Hostname: page-component-745bb68f8f-b6zl4 Total loading time: 0 Render date: 2025-01-10T21:47:06.919Z Has data issue: false hasContentIssue false

Toutes les dettes ne se valent pas

Published online by Cambridge University Press:  30 December 2024

Francesca Trivellato*
Affiliation:
Institute for Advanced Study, Princeton ft@ias.edu
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Cet article répond aux remarques formulées par Jean-François Chauvard, Luisa Brunori et Jean-Louis Halpérin, Pierre-Cyrille Hautcœur ainsi que Maurice Kriegel sur mon livre The Promise and Peril of Credit, traduit en français sous le titre Juifs et capitalisme. Le livre examine les significations culturelles attachées à la diffusion des instruments de crédit de la finance privée à partir du xviie siècle. Il s’intéresse tout particulièrement à décrire les multiples associations avec les Juifs et l’usure suscitées par ces instruments. Ma réponse s’appuie sur une installation conçue par l’artiste suisse Christoph Büchel, Monte di pietà, présentée à la Fondation Prada au même moment que la 60e Biennale d’Art de Venise en 2024 – une installation qui privilégie les associations libres à une contextualisation analytique ou historique. Par ses allusions ambiguës aux Juifs et à l’État d’Israël en lien avec son thème principal – le rôle de l’endettement dans la guerre et dans la dégradation et l’exploitation humaine –, l’installation renvoie à une question centrale de mon livre, à savoir la persistance et la malléabilité des stéréotypes. Je saisis donc cette occasion pour passer en revue les points saillants de ma recherche sur cette question épineuse et pour parler des formes de contextualisation complémentaires développées par les contributeurs de ce forum.

This article responds to the comments by Jean-François Chauvard, Luisa Brunori and Jean-Louis Halpérin, Pierre-Cyrille Hautcœur, and Maurice Kriegel on my book The Promise and Peril of Credit, translated into French as Juifs et capitalisme. The book examines the cultural meanings attached to the diffusion of paper credit instruments of private finance after the seventeenth century, with particular regard to the manifold associations with Jews and usury that these instruments elicited. My response takes its cues from an exhibition conceived by the Swiss artist Christoph Büchel and titled Monte di pietà, held at the Fondazione Prada in conjunction with the Sixtieth Venice Art Biennale in 2024. The exhibition favors free associations over analytical or historical contextualization. Because of its ambiguous allusions to Jews and the State of Israel in relation to its main theme—the role of indebtedness in war and human degradation and exploitation—the exhibition evokes a central issue in my research, namely, the tenacity of stereotypes but also their malleability. I therefore take this opportunity to review salient features of my approach to this thorny issue and to discuss the complementary approaches to historical contextualization suggested by the contributors to this forum.

Type
Forum autour du livre de Francesca Trivellato, Juifs et capitalisme
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Au premier palier de l’escalier, une étiquette sur une porte indique le nom de « D. Graeber ». Je me trouve à l’intérieur d’un palais vénitien du xviiie siècle, Ca’ Corner della Regina, transformé depuis 2011 en espace d’exposition pour la Fondation Prada (la fondation que la célèbre marque de mode dédie à l’art contemporain). De 1834 à 1969, ce palais a abrité le mont-de-piété municipal, dont le nom, « monte di pietà », renvoie aux institutions de prêts en faveur des pauvres créées au xve siècle par les Franciscains dans plusieurs villes d’Italie (mais précisément pas à Venise). Il convient de rappeler que les monts-de-piété franciscains furent entre autre pensés en opposition aux prêteurs sur gages juifs. Dans ce même palais, Monte di pietà est actuellement le titre d’une installation immersive conçue par l’artiste suisse Christoph Büchel et prévue pour coïncider avec la 60e Biennale d’Art de Venise qui se tient d’avril à novembre 2024.

Pourquoi commencer ainsi ma réponse aux lectures que Jean-François Chauvard, Luisa Brunori et Jean-Louis Halpérin, Pierre-Cyrille Hautcœur ainsi que Maurice Kriegel ont faites de mon ouvrage Juifs et capitalisme ? En effet, je suis très touchée et honorée par leur générosité. Je suis également très heureuse que chacune des contributions ait décidé de suivre, puis de développer, différentes pistes inspirées par mon livre. Je dois cependant avouer que la variété des perspectives adoptées dans ces lectures ne facilite pas ma tâche, au moment d’adresser une réponse synthétique. C’est pourquoi j’ai décidé d’emprunter un chemin peu conventionnel en commençant par rendre compte de l’exposition de Büchel. Que peut apporter une réflexion sur une installation d’art contemporain aux discussions scientifiques menées d’ordinaire dans les Annales ? J’espère montrer, dans les pages qui suivent, que cette exposition permet d’aborder un point clef soulevé par mes lecteurs et lectrice, et souligner ainsi ses implications au sein et au-delà des débats académiquesFootnote 1.

Chacune à leur manière, les contributions de ce forum traitent d’un des sujets principaux de mon enquête, qui consiste à scruter, à différentes époques et en différents lieux, le mélange de traits communs et singuliers qui caractérisent les discours sur la dette et le crédit. Dès lors que l’on s’intéresse au rôle allégorique joué par les Juifs dans les discours européens sur la dette et le crédit depuis la fin du Moyen Âge, ce mixte de permanences et de contingences ressort tout particulièrement, non seulement en raison de la récurrence des motifs associés aux Juifs, mais aussi de la façon dont ces motifs n’ont cessé d’être transformés et contestés au fil du temps.

Intertextualité et contexte

Je défends dans mon livre l’importance de combiner l’analyse intertextuelle à une contextualisation historique fine pour cartographier avec précision ce mélange de continuités et de particularités. L’étude des discours sur le crédit et la dette nécessite en effet une pluralité d’angles et d’approches disciplinaires, non pas pour satisfaire le fameux mantra de l’interdisciplinarité, mais parce que l’estimation des actifs tangibles, les réglementations élaborées pour leur circulation ou encore la crédibilité des emprunteurs et des créanciers sont intrinsèquement liées aux systèmes culturels dominants d’établissement de la valeur. Il est donc nécessaire de croiser l’histoire économique, juridique et culturelle. S’en tenir à ce niveau de généralisation ne nous apprend cependant pas grand-chose. C’est pourquoi j’ai entrepris d’étudier deux instruments de crédit (l’assurance maritime et la lettre de change), de mieux comprendre leurs fonctionnements économiques et juridiques, avant d’explorer les réactions qu’ils ont pu susciter auprès d’un large éventail de commentateurs à partir du xviie siècle et jusqu’au milieu du xxe siècle.

Il est frappant de constater à la fois à quel point ces commentateurs ont fréquemment recouru à la figure allégorique du Juif et la variété des desseins qu’ils suivaient en le faisant. Comme en témoignent les textes de ce forum, cette diversité est au moins aussi significative que l’omniprésence des Juifs dans l’imaginaire social européen sur la dette et le crédit. À quelles pratiques et institutions de prêts associa-t-on les Juifs, et pour quelles raisons ? Dans quel but certains auteurs l’ont-ils fait et comment cela a-t-il évolué ? Quels stéréotypes ont-ils exploités et comment les ont-ils adaptés ou contestés ?

En visitant Monte di pietà de Büchel, je suis frappée de voir à quel point ces questions informent son projet artistique tout en demeurant volontairement sans réponse. L’ampleur de l’installation – la surface qu’elle couvre et surtout le nombre et la diversité des objets qu’elle rassemble – rend difficile toute description succincte. C’est précisément le but recherché. Monte di pietà matérialise ainsi une critique du gaspillage et de l’accumulation en remplissant les trois étages du palais d’une multitude d’objets disparates qui défient tout résumé. Je tenterai néanmoins de rendre compte de l’exposition afin d’en dévoiler les principaux enjeux et soubassements intellectuelsFootnote 2.

Chaos planifié

Tout visiteur qui possède un minimum de connaissances remarque d’emblée qu’un paradoxe se niche au cœur de Monte di pietà de Büchel. D’une part, l’exposition a dû nécessiter un travail de recherche absolument colossal, à la fois global et local – pour reprendre des termes que les historiennes et les historiens affectionnent. Pendant deux ans, en effet, une équipe a assisté l’artiste dans ses choix. Rien n’a été laissé au hasard. Büchel a toutefois volontairement effacé les traces des recherches qu’il a menées et commanditées, ne laissant que quelques indices épars destinés aux initiés. En conséquence, la plupart des visiteuses et visiteurs semblent visiblement désorientés par l’accumulation au premier abord chaotique d’objets hétéroclites.

Büchel est un artiste conceptuel et il ne s’agit pas pour lui d’écrire un traité savant ni même un programme politique. Monte di pietà est avant tout pensée comme une expérience visuelle et sensorielle, une expérience qui vise précisément à dérouter le public. Son sujet est à dessein large et indéfini. Le mont-de-piété offre une métaphore qui permet de recouper plusieurs thèmes connexes, tels que la marchandisation du marché de l’art, le poids écrasant des médias et des grandes entreprises dans l’accroissement de la pauvreté et de l’endettement, l’omniprésence des jeux d’argent ou la hausse ininterrompue des dettes publiques à l’échelle mondiale et son rôle dans le financement des guerres.

Le paradoxe que je viens d’énoncer est cependant loin d’être innocent. Il repose sur l’hypothèse discutable selon laquelle l’on peut dégager un raisonnement et des idées à partir d’un amas d’objets et d’allusions décontextualisées. Cette hypothèse, comme nous le verrons, s’avère particulièrement dérangeante lorsque ces allusions évoquent les Juifs et la dette. Exposition immersive, Monte di pietà exige de ses visiteurs et visiteuses qu’ils ou elles s’impliquent activement dans l’acte de création. Or, le chaos étudié qui fonde ce travail conceptuel soulève les questions suivantes : comment ces derniers sont-ils censés interpréter ce qu’ils observent (ou simplement remarquent en passant) ? L’exposition va-t-elle déstabiliser ou confirmer les opinions qu’ils avaient avant d’y entrer ?

Pour cette installation, Büchel a modifié, le temps de la Biennale de Venise, l’intérieur et la façade de Ca’ Corner della Regina dans le double but de recréer le mont-de-piété qui se trouvait autrefois dans le bâtiment et de lui donner l’apparence de n’importe quelle vitrine de prêteurs sur gages, de magasins d’occasion, de preneurs de paris et de casinos telle que l’on pourrait la trouver aujourd’hui dans la plupart des villes du monde. En d’autres termes, la transformation visuelle de l’espace qui abrite l’installation associe l’idée d’une permanence transhistorique et universelle à un lieu situé avec son histoire.

Des affiches « En vente » et « Tout doit disparaître » sont accrochées sur la façade du palais qui donne sur le Grand Canal. Leurs couleurs et leur graphisme reprennent les enseignes criardes devenues si familières : « Ici, nous achetons de l’or », « À vendre », « Tout à 99 cents » (99 Cents Only est d’ailleurs une chaîne de magasins). Un splendide monument historique, enveloppé de publicités bon marché, s’apprête à être liquidé pour une bouchée de painFootnote 3. L’intérieur du palais conserve ses fresques et ses décorations en marbre d’origine, mais il se voit dépouillé au maximum de ce qui en fait son élégance. L’infrastructure du mont-de-piété des xixe et xxe siècles a été reconstituée à partir de sources photographiques et de documents d’archives. L’esthétique dominante renvoie au sordide et à la misère.

En entrant dans le palais, on déambule entre des piles de vêtements d’occasion et des objets usagés couverts de poussière, certains posés sur des étagères métalliques, d’autres recouverts ou dépassant de sacs-poubelle, d’autres encore qui se trouvent à même le sol. Je scrute autour de moi les réactions du public à ce début d’exposition étonnant. Plusieurs passent plus vite que d’autres, beaucoup ont l’air circonspect. On peut imaginer que l’immersion vise ici à restituer la sensation dégradante et humiliante de celles et ceux qui n’ont d’autre choix que de solliciter des prêteurs sur gages. Toutefois, c’est surtout la perplexité engendrée par l’absence de support critique introductif destiné à expliquer l’exposition qui semble l’emporter parmi le public. Au fur et à mesure que l’on avance, les sentiments deviennent encore plus mêlés : aliénation, répulsion, claustrophobie, irritation, compassion et, surtout, embarras face à la juxtaposition apparemment confuse d’objets disparates.

Sur ces milliers d’objets, seuls quelques-uns (147 au total) se voient assortis d’un numéro. On ne comprend d’abord pas très bien pourquoi. Parmi ces objets, une pièce rare que l’on voit d’habitude dans les musées, à savoir le portrait du Titien de Caterina Corner – dont les héritiers ont bâti le palais éponyme actuel – prêté par la galerie des Offices à Florence, côtoie un cintre en plastique et un sèche-cheveux. On trouve également une valise à tiroirs remplis de diamants synthétiques (il s’agit là de la seule œuvre d’art réalisée par Büchel lui-même) ; des presses métalliques utilisées par l’Église catholique pour estampiller les hosties, une technique qui rappelle la frappe des pièces de monnaie ; un kit d’évacuation d’urgence distribué par la banque Lehman Brothers à ses employés. On peut ensuite contempler des centaines de livres comptables du Mont-de-Piétié de Naples ainsi que des tenues de l’équipe de football locale ou une photo du maire de Venise inculpé pour corruption. Se dresse également sur le chemin des visiteurs un réfrigérateur en libre-service rempli de boissons énergisantes afin que des employés d’une entreprise de jeux vidéo développent de nouvelles formes d’addiction. Plus loin, on trouve des registres de réparations versées aux anciens propriétaires d’esclaves à Haïti ainsi que des chaînes utilisées par les colons italiens pour attacher les pieds des Somaliens. Un morceau de tissu arborant le logo Prada recouvre les étagères vides d’une banque alimentaire tandis qu’un magazine en papier glacé à l’effigie de Miuccia Prada jouxte un cendrier rempli de mégots de cigarettes sur le bureau d’un agent de sécurité qui travaille tard dans la nuit. Une affiche dénonce par ailleurs la Biennale de Venise, accusée d’avoir amplifié le tourisme au point de défigurer la ville. Au dos d’un cadre photo on peut aussi lire « La Biennale è fascista » (« La Biennale est fasciste »). L’exposition regorge de bien d’autres choses encore.

L’histoire est à la fois un élément central et absent de l’installation de Büchel. Des objets provenant d’époques et de lieux divers y sont accumulés. On ne trouve ni cartels pour accompagner les objets ni panneaux explicatifs à l’entrée des salles. En lieu et place de l’habituel feuillet ou audioguide, le visiteur se voit remettre un dépliant misérable qui a l’apparence d’un catalogue de vente aux enchères judiciaires, à l’instar de celles organisées après une faillite ou après la saisie par un tribunal des biens d’une organisation criminelle. Les notices du catalogue, laconiques, ne concernent que les 147 objets numérotés.

Si l’on y prête attention, il apparaît évident que la sélection et la disposition des objets ont été minutieusement planifiées. Pour ne citer que deux exemples, le lot 24 est une obligation émise en 1823 par le roi autoproclamé de la principauté fictive de Poyais en Amérique centrale, un Écossais qui a provoqué un krach financier relativement méconnu, pourtant parmi les plus spectaculaires de la finance internationale contemporaineFootnote 4 ; la musique de fond que l’on entend sur la mezzanine consacrée aux jeux et aux paris est un morceau de reggae de 1991, chanté en dialecte vénitien, « Pin Floi » (Pink Floyd) de Pitura Freska, une satire mordante des conséquences désastreuses du tourisme de masse pour la ville de Venise. Mais comment les visiteurs peuvent-ils savoir cela s’ils ne le savent déjà ? Les trop brèves notices du pseudo-catalogue de vente sont lapidaires et sans grand intérêt (à l’image de celle concernant le lot 24) et la grande majorité des objets exposés (y compris les paroles de Pitura Freska) ne sont pas identifiés. Les notices sur les deux statues de Bernardin de Sienne (1380-1444) présentées – l’une datée de 1490 (lot 77) et l’autre du xviiie siècle (lot 50) – n’indiquent pas que le saint était l’un des prédicateurs franciscains les plus violents à l’égard des prêteurs juifs ni que les monts-de-piété ont longtemps été des lieux d’expression de l’antijudaïsmeFootnote 5.

Indices

Au milieu de cet apparent chaos, l’étiquette « D. Graeber » fonctionne comme le fameux « indice » de Carlo GinzburgFootnote 6. Le lectorat des Annales aura deviné qu’il s’agit là de l’anthropologue et militant David Graeber qui, coïncidence, est mort à Venise en 2020, à cinq mois de son soixantième anniversaire. Son ouvrage le plus connu, véritable best-seller paru en 2011 (et traduit en 2013 en français), Dette. 5 000 ans d’histoire, a quasiment atteint le statut de livre culte au sein du mouvement Occupy Wall Street, en plus d’avoir acquis une solide réputation dans certains cercles universitairesFootnote 7. Un exemplaire d’occasion de ce livre est visible dans un recoin du deuxième étage – moitié hommage, moitié fil d’Ariane pour se promener dans le labyrinthe qui l’environne. Il est évidemment impossible de savoir combien de visiteurs auront reconnu cet indice.

En se concentrant sur la dette seule, plutôt que sur la dette et le crédit (qui sont pourtant les deux faces d’une même pièce), Graeber joue cartes sur table. Pour lui, la dette est synonyme de vie économique, voire de vie tout court. Il n’y a pas d’argent sans dette. Et la dette dépasse plus largement la seule question de l’argent. L’endettement structure en effet tous types de relations sociales. Il est synonyme d’asservissement et de soumission. L’endettement empêche toute forme d’émancipation. À la fois philosophie morale et histoire, Dette martèle cette idée en puisant à des récits anthropologiques qui cherchent à souligner les points communs de toutes les sociétés humaines. Il propose également une étude de l’histoire enregistrée depuis les tablettes cunéiformes sumériennes, 3 500 ans avant notre ère, jusqu’à aujourd’hui. Depuis l’aube des civilisations urbaines, nous explique Graeber, la dette a engendré des inégalités et a constitué un puissant instrument de domination. L’un des chapitres les plus extrêmes de cette histoire est la déportation de douze millions de femmes et d’hommes africains, transportés de force pour travailler dans les plantations des colons européens aux Amériques – sur un continent où les populations indigènes ont subi de nombreuses formes de violence, notamment l’expropriation de leurs terresFootnote 8.

C’est aussi le message de l’exposition. Dans les relations humaines, tout implique une dette, et la dette implique toujours la violence et l’oppression, qu’il s’agisse d’un corset offert par un homme à sa fiancée en guise de dette d’amour (lot 49), de la montagne d’objets usagés accumulés dans le mont-de-piété ou de la licence octroyée en 1713 à la société britannique La Compagnie de la mer du Sud pour la vente d’esclaves africains aux colonies espagnoles des Amériques (lot 104).

L’installation de Büchel comporte également un autre message, moins évident de prime abord – et qui n’a d’ailleurs pas de lien avec Graeber. Les indices sont ici constitués par une série d’objets épars concernant les Juifs, l’Allemagne nazie, la Palestine et l’État d’Israël. Aucun de ces objets, précisons-le, ne figure dans le catalogue de vente aux enchères qui sert de guide à l’exposition. Par conséquent, les visiteurs ne disposent à leur sujet d’aucune description ni d’éléments de contexte.

Énumérons ces objets qui charrient un message sous-jacent dans l’installation et que j’ai remarqués, dispersés parmi tant d’autres sur la mezzanine et au deuxième étage (j’ai d’ailleurs dû en manquer quelques-uns) : deux affiches du film Le Prêteur sur gages (1964) de Sidney Lumet ; une copie de la Déclaration Balfour de 1917 (au-dessus de laquelle est écrit au marqueur « Nakba 1948 », avec en dessous une copie d’une dépêche de 1948 de l’ambassadeur des États-Unis à la Commission des Nations unies sur la Palestine) ; une vitrine contenant une ménorah avec une étoile de David ainsi que divers objets civils et militaires datant de différentes périodes historiques, tous provenant de Palestine ; une carte intitulée « The State of Israel War Map », imprimée à Tel-Aviv et montrant les frontières tracées le jour de la trêve, le 18 juillet 1948 ; une carte géographique de la Palestine en langue allemande avec les anciens royaumes bibliques flanqués des triangles de couleur utilisés par les nazis pour identifier les groupes qu’ils ciblaient (rouge pour les prisonniers politiques, jaune pour les Juifs, rose pour les homosexuels, etc.) ; trois médailles commémoratives émises lorsque le président Donald J. Trump a fait déplacer l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem en 2018 ; un jeu vidéo, Conflict, dont le sous-titre comporte un point d’interrogation révélateur : Middle East Arab/Israeli Wars 1973-? (Moyen-Orient guerres israélo-arabes 1973- ?) ; la liste exhaustive de ce que les nazis qualifiaient d’art dégénéré ; un t-shirt avec le logo Coca-Cola écrit en caractères hébraïques ; et deux maillots de la Fédération palestinienne de football.

Ce n’est qu’en quittant l’exposition que je me suis rendue compte qu’une image abîmée collée sur le mur extérieur du palais n’était pas une œuvre de street art, mais faisait pleinement partie de l’installation : il s’agit de la restitution graphique d’une photo emblématique d’un père pleurant son enfant mort, prise à Gaza par le photojournaliste Mahmoud Bassam le 17 octobre 2023. Là encore, aucun de ces objets n’est expliqué ou commenté de quelque manière que ce soit.

Il existe cependant une exception à ce silence. Dans une pièce annexe du rez-de-chaussée, parmi les décombres d’un raid aérien, plusieurs sacs de ciment sont empilés les uns sur les autres. Le nom « Nesher », imprimé sur les sacs, accompagné d’un texte rédigé en hébreu et en arabe, ne laisse aucun doute : le ciment est fabriqué par une entreprise israélienne. La plaque à l’entrée de la salle indique : « Musée de la dette et de la guerre ; heures d’ouverture : tous les jours, toute l’année. » Cette plaque est loin d’être la seule référence à la relation entre dette et guerre dans l’installation, bien au contraire. À l’étage, les visiteurs sont accueillis par du matériel militaire lourd, qui n’a a priori rien à faire chez un prêteur sur gages. On voit partout dans l’exposition que la dette publique a servi à financer les guerres d’agression et les conquêtes coloniales. Le lot 140 présente des bons du Trésor émis par plusieurs nations pour financer leurs campagnes militaires tout au long du xxe siècle. L’un de ces bons met en scène des personnages de Walt Disney et cherche ainsi à attirer l’épargne de parents célébrant l’arrivée d’un nouveau-né aux États-Unis, vers la fin de la Seconde Guerre mondiale.

En somme, si la condamnation du rôle joué par la dette publique dans des guerres destructrices est omniprésente, Israël est le seul État à figurer dans la salle expressément consacrée à ce sujet. Que faut-il penser de cette asymétrie ? Si le propos général de l’exposition est que l’humanité a déployé tout son talent et son ingéniosité pour finalement ne créer qu’un monde laid et injuste, il s’agit là d’une accusation franchement trop vague pour susciter une quelconque indignation, voire quelque intérêt tout court. Si l’exposition entend par ailleurs montrer que les Juifs et l’État d’Israël ont joué un rôle spécifique dans le processus incessant d’assujettissement et d’autodestruction engendré par l’endettement privé et public, le message est pour le moins insidieux et absolument erroné. On pourrait m’objecter que Büchel est un artiste, et non pas un historien. Certes. Toutefois, les recherches qu’il a menées (et qui sont parfois rendues) pour cette exposition méritent que l’on prenne son projet au sérieux. Sur une table qui a toutes les apparences d’un bureau d’universitaire ou de conservateur de musée se trouve une rangée de livres concernant l’histoire des prêteurs sur gages, de la banque et de leurs représentations dans les arts visuels. L’un de ces ouvrages, rédigé par Giacomo Todeschini, remet pourtant complètement en cause le message sous-jacent de l’exposition. L’historien y démontre que, tout au long de l’histoire européenne, il fut courant d’opposer stratégiquement une sphère économique chrétienne utile et charitable au comportement économique supposément sournois et intéressé des JuifsFootnote 9. Cette fois encore, on ne peut le savoir que si on a lu le livre.

Ambiguïté et danger des associations

En rassemblant ces références disparates sans donner d’indications, Büchel laisse à chaque visiteur ou visiteuse le soin d’articuler les différents objets disséminés sur le thème des Juifs avec le message global de l’exposition. L’un des problèmes de ce genre d’associations libres est qu’elles s’avèrent, en réalité, rarement libres. Elles s’appuient en effet sur des hypothèses préexistantes. Comme j’espère l’avoir expliqué, le projet de Büchel se caractérise par une pédagogie du jeu de piste et du cache-cache. Or, cette démarche n’interroge jamais les prémisses des relations et associations que l’artiste fait naître dans l’esprit des visiteurs. En outre, ces prémisses ne sont évidemment pas les mêmes pour tous les visiteurs. Certaines et certains rechigneront sans doute à l’idée d’associer les Juifs à la question de la dette, tandis que d’autres y verront une confirmation de leurs présupposés. Il est possible (voire probable) qu’un grand nombre d’entre eux ne remarquent ni n’analysent les traces laissées par Büchel, ce qui me semble dommage à divers titresFootnote 10.

Il faudrait mener des entretiens à la sortie de l’exposition avec un échantillon aléatoire de visiteurs pour mieux cerner leurs réactions, mais j’ai l’impression qu’en fin de compte, cette installation très pensée et amplement documentée n’ébranle nullement le bagage des préjugés avec lequel on vient la voir, et ne fait qu’y ajouter quelques informations éparses et décousues. Si tel est le cas, peu importe qu’il s’agisse ici d’art conceptuel plutôt que de recherche universitaire. C’est un piège dans lequel l’un comme l’autre ne doivent pas tomber.

Umberto Eco a fait remarquer que les artistes et les écrivains recourent souvent à l’outil rhétorique de la liste quand ils cherchent à exprimer l’ineffableFootnote 11. Monte di pietà de Büchel nous rappelle toutefois que l’énumération est parfois un moyen de s’abstenir de toute analyse, et ce sans véritable motif. Sans discuter ici du bien-fondé d’exposer des provocations artistiques sur l’excès et la richesse dans des centres d’art comme la Fondation Prada, on se demande surtout ce que Büchel souhaite précisément dénoncer et pourquoi il ne cesse de juxtaposer de façon aussi nébuleuse les Juifs et le problème de la dette. Accuser le capitalisme de tous les maux du monde contemporain est aujourd’hui un message un peu éculé. Insinuer que les Juifs ont une responsabilité particulière dans l’origine de ces maux ne peut être pris au sérieux, quels que soient les crimes perpétrés par Israël à Gaza et en Cisjordanie.

Un livre en traduction

Le mot « capitalisme » n’est pas explicitement mentionné dans l’exposition de Büchel, mais il plane au-dessus d’elle avec le même flou que le mot « fascisme » dans le slogan « La Biennale est fasciste ». Comme le note J.-F. Chauvard, je n’ai pas utilisé le mot « capitalisme » dans le titre original de mon livre, The Promise and Peril of Credit, publié en anglais en 2019. Je m’en suis expliquée dans une note de bas de page :

Qualifier de « capitalistes » les marchés monétaires de l’Europe moderne risque de faire perdre de vue leurs spécificités et empêche de saisir les débats importants qu’ils ont suscités [...]. Ce n’est qu’au chapitre 7 que j’utilise volontiers le terme de « capitalisme », à partir du moment où je m’intéresse aux théories sociales du xixe et du début du xxe siècle qui définissent le capitalisme contemporain en tant que phénomène historique distinctFootnote 12.

Cette note de bas de page ne figure pas dans la traduction française de l’ouvrage, qui reprend l’édition italienne et s’intitule Juifs et capitalisme Footnote 13. Plusieurs considérations m’ont conduite à opter pour ce titre, à commencer par le fait qu’un titre plus accessible me semblait mieux correspondre au style des éditeurs privés qui jouent, en Italie plus encore qu’en France, un rôle décisif dans la diffusion des travaux académiques. En outre, annoncer le lien entre Juifs et capitalisme dans le titre avait plus de sens en France et en Italie, où l’antisémitisme est un problème particulièrement vif – ce qui ne signifie évidemment pas que l’antisémitisme soit la seule forme de racisme présente en Europe, ni qu’il soit absent des États-Unis. Par ailleurs, je ne craignais guère que ce nouveau titre évoque l’étude pseudo-scientifique de Werner Sombart, aujourd’hui largement oubliée et dont je discute longuement les idées fallacieuses ainsi que le milieu politique et intellectuel dans lequel elles ont germéFootnote 14. Enfin, et ceci a sans doute le plus pesé sur mes choix, les débats scientifiques sur l’histoire du capitalisme sont d’une teneur différente en Europe continentale et en Amérique du Nord.

En Amérique du Nord, après des décennies de marginalisation, les sujets qui touchent à l’économie sont peu à peu revenus en force dans les départements d’histoire depuis la crise financière de 2008. Ce regain d’intérêt a surtout concerné l’examen des relations entre le capitalisme et l’esclavage aux États-Unis. La définition du capitalisme reste toutefois très imprécise dans cette littérature récente, car bien qu’associé au processus d’industrialisation, il ne s’y réduit pas. Si ce manque de clarté a provoqué de nombreux malentendus avec les économistes, il ne gêne pas la plupart des historiennes et historiensFootnote 15. Une définition vague du capitalisme combinée au succès remarquable des nouvelles études sur les conséquences de l’esclavage sur le développement économique des États-Unis a conduit nombre de spécialistes, au-delà des historiens et historiennes des États-Unis, à s’emparer du terme pour tenter de toucher un large lectorat. J’essayais d’aller à contre-courant de cette tendance lorsque j’ai choisi le titre anglais de mon livre. En revanche, en France comme en Italie, l’histoire économique de l’Europe médiévale et moderne, et l’histoire de la pensée économique sont moins sensibles aux effets de mode qu’aux États-Unis. Cela m’a ôté la crainte d’être accusée d’utiliser « capitalisme » dans le titre de mon livre afin d’en masquer le contenu.

Mon enquête porte sur une dimension particulière de ce que l’on a appelé, au xixe siècle, le capitalisme, à savoir l’abstraction croissante des relations de crédit. Par abstraction, j’entends à la fois la dématérialisation de la valeur qui a accompagné la diffusion d’instruments papier tels que l’assurance maritime et la lettre de change, et l’impersonnalité croissante que ces outils impliquaient. Cette impersonnalité demeurait cependant très imparfaite puisque, dans la réalité, tous les groupes ou individus de la société n’avaient pas le même accès au capital et à l’expertise nécessaires pour tirer profit de l’utilisation de ces instruments de crédit. Les subtilités de la lettre de change, en particulier, ont fait naître des soupçons d’oligopole et de fraudes que la jurisprudence et les tribunaux ont eu du mal à réprimer. La légende, qui s’est progressivement répandue à partir du milieu du xviie siècle, selon laquelle les Juifs du Moyen Âge auraient inventé l’assurance maritime et la lettre de change ne reposait sur aucune espèce de preuve. Elle s’est néanmoins imposée, car elle servait à évoquer les effets négatifs et positifs de l’économie papier. D’après la légende, les Juifs savaient manipuler la lettre de change pour abuser les emprunteurs naïfs, mais rien n’interdisait à des marchands chrétiens intègres de gérer ces mêmes instruments pour le bien de la collectivité. Tous les traits négatifs et injustes de l’impersonnalité se voyaient ainsi associés aux seuls Juifs.

Il n’est pas nécessaire ici de revenir sur mon argumentation et sur les preuves que j’avance. Je rappellerai simplement que, bien avant que le capitalisme ne devienne une notion cardinale de la pensée et de l’action politique contemporaines, la question de l’impersonnalité était une préoccupation majeure des juristes, des philosophes et des administrateurs de l’époque moderne. Les occurrences de la légende sur l’invention juive de l’assurance maritime et de la lettre de change m’ont permis de retracer plus largement l’évolution des attitudes à l’égard de l’impersonnalité croissante dans les relations de crédit. Pour revenir à ce que je faisais remarquer plus haut, ces attitudes présentent un remarquable mélange de traits communs et de spécificités, de permanences et de contingences.

Hormis le titre, la traduction de mon livre est fidèle au contenu original (à l’exception de quelques ajustements mineurs). Si je rechigne à utiliser le terme « capitalisme », je ne m’en suis pas expliquée dans les éditions française et italienne. J’espère cependant que les lecteurs et lectrices en comprendront désormais les raisons et ne m’en tiendront pas rigueur. Je suis heureuse de constater que les collègues qui ont accepté de participer à ce forum rechignent eux aussi à employer à tort et à travers le mot « capitalisme ». Par contraste avec Monte di pietà de Büchel, je crois en effet qu’il ne faut pas évoquer le terme de façon désinvolte, non pas en raison d’une prétendue neutralité scientifique ni d’un savoir souvent dénigré comme hyper-spécialisé par le populisme ambiant. En ce qui me concerne, je fais ce choix, car toutes les discussions sur le crédit et la dette qui traversent l’Université et le débat public sont politiquement chargées, de surcroît lorsque les Juifs sont invoqués. C’est pourquoi je crois qu’il est dangereux de n’aborder ce thème qu’en se contentant d’allusions et d’énumérations.

Lectures en contexte

Mon livre et toutes les contributions à ce forum vont dans une direction diamétralement opposée à celle de Büchel. Comme le rappelle M. Kriegel, par exemple, je cherche à montrer comment la figure du marchand juif riche et habile a joué un rôle important dans l’adoption de politiques de tolérance dans l’Europe d’Ancien Régime, car la subordination des Juifs à la majorité chrétienne y était considérée comme allant de soi. En revanche, une fois que les Juifs se sont vus accorder des droits civils et politiques égaux effaçant toutes les distinctions formelles entre eux et les citoyens chrétiens, cette même figure montée en épingle a fait naître de nouvelles formes de discrimination. C’est pourquoi l’émancipation des Juifs ne doit pas grand-chose à leur rôle économique, contrairement à ce qu’affirment plusieurs spécialistesFootnote 16. Dans ce cas comme dans d’autres, la nécessité de combiner l’analyse intertextuelle à la contextualisation historique, comme j’ai pu l’évoquer au début de cet article, prend tout son sens : une même série de mots et d’idées reçues a changé de sens en même temps que les structures juridiques et politiques se transformaient.

Dans leurs commentaires, L. Brunori et J.-L. Halpérin se demandent ce qui, dans le contexte historique et intellectuel de la France des xviie et xviiie siècles, a rendu certains juristes (et pas d’autres) ouverts à l’idée fausse selon laquelle les Juifs du Moyen Âge auraient inventé l’assurance maritime et la lettre de change, et pourquoi leurs homologues espagnols et italiens ont, dans leur grande majorité, rejeté cette assertion. Les essais de P.-C. Hautcœur et de M. Kriegel insistent quant à eux sur la ténacité des préjugés antisémites dans les discours sur l’argent et la finance autant que sur les objectifs spécifiques avec lesquels différents auteurs ont pu mobiliser ces préjugés. Le contexte des années 1840 n’est pas celui des années 1890. Karl Marx s’est certes inspiré de certains stéréotypes sur les Juifs semblables à ceux de Jules Michelet, mais il les a mis au service d’une argumentation absolument différente. Les lois adoptées en France afin de réglementer le marché boursier durant les années 1890 étaient fondées non seulement sur les informations dont disposaient les hommes politiques à propos du fonctionnement de la Bourse, mais aussi sur les opinions des différents partis au sujet des mérites ou des défauts de la libre concurrence et, en l’espèce, au sujet des Juifs. Ces opinions étaient cependant traversées de multiples courants et divisions qui n’épousaient pas uniquement les lignes des partis politiques, comme devrait bientôt en témoigner l’affaire Dreyfus.

Il reste par conséquent à déterminer comment examiner en contexte les stéréotypes récurrents et pourtant variés qui circulent au sujet des Juifs et qui apparaissent dans tant de discours sur le crédit et la dette (y compris lorsqu’ils s’y trouvent à la marge). C’est au fond la question centrale que soulèvent plus ou moins directement les commentaires recueillis dans ce forum. P.-C. Hautcœur est sans doute celui qui plaide le plus explicitement en faveur d’une histoire sociale des idées contextualisée dans les pratiques, ce qui explique pourquoi il cherche à ancrer l’image du Juif spéculateur dans des théories économiques et des recommandations politiques spécifiques. M. Kriegel s’en tient, de son côté, à une histoire culturelle des idées et des textes, mettant à profit son extraordinaire érudition pour traquer des échos, des influences et des trajectoires intellectuelles qui n’avaient pas été détectés jusqu’alors. L. Brunori et J.-L. Halpérin s’intéressent au potentiel heuristique de la légende que je mets en lumière dans le livre pour écrire autrement l’histoire des doctrines juridiques. Faisant référence à une étude récente de Victor Le Breton-Blon, ils approuvent mon effort (et partant le sien) de puiser à l’histoire des doctrines juridiques celles des pratiques commerciales et des représentations pour analyser la façon dont les marchands issus de groupes sociaux différents, y compris les Juifs, veillaient à leur réputation et à leur créditFootnote 17.

Dans le paysage historiographique actuel, il semble plus fructueux de souligner les différences que les similitudes entre ces trois approches. Les batailles menées par les partisans et les détracteurs du tournant linguistiquese sont apaisées, laissant étonnamment peu de traces dans la communauté historienneFootnote 18. L’antagonisme qui, il n’y a pas si longtemps encore, opposait les tenants des perspectives socio-économiques (ou tout du moins les plus dogmatiques d’entre eux) aux praticiens de la nouvelle histoire culturelle s’est dissipé. Au cours des deux dernières décennies, les thèmes, plus que les méthodes, sont devenus les principaux sujets de discorde. Cet état de fait est certes préjudiciable par bien des aspects, mais il a aussi le mérite de débarrasser la profession historienne de controverses devenues stériles. Aussi mon livre a-t-il en quelque sorte bénéficié de cet apaisement des relations entre histoire économique et histoire culturelle. J’y ai saisi l’occasion pour explorer de nouvelles manières d’articuler la contextualisation historique à l’analyse intertextuelle, afin d’examiner les craintes et les appréhensions engendrées par l’abstraction croissante de l’économie du crédit. Les critiques constructives et attentives formulées dans ce forum m’incitent à creuser encore davantage ces questions et à poursuivre la recherche.

References

1. Francesca Trivellato, Juifs et capitalisme. Aux origines d’une légende, trad. par J. Delarun, Paris, Éd. du Seuil, [2019] 2023.

2. Je suis reconnaissante à Guillaume Calafat d’avoir encouragé la publication de ce forum et à Luisa Brunori, Jean-François Chauvard, Jean-Louis Halpérin, Pierre-Cyrille Hautcœur et Maurice Kriegel d’avoir pris le temps d’y contribuer. Bien que je ne sois pas en mesure de répondre en détail à toutes leurs nombreuses observations, j’apprends toujours beaucoup de leur travail et j’espère vivement que nous aurons l’occasion de poursuivre ces échanges intellectuels. Je tiens également à remercier toute l’équipe éditoriale des Annales pour son aide et son professionnalisme.

3. Il est possible de trouver images et vidéos sur Internet pour compléter ma description : https://www.fondazioneprada.org/project/monte-di-pieta/?lang=en.

4. Ajoutons une information, non mentionnée dans l’exposition : en 2011, Prada a acheté Ca’ Corner della Regina à la municipalité de Venise pour 40 millions d’euros, alors que le chiffre d’affaires annuel de l’entreprise était de 2,78 milliards de dollars : https://companiesmarketcap.com/prada/revenue/. Ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres – certains sont parfois encore plus flagrants – d’institutions publiques italiennes qui vendent leur patrimoine artistique à des investisseurs privés.

5. Des études récentes se sont penchées sur cet épisode : Damian Clavel, « What’s in a Fraud? The Many Worlds of Gregor MacGregor, 1817-1824 », Enterprise & Society, 22-4, 2021, p. 997-1036 ; id., Créer un pays, le royaume de Poyais. Gregor MacGregor, emprunts d’État et fraude financière 1820-1824, Neuchâtel, Livreo-Alphil, 2022.

6. Un autre franciscain du même nom, saint Bernardin de Feltre (1439-1494), a joué un rôle plus important encore dans la création des monts-de-piété. Dans plusieurs villes, ces institutions de prêt à la consommation régies par les Franciscains coexistaient avec des prêteurs sur gages juifs, mais on y pratiquait des taux d’intérêt beaucoup plus bas. Les monts-de-piété aidaient ainsi les pauvres, tout en contribuant à diaboliser l’usure juive.

7. Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, trad. par M. Aymard et al., revue par M. Rueff, Lagrasse, Verdier, [1989] 2010.

8. David Graeber, Dette. 5 000 ans d’histoire, trad. par F. et P. Chemla, Paris, Les Liens qui libèrent, [2011] 2013. Pour citer deux exemples parmi tant d’autres, voir Gérard de Sienne, The Idea of a Moral Economy: Gerard of Siena on Usury, Restitution, and Prescription, éd. et trad. par L. Armstrong, Toronto, University of Toronto Press, 2016, p. 28-29, et le dialogue entre David Graeber et Thomas Piketty, « Un dialogue Piketty-Graeber : comment sortir de la dette », Mediapart, 6 oct. 2013.

9. L’ouvrage de Graeber a l’indéniable mérite de battre en brèche les histoires évolutionnistes qui continuent de faire du troc l’origine de l’argent et de la monnaie. Marc Bloch avait cependant déjà récusé cette idée préconçue. Voir Marc Bloch, Esquisse d’une histoire monétaire de l’Europe, Paris, Armand Colin, 1954, p. 27-33 ; id., « Économie-Nature ou Économie-Argent : un pseudo-dilemme », Annales d’histoire sociale, 1-1, 1939, p. 7-16.

10. Giacomo Todeschini, La banca e il ghetto. Una storia italiana, secoli xiv-xvi, Rome/Bari, Laterza, 2016.

11. Aucune des critiques de l’exposition que j’avais eu l’occasion de lire à l’été 2024 ne faisait allusion à la question du judaïsme dans l’exposition. Voir, par exemple, Scott Reyburn, « This Enormous Artwork Turns a Palace Into a Pawnshop », New York Times, 14 août 2024. Après avoir terminé la rédaction de ce texte, en septembre 2024, l’European Jewish Association (EJA) jugea l’installation « extrêmement dangereuse et irresponsable étant donné l’accroissement considérable de l’antisémitisme à la suite du massacre du 7 octobre et de la guerre en cours à Gaza » et demanda à la Fondation Prada de retirer « de l’exposition les stéréotypes clairement antisémites », https://ejassociation.eu/eja/fondazione-prada-called-on-to-remove-artful-antisemitism-on-display-in-venice-by-european-jewish-association/. D’après Gregorio Botta (dans « Non per soldi ma per denaro », La Repubblica. Robinson, dimanche 13 oct. 2024, p. 41), la Fondation Prada n’a pas répondu. D’un côté, Büchel et ses mécènes n’ont pas réussi à faire la différence entre la critique légitime de la politique de l’État d’Israël et l’antisémitisme pur et simple, de l’autre certaines voix juives invoquent l’antisémitisme pour étouffer les critiques à l’égard d’Israël.

12. Umberto Eco, Vertige de la liste, trad. de M. Bouzaher, Paris, Flammarion, [2009] 2009. Je remercie Tommaso Munari d’avoir évoqué cette référence lors de notre discussion au sujet de l’exposition de Büchel.

13. Francesca Trivellato, The Promise and Peril of Credit: What a Forgotten Legend about Jews and Finance Tells Us about the Making of European Commercial Society, Princeton, Princeton University Press, 2019, p. 295, n. 4.

14. Ead., Juifs et capitalisme, op. cit ; ead., Ebrei e capitalismo. Storia di una leggenda dimenticata, trad. par F. Benfante et F. Trivellato, Rome/Bari, Laterza, [2019] 2022.

15. L’ouvrage de W. Sombart publié en 1911 s’intitulait littéralement « Les Juifs et la vie économique » : Werner Sombart, Die Juden und das Wirtschaftsleben, Leipzig, Duncker & Humblot, 1911. On le connaît davantage sous le titre de sa traduction anglaise (et de sa version légèrement modifiée) : id., The Jews and Modern Capitalism, trad. par M. Epstein, Londres, T. F. Unwin, [1911] 1913. La traduction française a conservé le titre original : Werner Sombart, Les Juifs et la vie économique, trad. par S. Jankélévitch, Paris, Payot, [1911] 1923. Elle a été rééditée en France en 2012 par les éditions Saint-Rémi qui œuvrent « pour la sauvegarde de la littérature catholique ». En italien, le livre a été traduit beaucoup plus tard par un éditeur néonazi : id., Gli ebrei e la vita economica, trad. par R. Licandro [F. G. Freda], Padoue, Edizioni di Ar, 3 vols., [1911] 1980. Voir F. Trivellato, Juifs et capitalisme, op. cit., p. 394-395, n. 6 ; ead., Ebrei e capitalismo, op. cit., p. 337, n. 6.

16. Sur les avantages de l’imprécision du terme « capitalisme » dans cette littérature, voir Seth Rockman, « What Makes the History of Capitalism Newsworthy? », Journal of the Early Republic, 34-3, 2014, p. 439-466. Sur les frictions que cette historiographie a générées avec les économistes, voir Francesca Trivellato, « Rivoluzione industriale, capitalismo e crescita economica tra storia globale, schiavitù atlantica e quantificazione », Archivio storico italiano, 681-3, 2024, p. 593-606.

17. David Sorkin, Jewish Emancipation: A History across Five Centuries, Princeton, Princeton University Press, 2019, en particulier p. 17-33.

18. Victor Le Breton-Blon, L’évolution de la lettre de change pendant la seconde modernité. Étude conjointe des pratiques, des réglementations royales et des discours à travers le port de Bordeaux, 1673-1789, à paraître aux Presses de l’université Toulouse Capitole.

19. Sabina Loriga et Jacques Revel, Une histoire inquiète. Les historiens et le tournant linguistique, Paris, Éd. de l’EHESS/Gallimard/Éd. du Seuil, 2022.