Dans Le peuple de Paris (1981), Daniel Roche évoquait « l’intérêt que les classes dominantes […] éprouvent pour le pittoresque et l’étrangeté du peuple ». Il ajoutait : « C’est une des façons par lesquelles l’opinion cultivée investit le monde du travail d’une cohérence normative, d’une homogénéité de rôle et de fonction »Footnote 1. Les travaux d’historiennes et d’historiens qui ont poursuivi dans ce sillage ont souligné que « le peuple ordinaire de Daniel Roche est capable et inventif » : « Il n’est pas réductible à une seule intention ou à une seule signification, comme le parcours du compagnon-vitrier Ménétra l’expose très clairement. […] La société parisienne n’est pas compartimentée au xviiie siècle, mais elle cumule des expériences et des revendications multiples, présente des lieux, des parcours, des temporalités qui participent à la construction d’une identité commune […] »Footnote 2. L’édition récente des œuvres inédites de Jacques-Louis Ménétra confirme l’univers polymorphe du compagnon vitrier que révélait déjà son journal. Plus encore, elle invite à prolonger les enquêtes au cœur des pratiques socio-professionnelles et des techniques artisanalesFootnote 3, en cessant de reconduire inlassablement et exclusivement les approches par les élites ou les différentes institutions de l’Ancien Régime, fussent-elles identifiées à juste titre comme réductrices et marquées par une volonté de captation des savoirs vernaculairesFootnote 4.
En mai 2005, nous défendions déjà, dans une communication au séminaire de D. Roche au Collège de France, une « relecture de l’histoire des métiers » davantage focalisée sur les savoirs des artisans et non sur les corps auxquels ils appartiennentFootnote 5. Depuis s’est déployé un spectre d’études situées entre l’analyse de l’investissement normatif de la culture populaire et artisanale par l’opinion cultivée et l’irréductibilité du monde du travail à cette normalisation culturelle et sociale. On y distingue deux grands pôles. D’une part se tient le renouvellement d’approches centrées sur la rencontre des cultures artisanales avec les normes et les institutions de l’élite éclairée, se coulant dans les codes savants tout en y instillant d’autres formesFootnote 6. D’autre part, de nouvelles pistes de recherche ont émergé, resserrant la focale sur les artisans au travail ; ce sont des études au ras des pratiques, à partir de corpus inédits restituant les techniques – matérielles, sociales, scripturaires, intellectuelles – mises en œuvre par les artisansFootnote 7. Ainsi, alors que certains travaux se concentrent sur les interactions entre les artisans et les milieux de l’élite, révélant l’existence d’hybrides sociaux et de transferts de savoirs artisanaux cruciaux pour la science moderneFootnote 8, un autre courant questionne les dynamiques horizontales dans l’artisanat et prend pour objet les rationalités de la pratique en dehors de tout référentiel élitaire.
Cette dernière perspective, fondée sur l’identification d’un « milieu technique » au sens où l’entendait André Leroi-Gourhan, renouvelle amplement l’analyseFootnote 9. Ce milieu, caractérisé par une profonde continuité entre les techniques, prédispose les artisans à observer les pratiques d’autres catégories d’artisans, à accumuler des savoirs d’origines variées, à imiter, à transposer. En cela, ils n’attendent en rien les recommandations des technologues des Lumières qui les invitent au « décloisonnement des arts et métiersFootnote 10 » pour penser leur art en termes opératoires, ce qu’Hélène Vérin nommait l’« espace de la techniqueFootnote 11 », mais qui procède peut-être davantage encore d’un « esprit »Footnote 12 de la technique. Il convient de prendre conscience de ce retournement de perspective car, en exploitant prioritairement et parfois exclusivement les sources produites dans des cadres réglementaires et normatifs, les historiennes et historiens se sont souvent retrouvés pris aux pièges de discours qui ont évacué la technique, ceux qui la pensent et la mettent en œuvre sur le terrain. Ce sont ces pièges de discours forgés par les contemporains du xviiie siècle et longtemps véhiculés par l’historiographie dont on démontrera la mise en pièces par des recherches radicalement tournées vers les archives de la pratique.
Ainsi, alors que les conditions mêmes d’un retournement de perspective sont à l’œuvre, portées par différents travaux depuis plusieurs années, il apparaît de plus en plus que les savoirs artisanaux ont évolué indépendamment des mondes savants, ce qui incite à reconsidérer les relations entre savants et artisans, et notamment l’intérêt des élites pour les techniques vernaculaires. Ces relations se caractérisent par la volonté de capter les savoirs artisanaux, par un rapport de pouvoir qui sous-tend la codification des pratiques artisanalesFootnote 13. Partiellement invisibilisées à cause de multiples processus d’appropriation, les techniques artisanales sont au fondement même de la croissance smithienne de la seconde modernité et d’une recomposition du procès de travail en des termes opératoires et industriels. Au cœur de l’atelier artisanal, et non pas seulement sous la plume des technologues, prend place un processus de réduction et d’abstraction des gestes du travail, lisible à travers une diversité de dispositifs spatiaux, organisationnels et scripturaires qui forment en soi un langage opératoire.
Le retournement de perspective
Longtemps les historiennes et les historiens ont repris à leur compte un ensemble de lieux communs, forgés par les contemporains dans le passé, tels que la routine artisanale, le secret, les réticences à innover, l’enserrement dans des corps de métiers figés et rivaux entre eux. Le discours ambigu des technologues des Lumières – à l’image de celui de Denis Diderot fustigeant l’absence de circulation des artisans d’un atelier à un autre – a participé à la fabrique des représentations négatives de l’ensemble du monde artisanal, perçu comme fermé, réactionnaire, aux antipodes de l’idée d’un Artisanal Enlightenment proposée par Paola Bertucci. Forte de ce legs, la définition marxiste du matérialisme historique a ignoré et exclu de ses schémas de pensée de la superstructure et de la lutte des classes une catégorie essentielle de travailleurs dont l’image s’est construite en opposition à celle des ouvriers de la grande industrieFootnote 14. Cette tradition qui a longtemps irrigué certaines analyses historiennes a fait long feu. Le rôle des artisans dans les procès de croissance économique de la modernité doit absolument être réévalué, car ceux-ci en sont largement partie prenante.
La mise en cause de ces stéréotypes tient à une triple origine. Tout d’abord, l’histoire des sciences considère aujourd’hui que l’originalité de la période moderne repose sur les interférences multiples entre les savoirs de la nature et le monde des artsFootnote 15. Ensuite, le mouvement de relecture de la révolution industrielle a ouvert une brèche en soulignant l’implication de toutes les couches du monde du travail à ce processusFootnote 16, au-delà des interactions entre savants, ingénieurs et manufacturiersFootnote 17. Enfin, les structures corporatives, multipliées à l’initiative de Jean-Baptiste Colbert au xviie siècle, ainsi que les règlements qu’elles édictent ne sont plus considérés comme le témoin des pratiques artisanales effectives. Alors que de nombreuses études se sont attachées à réévaluer la part importante du travail effectué aux marges des corporations, à montrer les relations qui unissent les maîtres à nombre de sans-qualités, à identifier les souplesses derrière les normes, il apparaît aussi que les corps de métier ont pu être un catalyseur de l’innovationFootnote 18. Surtout, à l’instar de ce que Michael Sonenscher avait déjà parfaitement pointé, les corporations ne parviennent pas à prendre en charge ni penser un « mode de relation transversal et coopératif » entre les métiers, qui existe pourtant massivement, par-delà les institutions, et favorise, aux antipodes de ce qui a longtemps été décrit, un esprit d’ouverture et une forte propension inventiveFootnote 19.
Bien des études ont mis en valeur les dynamiques d’innovation dans le monde artisanalFootnote 20, qui apparaissent comme autant de ressources dans l’économie consumériste d’un côté, et dans les projets de l’administration réformisme de l’autre. C’est pourquoi, bien que la notion d’« Artisanal Enlightenment » vienne utilement contrebalancer celles d’« Industrial Enlightenment » et d’« Enlightened Economy », elle ne rend pas compte de la pensée technique portée par le milieu artisanal. Celle-ci ne répond en rien à un projet des Lumières ; elle se fonde sur les modalités de l’intellection par les artisans eux-mêmes des tâches qu’ils accomplissent dans l’exercice de leur travailFootnote 21. Seules les archives de la pratique y donnent accès, même si leurs logiques s’expriment aussi, comme par résonance, dans une multitude d’écrits artisanaux qui attirent de plus en plus l’attention des spécialistesFootnote 22.
Les savoirs des artisans, considérés par les élites comme désordonnés, confus et dépourvus de principes, sont fondés sur des mises en relations incessantes entre les fabrications. Ils participent d’une pensée de synthèse caractéristique de l’ingenium et des pratiques de la conception technique comme les a définis H. VérinFootnote 23. La technique artisanale repose sur des transversalités et des logiques de composition qui forment la matrice de l’inventivité et qui s’expriment jusque dans la représentation et la compréhension des fonctionnalités des objets, largement partagées entre usagers et fabricants, à la manière d’une « technophanie »Footnote 24. Tel que l’ont montré Liliane Hilaire-Pérez et, récemment, Yohann Guffroy, dans son étude des dessins d’invention en Angleterre aux xviiie et xixe siècles, les agencements, les attaches, les pièces – transposables d’un mécanisme à un autre – définissent une techno-esthétiqueFootnote 25. Qu’il s’agisse d’ombres, de perspective, de couleurs, les dessinateurs – issus du monde de l’atelier – font du jeu des parties, de l’ajustement des pièces, en somme de la technicité, le ressort et la source de l’effet esthétique. Cette mise en valeur de la techno-esthétique impose de nuancer l’hypothèse d’une moindre valorisation de l’ingéniosité (ingenuity) au xviiie siècleFootnote 26. En particulier, l’essor de l’économie du produit fondée sur la diversité des gammes, le soin des façons et la profusion des assemblages et des imitations est porté par des secteurs de production décloisonnés qui recomposent les identités de métiers et les relations entre art et artisanat. Le succès de la nouvelle acception du terme « curieux », au sens de composite, agencé et artificieux, l’attesteFootnote 27. L’idée d’une montée en puissance de la technique comme distincte de l’esthétique est infirmée par la polysémie même de l’inventionFootnote 28, mais aussi par l’acception opératoire et relationnelle de l’esthétique. Rappelons que pour Adam Smith, dans la Théorie des sentiments moraux, « l’adéquation d’une machine ou d’un système à la fin pour laquelle il a été prévu [fitness for purpose] confère une certaine convenance et une certaine beauté à l’ensemble de ses partiesFootnote 29 ». Cette conception de la techno-esthétique atteint une forme d’apogée dans la structuration et la réception publique des systèmes de parure du corps, ou de modes, car, prolonge Smith, les différents objets « sont, pour ainsi dire, d’accord pour nous faire penser l’un à l’autre » ; en d’autres termes, ils légitiment réciproquement leur place dans l’agencementFootnote 30. Pour le philosophe Didier Deleule, « [l]’artifice du créateur, comme celui du technicien, du savant, du philosophe, effectue le système comme œuvre de l’art ». Ainsi, estime-t-il, « tout système a valeur esthétique »Footnote 31. Les artisans, par la multiplicité des assemblages, des combinaisons et des transpositions qu’ils développent, jouent un rôle clef dans l’expression de cette esthétique relationnelleFootnote 32. Au xviiie siècle, c’est dans la co-construction que les concepts de technique et d’esthétique se définissent, comme le montre Marcos Camolezi pour qui « l’émergence de l’‘esthétique’, d’un côté, et de la critique d’art, de l’autre, paraît coextensive à l’émergence de la ‘technique’ et de la ‘technologie’Footnote 33 ».
Dans la production des artefacts de la parure, la pensée abstraite d’une fonctionnalité plurielle des articles se révèle en effet indissociable de l’esthétique de chacun et de l’ensemble du système qu’ils forment. L’analyse d’objets de collection et celle des actes de la pratique de plusieurs catégories « d’artisans du corps » le soulignentFootnote 34. Sans nécessairement répondre à la demande d’un marchand donneur d’ordre, les artisans jouent sans cesse, dans leurs ateliers et/ou leurs appendices (caves, greniers, chambres spécifiquement dédiées à une opération), à concevoir de nouveaux articles capables de répondre aux besoins et aux désirs de plusieurs catégories de consommateurs. Loin de se référer exclusivement aux représentations du luxe qu’il s’agirait d’imiter, ils s’ingénient bien davantage à incruster diverses fonctionnalités dans les articles, recomposant sans cesse les rapports entre la fonction d’usage et la fonction d’estime, au bénéfice exponentiel de cette dernière. Dans la seconde moitié du xviie siècle, le cas du gantier vendômois Jean Henriau en fournit une illustration convaincanteFootnote 35. Alors même que son stock est constitué de matériaux fins, tels ces « six livres de soie doublure noire, aurore et musc », de gants blancs, brodés, à rubans ou bien cousus de soie, destinés au marché local et/ou parisien, de toutes petites sommes lui sont dues par des femmes « pour marchandises de gants » et il propose de nombreuses paires de gants « à enfants » estimées à des prix modiques, une à deux sols la paire environ. L’artisan se livre donc à une production et à une commercialisation d’articles variés, adaptés à tous les marchés et à toutes les demandes, y compris populaires. En ce cas, les gants répondent d’abord à une fonction d’usage, celle d’un besoin de protection, mais Henriau favorise aussi la construction d’habitus de consommation, de représentations favorables qui peuvent être projetées sur d’autres gammes de ces mêmes accessoires, sans que des processus d’imitation des usages des élites ne soient nécessairement à l’œuvre. Créatrice d’un horizon de désir de consommation sans cesse repoussé – le futile d’hier pouvant se commuer en nécessaire de demain –, la capacité inventive des artisans doit ainsi être réintégrée dans la pensée même de la croissance économique de la seconde modernité.
En somme, les rationalités technologiques et fonctionnalistes – en général associées à l’industrie – sont au cœur de l’économie artisanale. C’est pourquoi on considère aussi qu’entre l’artisanat et l’industrie, l’ambiguïté est maximale, comme l’atteste le caractère massif de la manufacture dispersée. Héritier des représentations des Lumières, l’artisanat apparaît de plus en plus comme une catégorie forgée par les discours qui font de l’industrie le fer de lance de la modernité : « […] l’industrialisation contemporaine a eu ce résultat paradoxal de faire naître un concept nouveau pour désigner un groupe de producteurs qu’elle était censée faire disparaîtreFootnote 36 ». Le caractère polymorphe de l’artisanat sur la longue duréeFootnote 37, l’imbrication des ateliers à des réseaux manufacturiers et marchandsFootnote 38 et à des chaînes de sous-traitance locales, nationales et transnationalesFootnote 39 remettent en cause les significations qui lui étaient habituellement associées. Ces approches conduisent à poser la question de l’emploi même du mot, « tant le terme d’artisanat véhicule de préjugés, outre une conception bien précise de la très petite entrepriseFootnote 40 ».
Dans ces prises de distance, promues par un courant novateur particulièrement présent en France, il convient de distinguer une série de thématiques structurantes : d’abord la relecture critique de l’intérêt des Lumières pour la culture artisanale ; ensuite l’interrogation sur la place de l’artisanat dans la montée en puissance des savoirs technologiques ; enfin la possibilité d’une histoire technique de l’artisanat plaçant au centre de la réflexion les ressorts cognitifs du faire, du rapport à la matière, au geste et à l’outillage.
Les « savoirs de traverse » au cœur de la légitimation savante
L’historiographie des artisans en France s’est largement construite à travers le prisme des institutions savantes et de leurs ambiguïtés à l’égard du monde artisanal. Roger Hahn et D. Roche ont mis en valeur les liens étroits unissant l’académisme et la société de corps et d’ordres qui définissait l’Ancien Régime. Dans ce contexte, le « compromis académique » qui s’est dessiné a manifesté de l’intérêt pour les savoirs pratiques, mais il a nourri les frustrations d’artisans exclus de la reconnaissance savanteFootnote 41. L’étude rapprochée des instances normatives et les travaux sur la notion d’expertise ont permis d’approfondir l’analyse de cette tension, qui est à la mesure de l’intérêt croissant que les artisans suscitent au xviiie siècle dans les mondes lettrés. Il apparaît de plus en plus clairement que l’une des ambitions des élites savantes et administratives est de connaître les techniques artisanales – y compris hors d’EuropeFootnote 42 – pour servir les exigences de croissance. Faut-il y voir le motif baconien du secours mutuel des arts et des sciences, topos des Lumières que viennent confirmer les études sur les savoirs mixtes, les figures hybrides ou encore les trading zones ?
Un courant d’étude souligne que pendant toute la période moderne et jusqu’en plein xixe siècleFootnote 43, l’une des missions premières des savants, des ingénieurs et des experts au service de l’administration consiste à visiter, observer, collecter les techniques artisanales, seul moyen d’innover et de perfectionner le système productif à un moment où les savoirs scientifiques ne permettent pas de comprendre les processus à l’œuvre. P. Bertucci rappelle que pour René-Antoine Ferchault de Réaumur, en charge des Descriptions des arts et métiers au début du xviiie siècle dans le sillage de l’Enquête du Régent, l’enjeu n’est pas l’érudition mais la croissance économique du royaumeFootnote 44. En amont, ce sont par exemple des « facilitateurs de connaissance/savoirs » (facilitators of knowledge) selon l’expression d’Eric H. Ash, qui ont joué le rôle de médiateur entre lettrés et praticiens, tel le mathématicien, astronome et membre du Parlement Thomas Digges dans l’aménagement du port de Douvres sous Élisabeth Ire, promoteur – et traducteur – de savoirs locauxFootnote 45. De même, la perception nouvelle de Galilée comme « ingénieur savant » (scientist engineer), inspiré par les charpentiers et les commissaires de l’Arsenal de Venise, prend tout son sensFootnote 46. Aux xviie et xviiie siècles, l’ampleur de la demande économique et politique en termes d’aménagement et de production conduit à une recomposition des savoirs pratiques sur des sites d’intensification technique, des trading zones pour Pamela O. LongFootnote 47, des « niches » selon Ursula Klein, dans lesquelles agissent des individus experts, capables de collecter et synthétiser différents types de savoirs et d’informationsFootnote 48. Ces experts agissent « comme des vecteurs d’accumulation, d’intégration, d’unification et de gestion du travailFootnote 49 ». Pour U. Klein, « la figure de l’expert hybride illustre la rupture des anciennes barrières idéologiques entre la main et l’espritFootnote 50 ». Arnaud Orain et Sylvain Laubé, étudiant le rôle original d’Henri-Louis Duhamel du Monceau à Brest et ses liens avec le contremaître brestois Charles-Louis Deslongchamps pour les tests de résistance des ancresFootnote 51, suggèrent que ces interactions ne peuvent être lues comme un seul processus d’émancipation des savoirs techniques. Ils soulignent les tensions avec l’Académie des sciences, tentant d’imposer la Scientia Navalis de Leonhard Euler aux officiers de Brest. La périphérie défie le centre.
Pour autant, la requalification des savoirs techniques à laquelle permet d’accéder ce courant historiographique ne peut faire l’économie d’une étude des formes de hiérarchisation des savoirs, des enjeux de pouvoir et des impasses de la communication sur le terrainFootnote 52. Si l’on peut considérer que les « trading zones » forment le milieu social nourricier des processus de codification des savoirs par les élites, amenées à réduire la diversité des pratiques pour permettre la communicationFootnote 53, la mixité des cultures ne rencontre-t-elle pas l’irréductibilité des savoirs pratiques à toute forme de transcriptionFootnote 54 ? L’intérêt pour les formes de communication interactionnelles contemporaines, qu’il s’agisse des laboratoires du MIT ou de la « diplomatie technique »Footnote 55, n’a-t-il pas effacé les spécificités de cultures techniques passées et les enjeux de leur contrôle par les élites lettrées, administratives et économiquesFootnote 56 ?
L’attrait des savants et des experts pour le travail dans l’atelier sert aussi la recherche de « savoirs de traverse »Footnote 57, qui jouent un rôle croissant de légitimation de l’expertise comme le souligne Daniel Fischer dans une thèse sur le métallurgiste Philippe-Frédéric de Dietrich, commissaire du roi à la visite des mines et bouches à feu du royaume : la « légitimité du discours savant repose de plus en plus sur la capacité d’importer et de dominer les savoirs techniques, de mobiliser des savoirs ‘de traverse’, empruntés à d’autres champs, provenant d’autres univers que le sienFootnote 58 ». Plusieurs travaux confirment que l’on attend peu des découvertes scientifiques mais beaucoup des savoir-faire de terrain qu’il s’agit de s’approprier pour asseoir le pouvoir des entrepreneurs, de l’État et des mondes savants, voire pour pouvoir résoudre concrètement des contraintes qui déjouent les compétences des ingénieurs. La thèse récente sur le mathématicien Alexandre-Théophile Vandermonde, membre du Bureau du Commerce, chargé à partir de 1782 du premier dépôt officiel de machines dans l’hôtel de Mortagne, à Paris (anciennement occupé par les ateliers du mécanicien, inspecteur et académicien Jacques Vaucanson), peut l’illustrerFootnote 59. Devenu inspecteur des ateliers de fabrication d’armes sous la Révolution, Vandermonde inspecte la Manufacture d’armes de Klingenthal, la fonderie du pont de la Tournelle à Paris et coordonne le fonctionnement d’usines et d’ateliers, ce qui lui permet de faire valoir une expertise de terrain devenue essentielle. Gérard Meyer montre qu’il s’agit, en décrivant et classant les procédés existants, « de proposer un procédé rationnel de production d’un acier, dont la qualité ne repose plus que sur le savoir-faire des maîtres de forges et des ouvriersFootnote 60 ». Si la chimie lavoisienne commence son ascension, c’est vers la codification des gestes et des outils que les savants et l’État se tournent pour améliorer les fabrications. Du moins, cette science croise « observation des procédés en usage, expériences en laboratoire et recherches de schémas explicatifsFootnote 61 ». La question des limites des savoirs des experts incite à rouvrir le dossier des interactions et des trading zones Footnote 62. En retour, les artisans retirent peu de lumière des propositions des savants. Le prétendu dialogue est une impasse, comme le soulignait Jean-François Belhoste à propos des recherches de Réaumur sur l’acier et comme le confirme Thomas Morel à propos des savoirs miniers en SaxeFootnote 63. Les collaborations ont surtout lieu entre praticiens, suggérant une « autonomie des techniciens »Footnote 64.
Dans cette configuration, la mixité des savoirs apparaît sous un nouveau jour, celui du rapport de pouvoir, qui justifie le déploiement de stéréotypes pointant le caractère fermé, secret des artisans, mais aussi leur incapacité à comprendre leurs gestes, à décrire leur travail. D. Fischer explique qu’il s’agit de « ne pas laisser aux ouvriers détenteurs de secrets la direction réelle d’une forge », Dietrich donnant aux maîtres de forges destinés à être ses lecteurs « les moyens de reprendre le pouvoir aux ouvriers réputés experts »Footnote 65. Une génération après, pour l’ingénieur des mines Jules François, l’objectif est bien de « retrancher de l’intervention et de l’influence de la main de l’ouvrierFootnote 66 ». Loin de l’image d’une trading zone, la forge est un lieu de conflit où se joue la perte d’autonomie d’une collectivité de travail.
Il convient de prendre la mesure des enjeux économiques qui se conjuguent à l’emprise savante sur les savoirs des praticiens. L’édifice corporatif et les privilèges d’entreprise jouent un rôle clef. Les études en ce sens ne sont pas encore nombreuses. Aurélien Ruellet a mis en valeur la fonction de préemption des privilèges accordés au début du xviie siècle pour les machines à remonter les bateaux sur la Seine qui attestent la montée d’entrepreneurs bien en cour, d’hommes à projets, avec l’appui du capital nobiliaire, s’appropriant les techniques des gens de rivière qui, eux, défendent une économie morale de l’inventionFootnote 67. L’auteur remarquait que cet entrepreneuriat était bien plus massif dans l’Angleterre des patents. À la fin du xviie siècle, dans le contexte colbertiste, le secteur de la perruquerie fournit un autre exemple probant. En effet, alors qu’au début du siècle la fabrique des ouvrages de cheveux ressortit à des techniques d’assemblage de solides souples, sans cesse adaptés à la diversité des intentions de parure capillaire, transcendant les supposées frontières entre la sphère domestique et l’univers professionnel et celle d’une répartition genrée, ces savoirs sont progressivement appropriés et mis au service de la production d’une norme de la fabrique qui sert les intérêts pluriels de l’ÉtatFootnote 68. Le rapport de pouvoir est ici emblématique, car il articule différents ressorts. Comme le suggèrent plusieurs travaux sur les corporations féminines dont le nombre régresse au xviie siècle, la volonté de pouvoir sur les artisans se nourrit et s’affermit ici grâce à l’ordre patriarcalFootnote 69. Fondée en 1616, la communauté féminine des perruquières est supprimée dès 1619, tandis que la confection des ouvrages est déclarée libre. Un collectif d’artisans, de femmes qui interviennent à différents stades de la confection, tissant, tressant les matières premières, assemblant, cousant les différents semi-produits, porte le développement de la production et de la consommation jusque dans les années 1670. Au cours de l’année 1673, sous l’égide de Colbert, un processus de captation des savoirs est mis en place, fondé sur un diptyque institutionnel. Ainsi, alors même que l’édit de mars 1673 instaure la création de corps de perruquiers hommes dans les grandes villes, l’un des valets de chambre perruquier du roi, Jean Quentin, se voit octroyer un privilège exclusif de fabrication à l’échelle du royaume, se chargeant ainsi de promouvoir une norme de la fabrique immédiatement promue dans l’ordre des marchandises et des identifications socialesFootnote 70. Imposée à tous telle une invention, elle n’en relève en rien. Sa définition procède, au contraire, des savoirs pluriels et parfois immémoriaux du tissage et de l’aiguille, mis en œuvre dans des réseaux de travailleurs et de travailleuses, ce qui signifie qu’elle a été captée dans le « milieu technique ».
Ces logiques de domination à l’œuvre dans le monde du travail s’appuient sur une tendance de fond, en termes épistémologiques. La mise en ordre des pratiques éparses, hétérogènes, inextricables, en savoirs réglés, formalisés, codifiés, art par art est l’une des missions des savants, recueillant les témoignages des artisans pour « en tirer les termes propres »Footnote 71. P. Bertucci note la permanence d’un lieu commun, celui de l’extrême complexité des savoirs des artisans, à travers la métaphore du labyrinthe employée par Francis Bacon dans La sagesse des Anciens (1609), dénonçant « les inventions » tant pour leurs divers détours, intrications, entrecroisements « que pour la ressemblance qui paraît entre elles ; tellement que s’il faut les discerner et régir, il faut que ce soit avec le seul fil de l’expérience, plutôt que par la force du jugementFootnote 72 ». Deux siècles plus tard, la critique est amplifiée par la mise en cause du langage même des artisans, inaudible des lettrés. Le public éclairé peut lire dans le « Discours préliminaire » de l’Encyclopédie que les ouvriers sont incapables « de s’exprimer avec quelque clarté sur les instruments qu’ils emploient et sur les ouvrages qu’ils fabriquent », qu’ils travaillent « sans rien connaître à leurs machines »Footnote 73.
Tout un courant de recherche s’est déployé sur les rationalisations savantes des techniques, à la source de la technologie comme science des arts, depuis les réductions en art de la Renaissance à la Technologie allemandeFootnote 74. De manière éclairante, Guillaume Garner a montré que dans cette nouvelle discipline qui entend « définir un savoir formalisé permettant à ses possesseurs […] de mettre fin au monopole des travailleurs sur le savoir de la production dans ce qu’il a de plus concret », la question de la langue est centrale : par « [l]a volonté de normer le langage technologique […] il s’agit […] de transférer le pouvoir de nommer (les travaux, les outils) des praticiens (les ouvriers, artisans) aux savants et aux administrateurs, afin de donner à ces derniers les moyens de mettre le savoir technologique au service des objectifs définis par les sciences camérales, c’est-à-dire de l’intérêt de l’ÉtatFootnote 75 ». C’est la capacité de la langue technologique d’abstraire le travail en opérations qui en fait la force et qui a été présentée, y compris par l’historiographie depuis Réduire en art, paru en 2008, comme une innovation, celle de lettrés, de savants, d’ingénieurs et de technologues seuls capables de déceler des transversalités entre les métiersFootnote 76.
P. Bertucci note que Diderot et d’Alembert innovent par un double classement (alphabétique et par renvois), cherchant un principe d’« enchaînement » entre les arts. Antérieurement, Antoine Picon avait souligné un autre apport de l’Encyclopédie : le classement des arts par matière « naturelle » doublé d’une définition opérationnelle (« l’histoire de la nature pliée à différents usages »), comme le confirme l’importance donnée à la notion d’opération dans le « Discours préliminaire »Footnote 77. Les deux modes de classement, l’enchaînement et l’opération, ne sont pas contradictoires. Une génération plus tard, ce sont les deux principes ordonnateurs du Dictionnaire technologique, paru de 1822 à 1835, définis par Louis-Sébastien LenormandFootnote 78 : des renvois entre notions permettent de croiser les métiers, d’une part en fonction de techniques contiguës (ainsi l’horlogerie, connectée au polissage, à la dorure, etc.), d’autre part en fonction de procédés analogues (ainsi l’impression, pour la fabrication des livres, des papiers peints, des indiennes, etc.). En somme, l’enchaînement agit par contiguïté quand la transversalité des opérations opère par analogie, celle-ci constituant l’innovation conceptuelle la plus radicale et le socle de la technologie comme science des artsFootnote 79.
Au-delà des productions académiques et de l’Encyclopédie, la recherche de principes ordonnateurs des arts foisonne au xviiie siècle, nourrissant une profusion de traités, de manuels, d’articles dans la presse naissante. Ces écrits sont portés par des pratiques sociales bien identifiées, tel le mouvement des sociétés des arts, visant à décloisonner les savoirs par la collaboration institutionnelleFootnote 80. La Société des arts de Paris innove par des sociabilités transversales, qui cherchent à assurer le progrès des « méthodes suivies dans la pratique des arts ». Chaque art (agriculture, « économique », « ouvrages de soie, laine et fil », « art de mesurer le temps », « métallique » Footnote 81, etc.) est confié à une commission où se côtoient savants et praticiensFootnote 82. La saisie globale, synthétique, de l’objet technique, dans ses causes et ses effets, opératoires mais aussi esthétiques, est révélatrice d’une conception inclusive des arts, à l’inverse de tout effacement de l’ingéniosité. Le succès du terme « artiste », que souligne P. Bertucci, atteste la promotion de l’habileté, des talents inventifs et des capacités d’abstraction de praticiens, et contredit un prétendu clivage entre esthétique et technique. Des causes multiples expliquent l’échec de la Société des arts, mais celle-ci institutionnalise des décloisonnements constitutifs de « l’espace public de la technique ». Le concept d’art recoupe de moins en moins celui de métier, sans que le terme de « technique », comme substantif féminin, ne soit pour autant employéFootnote 83.
Ces évolutions sont-elles le résultat des seules propositions des élites savantes, héritières de Bacon et soucieuses de réformer les arts et métiers ? Bien des discours plaident en ce sens. Pour Diderot, qui recueille le legs de la Société des arts, l’invention est « l’art des rapports ignorés », comme il l’exprime dans L’Histoire et le secret de la peinture en cire (1755), incitant les artisans à circuler d’un atelier à un autre, à comparer les procédés et à se prêter des « secours mutuels », réunis, « les coudes appuyés sur une même table », dans une « académie », sous l’égide d’un « monarque artisan »Footnote 84. De tels discours de légitimation savants doivent être confrontés aux actes de la pratique.
Le rôle des artisans dans l’émergence d’un espace public de la technique s’éclaire ainsi d’un nouveau jour. C’est le sens que l’on pourrait donner aux « Lumières artisanales », si l’on veut conserver à tout prix l’expression, en lien avec la notion d’open technique qui a permis de battre en brèche les stéréotypes de fermeture et de secret des artisans, longtemps véhiculés par l’historiographieFootnote 85. Au cœur des mécanismes de commercialisation de l’écrit, caractéristiques du xviiie siècle, se développe une littérature technique polymorphe (traités, livrets, recueils, catalogues de vente, prospectus, cartes publicitaires, annonces de presse). Dans cet espace public, animé par de véritables entrepreneurs culturels, se déploient des technologies artisanales, à grand renfort de dessins représentant jusqu’aux gestes des utilisateursFootnote 86. Comme l’a montré Marie Thébaud-Sorger pour les multiples dispositifs de capture des airs, de chauffage et de ventilation, la presse, les modes d’emploi, les démonstrations publiques, le marché des modèles réduits suscitent des centaines de propositions et révèlent une compréhension transversale et opératoire des processus constructifsFootnote 87. Alors que, selon P. Bertucci, les « artistes » élaborent des stratégies pour se distinguer des artisans, l’étude de la publicisation des savoirs montre au contraire que l’écart entre les formes savantes de la littérature technique et celles vernaculaires, marchandes, publicitaires même, se réduit. La science des arts, censée distinguer l’artiste de l’artisan, apparaît comme indissociable des marchés. Plus fondamentalement encore, elle est en prise avec des processus cognitifs qui se jouent dans les espaces de travail eux-mêmes.
Au ras des pratiques artisanales
Dans un article qui a fait date, en 1963, Roger Hahn considérait que le modèle d’ouverture des savoirs que prônaient les sociétés des arts leur avait été fourni par la science académiqueFootnote 88. Jusque dans leurs sociabilités innovatrices, les artisans ne faisaient qu’appliquer des concepts savants. Dans un précédent travail, L. Hilaire-Pérez a montré que les sociabilités ouvertes des sociétés des arts sont portées par une recomposition sociale déjà à l’œuvre chez les praticiensFootnote 89, ce que confirme P. Bertucci en soulignant par exemple le rôle des réseaux d’horlogers au-delà du périmètre des métiers. Il est de plus en plus difficile de soutenir que les sociétés des arts ont fourni aux artisans un modèle – celui de la science – pour se donner les moyens de décloisonner leurs activités. Pas plus l’Encyclopédie que les technologues de la RévolutionFootnote 90 n’ont insufflé de telles dynamiques, en réalité consubstantielles aux milieux artisanaux. Pour tout dire même, les observateurs savants ne les ont pas identifiées ni comprises, comme le révèlent en particulier nombre de décalages entre ce que représentent les planches de l’Encyclopédie pour être les séquences principales du travail et celles, invisibilisées car sous-traitées, qui surgissent de l’analyse des pratiques effectives des artisansFootnote 91. En ce sens, mener une enquête au ras des pratiques artisanales est rendu possible par la constitution de corpus d’archives spécifiques qui attestent les recompositions des identités au-delà des dénominations de métiers, tout en ouvrant la possibilité d’accéder véritablement au faire (gestes, outillage, matériaux et semi-produits, organisation du travail). Quoique ces ensembles documentaires ne puissent parfois être établis sans avoir recours aux catégories traditionnelles, celles des corporations ou celles des métiers, forgées par une longue tradition historiographique et archivistique, il convient de se départir des nomenclatures et des représentations qu’elles construisent a priori.
L’exploitation des inventaires après décès des artisans, par exemple, ne peut servir la volonté d’identifier les activités réelles et les savoirs qu’au prix du renoncement aux biais multiples qu’implique la constitution d’un acte notarié, dont la dimension probatoire juridique repose fondamentalement sur des images et des normes contraignantes de l’ordre social. Les tabellions, lorsqu’ils dressent leurs inventaires, et les artisans eux-mêmes héritent de nomenclatures préalables et prennent directement part à l’établissement de désignations socio-professionnelles, en particulier celles de « marchand », « maître », « compagnon », ou encore celles qui relèvent des corps de métiers, qui ne correspondent pas nécessairement à l’exercice effectif du travailFootnote 92. Ce dernier, en revanche, marqué par une complexité qui déborde toujours ou presque les appellations, ne peut être appréhendé qu’à la lumière d’une analyse exhaustive de l’acte, au-delà même de ses différentes sections habituelles. L’exploitation de l’inventaire après décès de Joseph-Antoine Mazza, dressé en 1781, fournit un cas d’école de ces biais qui impliquent l’exigence de la démarche historienne tout en ouvrant sur leurs promesses heuristiques pour saisir les pratiques et les savoirs des artisans. Sur la couverture de l’inventaire, mais aussi dans le préambule de l’acte, l’artisan est d’abord identifié comme « peintre en bâtiment », tandis qu’il faut atteindre la 11e page du document pour trouver la notation « Ensuivent les marchandises de la profession d’éventailliste dont se mêlait le feu sieur Mazza ». La suite de l’inventaire révèle qu’il s’agit bien plus que d’une activité ponctuelle, puisque le stock est composé de très nombreuses feuilles d’éventail peintes et que l’artisan se fournissait en couleurs auprès du célèbre épicier droguiste Julien GohinFootnote 93.
De telles sources suggèrent la nécessité de questionner les désignations de métiers par les contemporains. Dans les années 1770, l’horloger, orfèvre, bijoutier et toyman londonien James Cox (1723-1800), pratiquant activement la sous-traitance, met en scène des objets curieux dans son « commercial museum » de la Great Exhibition Room des Spring Gardens, près de Charing Cross, dont une vingtaine d’automates, composés de bijoux fastueuxFootnote 94. Face aux moralistes dénonçant le luxe de ces marionnettes, Cox répond par un discours utilitariste, qui résonne avec celui d’Adam Smith, lui-même en séjour à Londres entre 1773 et 1777 : « Le Peintre, l’Orfevre, le Bijoutier, le Lapidaire, le Sculpteur, l’Horloger, en somme tous les arts libéraux ont trouve à s’y employer ; et ont tous utilement coopéré ». Il évoque à la suite « les chers Arts, qui, en vertu de leurs connections reconnues, sont si disposés à une aide mutuelle, en se prêtant l’un l’autre leur splendeur »Footnote 95. Mais s’agit-il encore de « Peintre, d’Orfèvre, de Bijoutier, de Lapidaire, de Sculpteur » ? Cette vision de la division et de la coordination du travail entre des métiers reflète-t-elle l’effet de l’économie du produit sur le monde du travail ? Est-ce ainsi que d’autres contemporains restituent cette réalité ?
En 1747, Robert Campbell, dans son guide des métiers, présente ceux-ci comme segmentés en d’infinies spécialisations, conduisant à les redéfinir en termes de transversalités et d’opérationsFootnote 96. Campbell considère que ceux qui requièrent le plus d’ingéniosité sont ceux qui nécessitent le plus de capacités à faire des liaisons entre les fabrications, à transposer un geste, un outil, une technique d’une fabrication à une autre. Il décrit ainsi l’orfèvre comme « a former of sensible figures », « un modeleur de figures délicates », soit qu’il opère par moulage (« by casting in moulds ») ou au marteau (« forming them with the Hammer »)Footnote 97. Campbell regroupe deux types d’opérations, moulage et rétreinte, en une même classe, la mise en forme, un mode opératoire porté par le marché de produits curieux, par le style rococo, qui unit l’orfèvrerie au toyware et à l’économie des apparences.
Les remaniements taxinomiques qui transparaissent dans ces écrits ne sont que la pointe émergée de recompositions à l’œuvre dans le monde du travail. Les métiers sont déjà des catégories inopérantes, concurrencées par une définition fonctionnelle des compétences, comme le révèlent les livres de comptes des artisans entrepreneurs, qui constituent le lieu principal d’élaboration d’une pensée technologique, bien avant que le monde savant ne s’empare de la question. Il serait ainsi illusoire de penser retrouver l’exercice du travail, les compétences impliquées et leur remodelage aux besoins des entreprises par la simple étude des taxinomies. C’est ce que suggère le cas de la carrosserie à Londres, un secteur en plein essor, modelant l’économie urbaine sur ses besoins, au point qu’au début du xixe siècle, 1 entreprise sur 14 à Londres est liée de près ou de loin à la carrosserieFootnote 98. Comme D. Roche le notait déjà pour leurs homologues parisiens, « rien n’est assuré dans les nomenclatures professionnelles ou notarialesFootnote 99 ». Dans deux almanachs consultés pour LondresFootnote 100, un seul forgeron spécialisé, « coachsmith », est mentionné. Le mouvement de spécialisation n’est pas plus décelable pour les menuisiers, « coach joiners ». La taxinomie n’est d’aucun secours, ni dans l’imprimé commercial ni même dans les archives d’entreprise. Dans les livres de comptes, les factures, les inventaires, les forgerons sont simplement appelés « smiths » ou « ironmongers », et les fabricants de caisses « joiners ». Les appellations ne disent rien de l’exercice effectif des métiers.
Seul y donne accès le détail des paiements de travaux et de fournitures. C’est le cas des affaires de John Jaques et John Coleman, entrepreneurs modestes au milieu du siècle dont un procès a permis de conserver un livre comptable, des listes de facturations dites « bills of work » et des carnets d’intervenants extérieurs recensant les actes, leurs rythmes de travail, les coûts, les quantités de pièces et les circuits de voitures entre sous-traitantsFootnote 101. Les facturations montrent qu’à la classification des métiers se surimpose une spécialisation fonctionnelle, par zones d’action et par opérations. Face à la spécialisation des charrons dans la fabrication et la réparation des roues, les forgerons présentent une gamme d’activités variées, intervenant sur les composants et les attaches. Des profils se dessinent. Certains fixent spécifiquement des boulons sur des ressorts, des œilletons sur des tirants de soupente, d’autres réparent en continu des agrafes, des boulons, des boucles. La logique d’assemblage conduit à la décomposition généralisée des fabrications. Les forgerons sont devenus des ajusteursFootnote 102.
Ce profilage s’exprime dans la formalisation écrite et comptable des gestes. Ainsi, les forgerons partagent tous un même séquençage des gestes dans les facturations : des séries courtes, comportant un à deux gestes. Des gestes similaires unissent donc ces assembleurs, définissant une classe opératoire fondée sur un jeu de mouvements répétés d’un compte à l’autre : le rechange d’éléments, l’ajustage, le montage, le démontage, le vissage et le serrage. Le resserrement sur des verbes génériques est encore plus net chez les charrons, travaillant sur les roues. Dans les comptes sont seulement notés les mouvements d’assemblage, non les opérations en amont et en aval, composant des séquences répétées d’interventions types. Au-delà des pièces (et des matières) manipulées, c’est l’agencement des processus qui fait maintenant la différence entre les métiers.
La décomposition du travail pièce à pièce, typique des techniques d’assemblage, ouvre la voie à la modularité du geste, comme abstrait du processus de production. À travers les bills of work, se lit le passage d’une perception du travail comme tâche reposant sur la fabrication d’un produit (« to make ») – la facturation incluant la fabrication, mais aussi l’ensemble des actes qui la rend possible – au travail réduit à son processus (« to do »), selon la distinction de M. SonenscherFootnote 103. D’un côté, le travail comme entreprise, « work », incorporé dans le produit, déterminé par une finalité, et de l’autre, le « labour », travail abstrait et quantifiable.
Dans cette même intention d’identifier les traces laissées par le faire artisanal et son abstraction liée à la représentation du produit fini, l’analyse des objets de collection pourrait offrir des perspectives prometteuses qui iraient bien au-delà de celles que le material turn a inaugurées ces dernières années, centrées avant tout sur les usagesFootnote 104. Elle supposerait des mises en scène muséales différentes de celles qui ont cours communément, mieux à même de présenter les objets sous toutes leurs faces, de l’extérieur comme de l’intérieur, afin de rendre visibles les empreintes de la fabrique, ou bien encore et surtout afin que les historiennes et les historiens puissent eux-mêmes effectuer leurs manipulations pour les examiner directement, accordant une attention particulière aux bordures, aux marges des matériaux et aux zones de leur confrontation. La réalisation et l’observation de clichés photographiques peuvent, en partie seulement, surseoir aux explorations manuelles et visuelles directes, comme en témoignent celles de plusieurs perruques du xviiie siècle.
Tout prouve que la confection de cet accessoire s’est transformée depuis les années 1670 et qu’au milieu du xviiie siècle la production est devenue rapide, écartant souvent les longues mesures préalables de la tête du client, afin de promouvoir un « prêt à porter » d’articles qui sont ainsi rendus peu onéreux. Dans les années 1750-1760, le perruquier-marchand de cheveux Delesty effectue la vente de perruques, mais aussi de plusieurs types de tresses de cheveux, destinées à couvrir la coiffe de la perruque : des « plaques » qui garnissent de cheveux lisses le derrière de la tête, des « paires de tournants » fixées sur les côtés depuis la joue jusqu’aux oreilles, des « paires de bordure », des « paires de bords de front », des toupets, nattes, chignons, boucles, etc. Autant d’expressions distinctes qui révèlent que ces pièces ont été confectionnées de manière spécifique, en fonction de la place qu’elles sont censées occuper dans la perruque terminée, avec des cheveux plus ou moins longs, tandis qu’antérieurement le matériau lui-même et son apprêt (lisse, bouclé, crêpé, etc.) sont susceptibles d’avoir été adaptés relativement à cette place. Bientôt, Delesty renonce à consigner ces transactions en ayant recours à la mesure de l’once pour privilégier celle de l’aune, un changement qui atteste une production non seulement rapide, mais aussi massive, à la chaîne pour ainsi dire, des différents produits semi-finis, qui n’attendent plus qu’à être cousus aux différents emplacements de la perruqueFootnote 105. Sur les photographies ci-après (fig. 1 et 2), cette fabrique industrielle est visible, comme inscrite dans les objets eux-mêmes, qui deviennent, à travers l’observation historienne, des archives du geste artisanal. Des modalités de confection conformes à ce que suggèrent les notations du perruquier apparaissent.
Ainsi, l’intérieur de la coiffe est confectionné de plusieurs pièces textiles qui ont été assemblées : l’une au centre, de forme ronde, est encerclée sur les côtés et le devant de la tête par d’autres morceaux plus petits. Les coutures de l’assemblage des tissus entre eux sont visibles, situés sur les bords, tandis que d’autres points plus ou moins régulièrement espacés et alignés correspondent aux emplacements où les tresses ont été cousues. De nature différente, ces coutures n’ont pas été effectuées au même moment. Alors que les secondes correspondent à l’étape de la fabrication des semi-produits, au cours de laquelle des tresses de cheveux adaptées sont fixées sur la plaque, le devant, les bords de front, etc., les premières relèvent de l’assemblage final des différentes pièces et autorisent à employer la formule de « perruque en kit ».
Les artisans de l’époque moderne, comme sans doute ceux des périodes les plus anciennes, n’ont donc pas attendu les technologues pour penser leurs métiers en termes opératoires, en superposition aux corps. Si un pan de l’historiographie, auquel appartient le livre de P. Bertucci, met en valeur un milieu d’artisans capables de décrire et théoriser leurs pratiques et de participer à des entreprises savantes, il apparaît de plus en plus que les capacités d’abstraction des gestes, des procédés, des équipements en milieu artisanal existent et naissent des pratiques d’atelier, sans chercher aucunement une production scientifique, ni même parfois à construire un langage verbal nuancé. Dans le dernier tiers du xviie siècle, par exemple, alors même que le terme de « passe » semble a priori employé indistinctement pour désigner différentes opérations du travail des peaux dans la fabrique des gants – passer à l’huile revient en partie à tanner ; passer en blanc, aux opérations de la mégie ; passer en couleur, à celles de la peinture ou de la teinture –, la contextualité scripturaire et productive identifiée dans les archives signale des intentions opératoires parfaitement distinguées, malgré un terme qui semble univoque. Derrière le prétendu mutisme des artisans, l’absence de représentation abstraite des gestes de la technique et des intentions fabricatrices n’est qu’apparence.
Ces dernières années, les approches méthodologiques du re-enactment, c’est-à-dire la reconstitution de recettes ou de machines, ont aussi permis de saisir les savoirs tacites incorporés dans les pratiques, d’appréhender la variété des matériaux et des processus, leurs ajustements infimes, les difficultés concrètes du faire artisanalFootnote 106. De telles démarches sont fécondes, mais, centrées sur l’acte de fabrique, elles ne permettent que partiellement d’en saisir les ressorts, les modalités, sinon les origines abstraites. Au contraire, les actes de la pratique des artisans, comptabilités et inventaires après décès en premier lieu, donnent à voir non seulement l’ensemble de la chaîne opératoire, dans ses dimensions matérielles, techniques, humaines, cognitives et scripturaires, mais encore la structuration des espaces de production qui lui correspond. Une véritable archéologie des sites et de l’organisation du travail peut ainsi être entreprise, dont les conclusions ressortent bien différentes de ce que les planches de l’Encyclopédie montrent. Par exemple, l’analyse des inventaires après décès des gantiers-parfumeurs parisiens du xviiie siècle a permis de constater que nombre de ces artisans, quel que soit l’espace dont ils disposent dans leur habitat, ont conçu et aménagé un laboratoire, dans une chambre ou un coin de la cour, tel un lieu spécifique de leur atelier, dédié aux opérations de la confection des pommades qui nécessitent la présence d’un feu, voire d’un fourneauFootnote 107. Chez les gantiers de Vendôme, dans la seconde moitié du xviie siècle, ce sont les séquences du rafraîchissement des peaux après les opérations de la mégie, celles de leur assouplissement et/ou de leur teinture qui commandent à l’organisation des espaces du travail, suivant des caractéristiques propres à chaque unité de production : aux premières correspondent des pièces de linge innombrables dans lesquelles les peaux humides sont enfermées ; aux deuxièmes sont associés des paissons, des tables et des tabourets qui laissent deviner le travail de force de plusieurs ouvriers ; aux dernières, enfin, correspondent des chaudrons et autres vaisseaux, quand il ne s’agit pas « d’une chambre servant à faire des couleursFootnote 108 ».
L’atelier artisanal, lieu de savoir, d’invention et d’abstraction
Appréhendé sous ce jour nouveau, l’atelier artisanal apparaît comme un lieu de savoir. L’invention technique s’inscrit dans des pratiques banales du travail qui reposent d’abord sur la connaissance rapprochée, intime, des matières. Elle permet un jeu incessant de combinaisons, d’adaptions, de transpositions, de substitutions fondées sur l’exploration de leurs diverses propriétés et fonctionnalités, activant sans cesse les ressorts de la pensée de synthèse, de l’ingenium, jusque dans la coexistence assumée de systèmes techniques qui semblent ressortir à des époques différentes. Dans de multiples cas, il est patent que la connaissance empirique des caractéristiques de la matière première, affinée, approfondie par le renouvellement de l’expérience et, aussi, par la répétitivité des opérations, ouvre sur un savoir d’action adapté. L’expression « petite couleur de terre » rencontrée dans l’inventaire après décès de Suzanne Girard, en 1710, et affectée à la désignation du coloris de certains gants, prouve que son époux maîtrise la terminologie de la nomenclature tinctoriale de Colbert, qu’il sait les imperfections de ces procédés de « peinture » des peaux, mais qu’il les fait sciemment cohabiter avec ceux, plus coûteux, de la teintureFootnote 109. Plus encore, la connaissance de la matière première acquise dans la confection d’un produit dispose les artisans ou d’autres travailleurs manuels qui œuvrent pour eux à penser ses diverses propriétés de manière extensive dans la composition d’un autre produit ou même d’un autre dispositif de fabrication. Travaillant pour des éventaillistes, des ouvrières, par exemple, ont promu le développement de l’utilisation de moules de carton afin d’effectuer plus rapidement le plissage des feuilles, comme le suggère la première page du Recueil de planches de l’Encyclopédie sans plus de précisionFootnote 110. Dès les années 1760, la méthode sert le déploiement industriel de la fabrique des éventails, mais l’exploitation de ce matériau ouvre aussi sur de nouvelles modalités de la composition de l’accessoire lui-mêmeFootnote 111.
La capacité inventive des artisans se nourrit également de l’allongement et de la complexification des chaînes de fabricationFootnote 112, distendues par l’essor massif de la sous-traitance. Les interrelations entre les ateliers sont incessantes, les flux en tous sens permanents, partie prenante de la construction extensive des espaces de production. Avec ce constat volent en éclats l’image de structures artisanales considérées comme des unités de production isolées et autosuffisantes et, avec elle, le mythe du fabricantFootnote 113. Dans bien des métiers – horlogerie, ameublement, carrosserie, perruquerie, ganterie, fabrique des éventails, etc. –, le travail d’assemblage, renforcé par l’ampleur croissante des activités de réparation liées à la société consumériste, suscite une production croissante de pièces, de semi-produits, d’attaches, un raffinement des savoir-faire de précision et une rationalisation des gestes en modulesFootnote 114. La gestion prévisionnelle, le calibrage des pièces, la conformité des matériaux, la sous-traitance de spécialités, en général associés à l’industrie, y trouvent une origineFootnote 115.
La fabrique des éventails au xviiie siècle fournit sur ce sujet un exemple paradigmatique, d’autant plus que l’accessoire lui-même est, en soi, assemblage d’une feuille et d’un bois qui peuvent donner lieu, l’un et l’autre, à de multiples réparations. Dans les années 1760-1770, l’entreprise de Blaise Boquet installée rue du Bourg-l’Abbé, c’est-à-dire en plein cœur battant de la tabletterie et de la fabrique des éventails parisiennes, contredit toute représentation d’une structure fermée, marquée par la routine du travail. Lié directement avec plusieurs tabletiers de la fabrique des bois de Méru, puisqu’il organise l’approvisionnement de la capitale, il est ainsi propriétaire, lors de sa faillite, de plus de 1 500 montures – dont 55 d’écaille et de nacre, 321 d’ivoire et 65 douzaines d’os et de bois, sans compter 1 636 éventails peu onéreux. 4 000 feuilles de qualités très diverses composent aussi son stock, parmi lesquelles certaines feuilles dites fines ont été exécutées à la main, sur commande et sans doute « en chambre » par différents professionnels de la peinture dont plusieurs femmesFootnote 116. Fort de ce stock considérable de semi-produits – autrement dit de pièces détachées –, il est en mesure de faire effectuer des montages originaux ou bien en série, de suivre, voire d’anticiper les inflexions du marché. Plusieurs commissionnaires se chargent ainsi d’acheminer vers sa boutique les semi-produits, tandis que des ouvriers ou bien même souvent d’autres éventaillistes réalisent pour lui les assemblages, l’ubiquité des positionnements dans la chaîne de production étant monnaie courante dans le milieu artisanal.
Un autre exemple est fourni par le marché des instruments d’optique en Angleterre au début du xviiie siècle, portés autant par la science newtonienne que par l’essor de produits composites de toutes sortes, des accessoires de parure aux montres et même aux carrosses. Dans les années 1710, à Londres, l’artisan-entrepreneur George Willdey travaille avec une vingtaine de fournisseurs en gros de pièces et d’attaches. Il prépare, assemble et vend des articles en grandes quantités, par exemple trois milliers de loupes, lorgnettes et télescopes et un millier de prismes, chambres obscures, miroirs ardents sur une quinzaine d’annéesFootnote 117. Le profil de Willdey suggère l’existence d’un marché ordinaire et massif d’instruments d’optique, tourné vers l’exportation (entre autres vers Lisbonne, Madrid et Livourne). Ce sont de petits télescopes, sur une gamme resserrée de modèles, formatés, assortis d’un important trafic de pièces détachées (des tubes pour moitié en os, dits common) – des semi-produits qui seront retaillés, couverts, colorés, assemblés. L’effort de composition se perçoit à tous les niveaux. Willdey lui-même répare, change les lentilles, vernit et fait vernir les tubes. Dans cette économie de l’assemblage se dessinent des transversalités entre les marchés de l’optique et le secteur de l’assemblage. Les techniques de composition se chevauchent. Ainsi, le fabricant d’étui (case-maker) Doncaster livre aussi bien à Willdey des étuis pour ciseaux, couverts, lunettes que pour instruments ; un quincaillier, George Huchison revend des attaches et des pièces en tout genre achetées auprès de Willdey : écrous, ferrures, tuyaux, fixations (sockets), feuilles d’ivoire, têtes de dragon.
Si l’assemblage constitue un principe fondamental qui redéfinit les activités et les identités de métiers à mesure que se développent la sous-traitance et les marchés de production, il se conjugue à d’autres registres d’action, tels que le surfaçage et le modelage. L’étamage à Londres inclut toutes sortes de traitements de surface, notamment le laquage (japanning) qui s’applique à des gammes extensives de produits, indépendamment des matériaux ou des usages. Les étameurs jouent des applications croisées à de multiples supports des vernis et de la diversification croissante des traitements de surfaces. Vente de produits finis, étamés, laqués, revêtements de surface réalisés par l’entreprise et se prolongeant dans le nettoyage : les étameurs tissent un réseau uni par les traitements de surfaces. Ces liaisons s’inscrivent dans les lieux de travail. La police d’assurance de Robert Howard, tinplate worker et japanner, partenaire du fabricant de lampes français Ami Argand auquel il vend de la tôle étamée, comporte la mention précise de ses vastes installations à Old Street, en 1781 : counting house, workshops, warehouses et japanning stove & room (comptoir, atelier, entrepôts et « fourneau & pièce », soit un fourneau de laquage et une pièce réservée)Footnote 118. La pièce d’étuve et le fourneau participent de techniques en pleine évolution, destinées à accélérer le séchage des couches de vernis et à les durcir, particulièrement pour les produits métalliques à placer près du fourneau à haute température, voire à l’intérieur du fourFootnote 119. Si des traités évoquent ces installations, ce sont les actes de la pratique, telles les polices d’assurance londoniennes, qui donnent accès aux recompositions des espaces, des productions et des identités de métier. La précédente police de Howard, en 1777, n’indiquait pas de site distinct pour le laquage, et Howard se déclarait seulement étameurFootnote 120. L’entrepreneur a donc étendu la gamme de ses activités via les traitements de surfaces. La police d’assurance suggère clairement l’association du laquage et de l’étamage et, sur ce site, c’est le laquage qui désigne le seul atelier spécialisé dans une opération de surfaçage que le fabricant revendique alors comme identifiant professionnel et commercial.
Ainsi, les transversalités et les brassages de compétences entre métiers ou entre professionnels d’un même métier recomposent l’économie artisanale et favorisent une compréhension des gestes les plus banals en termes d’opérations, au fondement des langages d’action, comme l’attestent les comptabilités d’atelierFootnote 121. La partition des tâches en registres opératoires – l’assemblage, le surfaçage et le modelage –, la rationalisation des gestes en modules, la spécialisation, qui ouvrent toutes sur des reclassements de compétences, existent donc dans les ateliers, alors même que Robert Dossie, membre fondateur de la Society of Arts de Londres, fils d’apothicaire, publie un traité pratique, The Handmaid to the Arts (1758), dont le plan tripartite épouse les trois types d’opérationFootnote 122.
En définitive, ce que les technologues identifient et formalisent comme des concepts neufs appartient aux pratiques communes, parfaitement maîtrisées par les artisansFootnote 123. Un panorama anthropotechnique se dessine, car les artisans conjuguent sans cesse la mémoire de savoirs hérités d’un temps long avec ceux que porte le milieu ouvert dans lequel ils exercent. Deux logiques entrent en jeu : d’une part la contiguïté (les métiers liés par des logiques de proximité et de complémentarité), d’autre part l’analogie (les métiers liés par des opérations communes). L’analyse minutieuse, au ras des pratiques, du travail de plusieurs catégories d’artisans de la parure en offre un témoignage particulièrement éclairant, dans la mesure où la prise en charge du corps, c’est-à-dire celle du « premier instrument techniqueFootnote 124 », porte en soi la nécessité de décloisonner les savoirs, de promouvoir un secteur d’activités structuré afin de le rendre performatifFootnote 125.
Les relations de contiguïté entre des métiers proches jouent ici un rôle clef. Ainsi, dès le xviie siècle, bien en amont des années 1730-1750 marquées, à l’Académie des sciences, par une grande effervescence autour de l’art de la teinture, les intentions et les procès de la mise en couleur des textiles et des peaux définissent, en milieu artisanal, une trading zone dans laquelle de très nombreuses catégories d’artisans doreurs, enlumineurs, peintres en éventails, teinturiers, peaussiers, gantiers interagissent et transposent les procédés, si toutefois les structures corporatives, quand elles existent, tentent de les en empêcherFootnote 126. À Vendôme, ville de spécialité gantière depuis le xve siècle, il est même fort probable que les gantiers ont eux-mêmes exercé des activités de teinturiers, confectionnant des cuves de couleurs dont l’ensemble de la communauté urbaine a pu bénéficierFootnote 127.
Les emprunts et les adaptations se doublent de transversalités analogiques entre des métiers éloignés dont certains procédés, grâce à la représentation de l’extensivité des techniques et de l’adaptabilité des opérations chimiques, sont transposés d’une fabrication à une autre dans le but d’inventer de nouveaux dispositifs. Les exploitations successives de l’amidon de blé (ou même de la farine) dans le secteur de la coiffure témoignent à l’envi de cette capacité artisanale au pragmatisme et à l’invention. En l’occurrence, elle tisse entre meuniers et boulangers d’une part, et parfumeurs et perruquiers d’autre part, des relations intenses et pérennes. Alors que la connaissance empirique des propriétés de la matière première inaugure déjà une pluralité d’usages contigus – du dégraissage des cheveux jusqu’au poudrage de la coiffure –, des intentions fabricatrices et des fonctionnalités efficaces se dessinent aussi dans plusieurs directions, reflets de liens sociaux bien établis entre ces catégories d’artisans. Désireux de réhydrater, d’assouplir et de nourrir les cheveux avant de les exploiter, les perruquiers ont pris l’habitude de confectionner des pâtés de cheveux, qui enferment la matière première dans un mélange de farine et d’eau, avant de les donner à cuire à des boulangers, de sorte que l’opération chimique réalisée au moment de la cuisson restaure les qualités de la matière première. Ces partenariats socio-techniques ouvrent encore sur des innovations, mécaniciennes celles-là, que les actes de la pratique seuls permettent de dater et d’informer avant la publication de l’« Art du parfumeur » de l’Encyclopédie méthodique en 1789Footnote 128. Dès les années 1720, la poudre à poudrer devient indispensable à l’apprêt des perruques masculines, mais contrairement aux dires de Philippe Macquer en 1766, elle n’est plus produite en écrasant de l’amidon dans des mortiers, puis en le passant au travers de tamis de soieFootnote 129. Bien plus tôt, à la faveur de leur fréquentation régulière des meuniers, des amidonniers, voire des boulangers auprès desquels ils s’approvisionnent en amidon ou en farine, les parfumeurs se sont ingéniés à adapter le bluteau de ces derniers à leurs propres fins productives. Dans un premier temps, le moulin et le bluteau ont équipé leurs boutiques, le premier pour écraser l’amidon, le second pour le tamiser mécaniquement, rapidement et harmonieusement, afin de produire massivement de la poudre. Au début des années 1770, pourtant, la pensée de synthèse qui préside aux techniques artisanales, en dépit des allégations savantes, est bien à l’œuvre dans les ateliers mêmes, puisque les deux opérations du griffage des pierres d’amidon et du tamisage sont désormais effectuées par une seule et même machine, conçue par les praticiens et désignée par le vocable « tamis » près de vingt ans plus tard dans l’Encyclopédie méthodique 96.
Les analyses récentes de l’histoire des artisans à l’époque moderne invitent à la prudence face aux discours forgés par les élites savantes et lettrées dans un rapport ambivalent de déni, de captation et de contrôle de leurs savoirs. À l’inverse de la notion de « Lumières artisanales », perpétuant le prisme savant d’appréciation des savoirs artisanaux, il convient d’émanciper l’histoire des techniques de ce cadre de référence. L’anthropologie des techniques et la notion de « milieu technique » portent des propositions fortesFootnote 130. Ce concept permet, en effet, d’identifier dans les ateliers la structuration socio-technique horizontale et les déplacements qui s’y opèrent sans cesse, alors que la mise en œuvre affermie de règles, de normes, d’institutions qui classent, qui ordonnent en fonction de représentations verticales et hiérarchiques, qui dématérialisent et intellectualisent le rapport à la création – les corporations, les institutions académiques – a participé du dénigrement croissant des pratiques et des techniques artisanales, parce qu’elles débordent, par nature, toute volonté de circonscription. En ce sens, les techniques artisanales ignorées par plusieurs générations de technologues, pérennes mais non guidées par « la science » et les procès de rationalisation qui caractérisent la modernité, révèlent tout à la fois leur irréductibilité et leur véritable singularité. De nature industrielle avant l’industrie, elles représentent en même temps un lieu ultime, un refuge de cette pensée du monde qui a échappé ou résisté au « désenchantement » wébérienFootnote 131. Ainsi l’histoire des savoirs des artisans revêt-elle une valeur programmatique pour l’histoire des techniques : parce qu’elle place les rationalités de la pratique au cœur de son étude, elle implique de se défaire de toute « application » de modèles savants et normatifs, et de reprendre le fil souvent oublié mais fondamental de « la technologie, science humaineFootnote 132 ».