Il ne pouvait être question, pour T. Barzilay, de retracer dans sa complexité l’évolution des représentations du Juif sur un siècle et demi. Mais qu’on n’apprenne rien dans son livre sur l’état des relations entre Juifs et chrétiens dans la première moitié du xive siècle autrement que par des allusions éparses aux différences d’opinions entre spécialistes ne l’amène-t-il pas à traiter l’épisode de 1348-1349 comme s’il était refermé sur lui-même, et à finalement adopter une attitude aussi anhistorique que celle qui pose une permanente reproduction à l’identique d’un antisémitisme tel que l’éternité le change ?
Il arrive certes à T. Barzilay de pointer des facteurs généraux de l’hostilité antijuive en remontant en deçà des années de la peste. Il observe ainsi que des émeutes antijuives ont éclaté en Catalogne comme en Provence dès le printemps 1348, sans qu’elles soient dues, semble indiquer le silence des sources à ce sujet, à la rumeur sur les Juifs semeurs de poison. Dans le cas du pillage, en août 1349, du quartier juif de Cologne, l’auteur là encore suppute que là aussi la foule n’a pas été mue par le canard de l’empoisonnement. Il se met alors en quête d’une explication, et la trouve dans l’aggravation continue de l’hostilité envers l’« usure » juive provoquée par un inexorable mécanisme : les prêteurs juifs voient leur activité obérée par les ponctions sur leurs profits qu’opèrent les autorités qui l’autorisent, et se voient contraints d’appesantir leur propre pression sur leurs débiteurs ; un affaiblissement temporaire de l’autorité royale, comtale ou locale, aura offert une conjoncture propice à une explosion de violence.
L’idée du prêt juif comme éponge, aspirant l’argent d’en bas et le faisant passer dans les caisses des souverains, a été avancée dès le xvie siècle, adoptée par d’innombrables auteurs aux xixe et xxe siècles et reprise par exemple par Henri Dubled à propos des Juifs de Strasbourg en 1348Footnote 6. L’avantage de cette analyse, c’est qu’elle est facilement applicable à chaque cas particulier en possédant une part de vérité. Son inconvénient, c’est que précisément elle peut servir et a servi de clef explicative pour le déchiffrement de n’importe quelle situation de crise dans les relations entre Juifs et chrétiens aux xive et xve siècles ; elle a son utilité en dispensant de toute recherche spécifique sur une période et un espace donnés. Toutes proportions gardées, elle représente l’équivalent, dans le cadre des études sur les Juifs au Moyen Âge tardif, de ce que put être naguère l’explication de toutes les formes de tensions politiques et sociales au début des temps modernes par l’affrontement entre une bourgeoisie montante et une féodalité menant son combat d’arrière-garde.
Le xive et le xixe siècle partagent la crainte de l’empoisonnement et la poursuite de coupables en temps d’épidémie. On observe aussi, dans l’un comme dans l’autre siècle, la migration du récit sur un grand complot : au xive siècle, des Templiers aux lépreux et aux Juifs, puis aux Juifs seulement ; au xixe siècle, des Illuminés de Bavière aux Jésuites, puis à la franc-maçonnerie et aux Juifs. T. Barzilay montre dans quelles conditions éclosent et prolifèrent les accusations d’empoisonnement, et plus précisément d’empoisonnement des eaux. Il compose ainsi la moitié du tableau. Mais en refusant de reconnaître la distance entre la rumeur sur des méfaits et la conspiration destinée à faire s’écrouler une société et ses institutions, il escamote l’autre moitié, autour de l’imaginaire du complot dans lequel ces accusations s’encadrent.