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Pierre Savy, Les princes et les Juifs dans l’Italie de la Renaissance, Paris, PUF, 2023, 312 p.

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Pierre Savy, Les princes et les Juifs dans l’Italie de la Renaissance, Paris, PUF, 2023, 312 p.

Published online by Cambridge University Press:  30 December 2024

Marie Dejoux*
Affiliation:
Marie.Dejoux@univ-paris1.fr
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Abstract

Type
Mondes juifs médiévaux et modernes (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

En 1992 paraissait chez Fayard un ouvrage important auquel on ne peut s’empêcher de penser en lisant Les princes et les Juifs dans l’Italie de la Renaissance de Pierre Savy : Les fous de la République. Histoire politique des Juifs d’État de Gambetta à Vichy de Pierre BirnbaumFootnote 1. Le sociologue du politique y étudiait l’adhésion des Juifs français à la IIIe République universaliste et méritocratique qui, leur ayant ouvert les portes de la haute administration et de l’État, les rendit « fous » de ce régime, avant d’en devenir, comme jadis ceux du roi, les fous, ces doubles du souverain qui avaient pour fonction d’attirer les récriminations et les moqueries impossibles à lui adresser directement.

Dans le présent ouvrage, tiré d’un mémoire d’habilitation à diriger des recherches soutenu en 2022 à l’université d’Avignon, le médiéviste revient en effet sur le problème du rapport entretenu par les différents types de régimes politiques avec les Juifs en posant une question : les États princiers furent-ils plus favorables aux minorités que les républiques ? Le point de départ de la réflexion est un constat. Au xive siècle, alors que les républiques de Venise, Gênes ou Florence refusent de tendre la main aux Juifs expulsés par les monarchies occidentales (Angleterre, France, Saint Empire romain germanique, etc.), les princes d’Italie du Nord, comme les ducs de Milan ou les Este de Ferrare, établissent avec eux des condotte largement favorables, contrats d’installation que P. Savy recense, met en série et analyse en profondeur dans son premier chapitre, « Accueillir et installer les Juifs ».

Subtil dans la thèse qu’il défend, celle d’une « politique juive » plus « bienveillante » de la part des princes renaissants, l’auteur prend nécessairement le soin de poser le contexte propre à l’Italie de la Renaissance du Centre et du Nord – cadre spatio-temporel imparti à son étude. Alors que le sud de la péninsule italienne demeure, aux xive et xve siècles, monarchique, l’Italie centro-septentrionnale connaît une évolution politique majeure : dans l’Italie des communes – entités politiques autonomes centrées sur une ville et son arrière-pays (le contado) et dont François Menant avait si bien exposé la genèse et le fonctionnementFootnote 2 – se constituent des « États régionaux », formations territoriales plus étendues. Fidèles à un mode de gouvernement collectif par des citoyens agissant au nom de la « commune utilité », certaines de ces entités se donnèrent la forme de vastes « républiques » commerciales (Venise, Gênes, Florence et, dans une moindre mesure, Sienne et Lucques), qui agrégèrent peu à peu en leur sein les cités-États de l’époque communale. Parmi elles, d’autres, lasses du jeu politique communal qui faisait s’affronter pour le pouvoir milites et popolo, guelfes et gibelins, firent au contraire le choix de se livrer au pouvoir d’un homme fort ou d’une dynastie et s’intégrèrent dans d’importantes seigneuries urbaines, qui se muèrent progressivement en principautés (duchés de Savoie et de Milan, marquisats de Mantoue, de Montferrat et de Saluces, États des Este).

Ces « républiques » médiévales italiennes qui rechignèrent à accueillir les Juifs n’avaient donc que fort peu de choses à voir avec la IIIe République étudiée par P. Birnbaum : oligarchiques, elles étaient dominées par une élite urbaine, financière et marchande. À plus petite échelle, il en allait de même des communes, dirigées par de riches citoyens qui purent craindre la concurrence des banques de prêt juives installées en leur sein par les princes. « Pour aller vite, qui dit régime oligarchique dit milieu d’affaires, qui dit seigneur dit cour et, donc, dit grand besoin d’argent. Ce paradigme pèse lourd : il tourne le seigneur vers les Juifs, tandis qu’il détourne le régime républicain du prêt juif » (p. 186), résume P. Savy. La « bienveillance » des princes vis-à-vis des Juifs était donc intéressée puisque, moins connectés au grand commerce international, leur reproduction sociale dépendait de l’emprunt aux banques juives et de la taxation fiscale de ces communautés. L’auteur reprend ici la thèse classique de Cecil Roth selon laquelle les Juifs furent « les vaches à lait » du princeFootnote 3, prenant par exemple pour preuve, dans le duché de Milan, les contributions fiscales impressionnantes des Juifs, notamment au regard de leur modeste importance démographique (chap. 6, « La politique économique du prince : utilité et prospérité »).

Mais l’originalité et la force du livre sont d’aller plus loin que cette lecture économique et de livrer une analyse interne très fine des différents régimes médiévaux. Le prince italien n’était pas un roi et l’absence de sacre le dispense d’être christianissimus (« très chrétien »), c’est-à-dire le défenseur naturel de l’Église. Les Juifs n’étaient donc pas, pour lui, un corps religieux étranger qu’il convenait d’expulser, comme ce fut le cas pour les royautés occidentales du temps. À l’instar des rois cependant, les princes avaient des sujets aux multiples statuts et bénéficiant d’exemptions très diverses. Or, ce sont précisément ces singularités qui plaçaient le prince en position de supériorité, puisque c’était à lui que revenait de dispenser les privilèges obtenus par chacun, formalisés dans le cas des Juifs par la condotta. Dans les États territoriaux princiers, les Juifs bénéficièrent ainsi d’une « marginalité intégratrice » (p. 252), quand les particularismes contrariaient au contraire l’égalité (théorique) du corps social promue par les républiques et les communes (chap. 2, « État princier et particularismes : les Juifs dans la machinerie étatique »). Pis, dans ces dernières, les Juifs, parfois installés par le prince contre le gré de leurs édiles, en vinrent à être perçus comme ses représentants. Faute de pouvoir s’en prendre à lui, on s’en prit à eux.

Pour P. Savy, être juif dans l’Italie de la Renaissance, c’est en effet vivre dans l’« incertitude » (chap. 3, « Une position d’incertitude »), notion qui, malgré la « politique bienveillante » des princes italiens renaissants, « renvoie à la possibilité que tout, y compris le pire, ou presque, puisse arriver à peu près n’importe quand » (p. 107). De fait, si la population, ne pouvant vivre sans crédit et appréciant souvent les services rendus en la matière par les prêteurs juifsFootnote 4, reconnaît l’utilité économique des Juifs, parfois chauffée à blanc par les prédicateurs mendiants, elle caillasse couramment leurs maisons le Vendredi saint, voire massacre des familles entières quand circulent de fausses rumeurs de meurtre rituel, comme celui du petit Simonino à Trente en 1475. Dans ces cas, le prince défend ordinairement les Juifs, moins par philosémitisme que par souci de garantir l’ordre public et le droit qu’il a édicté, notamment dans le cadre des condotte. Il les protège, en somme, dans l’intérêt de sa propre puissance. P. Savy insiste sur l’idée que la « bienveillance » princière ne saurait en effet être perçue comme une absence d’hostilité à l’égard des Juifs, auxquels une dimension d’infamie reste attachée. En témoigne le « signe » (signum, segno) distinctif qui leur est imposé depuis Latran IV (1215) et qui prend en Italie la forme d’un « O », mais dont le port peut se racheter dès lors que le prince parvient à résister aux conseils urbains et à la pression religieuse publique… ou que les Juifs ont rondement négocié son rachat.

Dans un beau chapitre intitulé « S’intégrer, s’autogouverner et participer » (chap. 4), qui préfigure le programme collectif que dirige actuellement P. SavyFootnote 5, ce dernier s’intéresse en effet à l’agency politique des Juifs – décelable notamment dans les condotte qui, pour être des concessions princières, n’en sont pas moins des dispositions savamment négociées par ceux-ci – et à leur intégration politique, reprenant avec nuance, pour le cas italien, la question bien étudiée de la citoyenneté des Juifs. Attestée, réelle et fréquente, cette dernière était, selon P. Savy, « concédée comme un privilège réservé à des Juifs utiles – les prêteurs – et renouvelée – ce qui prouve leur fragilité », « les civilitates des Juifs [étant], à l’image de la position de leur bénéficiaire dans la société du temps, une intégration poussée, mais jamais complète » (p. 122).

La « politique juive » des princes, précisément parce qu’elle est une politique, est au demeurant changeante (chap. 5, « Gouverner les Juifs ») et contribue, elle aussi, à maintenir les Juifs dans une position « d’incertitude ». Si le prince renaissant a pu concéder au sein de sa cour le titre de « familier » à certains Juifs – médecins, artistes ou ingénieurs, P. Savy retraçant ici des destinées parfois stupéfiantes –, cette faveur particulière et curiale pouvait tourner court. L’équilibre interne de la principauté put ainsi exiger de spectaculaires revirements, comme l’expérimenta le Juif Daniele da Norsa, qui obtint du marquis de Mantoue, François II Gonzague, d’effacer une image de la Vierge de la façade de sa maison, que ce dernier, à la suite de la protestation de la commune, finit par raser et transformer en église à sa propre gloire. Réalisés aux frais de Daniele, l’église Santa Maria della Vittoria est toujours debout à Mantoue et le retable La Vierge de la Victoire de Mantegna visible au musée du Louvre.

Si le marquis de Mantoue convertit ici de manière spectaculaire l’infamie du Juif en victoire du prince et sa maison en église, les princes italiens renaissants ont résisté à « l’injonction convertisseuse » (p. 223) des violentes campagnes de prédication mendiantes qui se multiplièrent au xve siècle (chap. 7, « Le prince face à la prédication et à la conversion »). Point de « tolérance » religieuse ici, selon P. Savy, mais un « espace [politique] singulier » (p. 223) dans lequel peut s’inscrire le prince italien, qui n’est pas un roi « très chrétien » , on l’a dit, mais l’héritier du légalisme communal : le défenseur naturel du bien commun et de la commune utilité, qui passent par la répression du désordre public inhérent à toute poussée de fièvre religieuse. « Profitant de l’imposition de la raison d’État, le prince s’autonomise de l’obligation religieuse de la conversion pour passer à un régime plus paisible » (p. 223) dont profitèrent les Juifs à l’heure où s’imposaient, ailleurs en Europe, des monarchies de plus en plus absolutistes et, avec la Réforme, de moins en moins favorables aux particularismes religieux.

Comme l’auteur le démontre dans un dernier chapitre intitulé « La crise de la fin du Quattrocento » (chap. 8), le ciel s’obscurcit néanmoins durablement pour les Juifs d’Italie quand l’expulsion de leurs coreligionnaires espagnols et portugais fit affluer, à la fin du xve siècle, des milliers de réfugiés. Républiques et princes optèrent cette fois pour une solution commune, le ghetto, qui mit fin à la liberté des Juifs italiens, mais qui assura, aussi, leur présence continue, exceptionnelle en Europe, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. L’Italie y gagna une étymologie hébraïque fantaisiste, mais parlante : « ‘I-tal-Yah » ou « île de la rosée de Dieu », rappelée par P. Savy.

L’ouvrage de ce dernier est donc à la fois une contribution précieuse à l’histoire des Juifs italiens – en français de surcroît – et une réflexion de premier plan (et trop rare) sur ce que ces derniers nous révèlent du fonctionnement interne des États et des régimes politiques, voire du politique tout court.

References

1. Pierre Birnbaum, Les fous de la République. Histoire politique des Juifs d’État de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992.

2. François Menant, L’Italie des communes, 1100-1350, Paris, Belin, 2005.

3. Cecil Roth, A History of the Jews in England, Oxford, Oxford University Press, 1978, p. 38-67.

4. Sur « le besoin, l’habitude et la sérénité » des Juifs vis-à-vis du crédit, voir Joseph Shatzmiller, Shylock revu et corrigé. Les juifs, les chrétiens et le prêt d’argent dans la société médiévale, Paris, trad. par S. Piron, Paris, Les Belles Lettres, [1990] 2000.

5. « JPOL. Des Juifs en politique dans l’Italie de la longue Renaissance (xiiie-xviie siècles) : pratiques, discours, modèles », École française de Rome/universités de Hambourg, de Pise, de Bologne et de la Sapienza à Rome.