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L’histoire amérindienne, ou la fin de l’anthropologie ? (note critique)

Published online by Cambridge University Press:  30 December 2024

Gilles Havard*
Affiliation:
CNRS gilles.havard@ehess.fr
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Abstract

L’évaluation de deux ouvrages récents sur l’histoire des Indiens d’Amérique du Nord, Indigenous Continent: The Epic Contest for North America de Pekka Hämäläinen (2022) et The Rediscovery of America: Native Peoples and the Unmaking of U.S. History de Ned Blackhawk (2023), qui se veulent rénovateurs, offre l’occasion d’un état des lieux. Les deux auteurs soulèvent deux des grandes questions qui animent le champ, celle de la capacité d’agir des Amérindiens, reconnue et acceptée de façon consensuelle par les historiens, et celle de leur raison d’agir, pour laquelle des visions contrastées se font jour. Dans cette note critique, nous nous demandons dans quelle mesure l’importance accordée par N. Blackhawk et P. Hämäläinen à la capacité d’agir des Autochtones n’a pas précisément pour effet d’enfouir la réflexion sur leur raison d’agir. Si P. Hämäläinen, à la différence de N. Blackhawk, insiste sur l’écueil de la téléologie et s’efforce de valoriser la variété des modes d’intrusion coloniale, les deux historiens se retrouvent dans leur renoncement à une forme d’anthropologie qui, par le passé, a été soucieuse de restituer l’intégrité culturelle des Autochtones. Le lexique analytique choisi, à l’exemple du terme « empire », conduit parfois à un effacement de la différence culturelle et à une torsion de l’histoire. Cette note plaide ainsi pour une complémentarité retrouvée entre histoire et anthropologie.

Focusing on two books that seek to renew the study of Native North American history, Indigenous Continent: The Epic Contest for North America by Pekka Hämäläinen (2022), and The Rediscovery of America: Native Peoples and the Unmaking of U.S. History by Ned Blackhawk (2023), this review article offers an opportunity to survey the current state of the field. Both authors raise two of the major questions that animate the scholarship: that of Native Americans’ agency, widely acknowledged and accepted by the historical community, and that of their logics of action, for which contrasting visions divide historians. Here, I consider the extent to which Blackhawk’s and Hämäläinen’s emphasis on Native agency may in fact have the effect of obscuring reflection on those logics. Although Hämäläinen, unlike Blackhawk, insists on the risks of teleology and strives to highlight the variety of modes of colonial intrusion, the two historians are united in their renouncement of a form of anthropology which once sought to render the cultural integrity of Native Americans. The analytical lexicon they propose, for example, the term “empire,” sometimes leads to an erasure of cultural difference and a distortion of history. This article therefore argues for a renewed complementarity between history and anthropology.

Type
La fin de l’anthropologie ?
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Aux États-Unis et au Canada, le champ de l’histoire amérindienne a des racines anciennes que l’on peut faire remonter à l’œuvre de Francis Parkman (1823-1893). C’est toutefois dans les années 1950 qu’il commence à se structurer, pour s’institutionnaliser au cours des années 1970. Depuis une vingtaine d’années, son renouvellement s’accompagne d’un désir de table rase qui pourrait être le symptôme d’une crise de croissance. Indigenous Continent: The Epic Contest for North America de Pekka Hämäläinen, et The Rediscovery of America: Native Peoples and the Unmaking of U.S. History de Ned Blackhawk, parus respectivement en 2022 et 2023, reflètent cette posture qui se veut rénovatrice. Compte tenu de leurs apports comme de leurs angles morts, ces deux synthèses sur l’histoire des IndiensFootnote 1 d’Amérique du Nord, représentatives de certaines des tendances travaillant actuellement le champ, offrent ainsi l’occasion d’un état des lieux.

Connu pour son livre The Comanche Empire (2008), primé à de multiples reprises et traduit en françaisFootnote 2, P. Hämäläinen est un historien finlandais qui a d’abord fait carrière aux États-Unis et enseigne aujourd’hui à Oxford. Récompensé lui aussi pour son premier ouvrage, Violence over the Land: Indians and Empires in the Early American West (2006)Footnote 3, N. Blackhawk est un historien américain de Yale qui s’identifie comme membre de la tribu indienne des Shoshone de l’Ouest, ou Te-Moak. Bien que ce dernier ait fortement critiqué l’ouvrage de P. Hämäläinen dans une recension récente où, pour mieux faire valoir sa propre démarche, il dénonce la reproduction d’idées reçuesFootnote 4, ces deux livres, en plus de leur parti pris narratif et d’une volonté manifeste de toucher un large public, partagent deux convictions. La première établit que l’histoire des États-Unis (le Canada se trouve assez largement délaissé ici) ne peut être comprise sans la prise en compte du rôle central qu’y jouent les Amérindiens ; la seconde, moins explicite et plus discutable, concerne la vétusté alléguée de l’anthropologie. À leur façon, les deux auteurs soulèvent ainsi deux des grandes questions qui animent le champ, celle de la capacité d’agir des Indiens, reconnue et acceptée de façon consensuelle par la communauté historienne, et celle de leur raison d’agir, pour laquelle des visions contrastées subsistent parmi elle. Tel est le nœud de cette note critique, où nous nous demandons dans quelle mesure l’importance accordée dans les ouvrages de N. Blackhawk et de P. Hämäläinen à la capacité d’agir des Autochtones n’a pas précisément pour effet d’enfouir la réflexion sur leur raison d’agir.

Destin manifeste versus super-agency

On doit à P. Hämäläinen d’avoir fortement contribué, depuis une vingtaine d’années, à l’essor de l’« histoire continentale ». Ce courant, qui dérive de la New Indian History des années 1970 attachée à l’historicisation des Amérindiens, vise à décentrer l’histoire de l’Amérique du Nord en l’étudiant depuis des zones situées à l’intérieur du continent. Ces espaces, dès lors, ne se voient plus assimilés comme par le passé à des périphéries promises à une conquête inéluctable. Une telle perspective, au reste, fait écho à l’idée lévi-straussienne d’une période « conradienne » de l’histoire américaine, dont « l’épaisseur varie de quelques dizaines d’années à quelques siècles, durant laquelle les cultures indigènes et celle des envahisseurs ou colonisateurs ont cohabité, nouant des relations tantôt amicales, tantôt hostiles, et où le sort des premières n’était pas définitivement scellé »Footnote 5. Dans The Comanche Empire, avec un talent narratif indéniable, P. Hämäläinen soulignait la nécessité de briser le modèle linéaire de l’histoire de la Frontière pour montrer que l’Amérique est demeurée pendant très longtemps un monde indigène. Dans son nouveau livre, dont le récit, organisé en 28 chapitres incisifs, s’étire du peuplement du sous-continent, il y a près de 20 000 ans, à la fin des guerres indiennes, en 1890, le même argument est martelé : parler trop rapidement d’Amérique coloniale, c’est céder à la téléologie. L’enjeu est de proposer « un nouveau récit de l’histoire américaine en remettant en question l’idée que l’expansion coloniale était inévitable et que le colonialisme a façonné le continent, ainsi que les vies de ses habitantsFootnote 6 ». La proposition, aussi stimulante soit-elle, n’est certes pas nouvelle, mais la vocation du livre semble être de synthétiser plusieurs siècles d’histoire pour le grand public.

Avec The Rediscovery of America, divisé en 12 gros chapitres, N. Blackhawk se montre plus ambitieux encore, comme l’annonce son titre. L’auteur précise qu’il entend forger « une nouvelle théorie de l’histoire américaineFootnote 7 », et ce en s’appuyant sur deux idées principales : d’abord, celle que l’implantation européenne équivaut à une spoliation permanente des Indiens ; ensuite, celle que la « race » constitue le seul véritable moteur de l’histoire. Le livre prône une révolution historiographique, avec « de nouveaux concepts, de nouvelles approches et de nouveaux engagements ». Selon l’auteur, « [i]l est temps d’abandonner les outils interprétatifs du siècle dernier et d’en adopter de nouveaux »Footnote 8. Notre foi naïve envers le potentiel cumulatif de la recherche – celle sur les Amérindiens se développe depuis plus d’un siècle et demi – s’en trouve ébranlée. Non seulement l’heure serait au tournant épistémologique, mais les Amérindiens en seraient l’avant-garde : « Il s’agit à la fois d’un défi et d’une opportunité, qui affectent tout particulièrement les membres des tribus qui continuent à porter le fardeau de devoir expliquer les expériences, l’histoire et les politiques autochtones aux non-autochtonesFootnote 9 ». Loin du « regard éloigné » naguère théorisé par Claude Lévi-Strauss, un tel postulat fragilise surtout l’un des principes fondateurs des sciences sociales, qui veut que tout chercheur, par-delà son origine, puisse travailler sur n’importe quel sujet, pourvu qu’il le fasse avec méthode. Empêtrée « dans le cadre de la découverte et de la ‘supériorité’ des EuropéensFootnote 10 », l’historiographie du xxe siècle, poursuit N. Blackhawk, doit faire place à un récit inclusif, centré sur le thème de la rencontre. « La rencontre – plutôt que la découverte – doit structurer l’histoire des origines de l’AmériqueFootnote 11. » Jusqu’alors, note l’auteur, ce qui ajoute à notre perplexité, « les historiens » se seraient tus sur la dépossession des IndiensFootnote 12 ; ils n’auraient pas établi de lien entre cette dépossession et l’essor de l’esclavage afro-américainFootnote 13 ; le prophète Neolin et le chef outaouais Pontiac auraient été laissés « en dehors de l’histoire »Footnote 14 ; et les ravages du choc microbien n’auraient guère été pris en compteFootnote 15. Plusieurs travaux publiés depuis les années 1970 viennent pourtant démentir ces assertionsFootnote 16.

Bien sûr, N. Blackhawk dénonce à juste titre le désintérêt persistant de certains de ses collègues pour les Amérindiens. Il a beau jeu de décrier le dernier ouvrage de Jill Lepore, These Truths: A History of the United States Footnote 17, qui, en se focalisant sur les thématiques de l’esclavage et de la liberté, laisse complètement dans l’ombre l’histoire tragique des Autochtones. Reste qu’on ne se trouve plus dans la situation de la fin des années 1960, lorsque l’intellectuel sioux Vine Deloria Jr., grande voix du Red Power, pouvait déplorer « la théorie du ‘passage éclair’ à l’histoire » (« the ‘cameo’ theory of history »), c’est-à-dire le fait de réduire les Indiens, comme dans la plupart des westerns, à des rôles inconsistants au sein du grand récit expansionniste de la nation états-unienneFootnote 18. Depuis un demi-siècle, des dizaines d’auteurs se sont emparés du thème de la « rencontre », tout en s’efforçant de mettre en lumière les perspectives autochtones. Loin, ainsi, le temps où prospérait un récit colonial triomphaliste dans lequel les Européens « découvrent » et mettent en valeur un continent « vierge » abritant des sociétés primitives. Une telle narration, ethnocentrique et évolutionniste, s’est vue abandonnée au profit de l’étude de l’histoire des tribus, des interactions entre les cultures et de la catastrophe qu’a constituée pour les Amérindiens la colonisation européenne. Dans un petit essai d’histoire contrefactuelle, « Colonial America without the Indians », James Axtell soulignait par exemple, en 1987, la place en tous points déterminante des Autochtones dans l’histoire américaineFootnote 19. Dès lors, faut-il continuer à voir dans la New Indian History une simple niche, un « ghetto » académique qui aurait toujours fonctionné en vase clos, sans la moindre prise sur le récit standard de l’histoire américaineFootnote 20 ? Dans un article de 2005, « Look How Far We’ve Come: How American Indian History Changed the Study of American History in the 1990sFootnote 21 », N. Blackhawk se montrait pourtant plus optimiste sur l’état du champ. S’agit-il désormais de dramatiser l’enjeu d’un tournant qu’il souhaite incarner à lui seul ?

Comme dans son premier ouvrage, Violence over the Land – à cet égard, il garde sa ligne directrice –, N. Blackhawk prend pour objet la violence coloniale. Il l’étudie en s’appuyant sur une notion en vogue depuis quelques années, à savoir le « settler colonialism [colonialisme de peuplement] »Footnote 22. Selon ce modèle, qui a l’inconvénient d’écraser l’épaisseur et la complexité de l’histoireFootnote 23, la logique coloniale, en Amérique du Nord comme ailleurs, n’est pas celle de l’exploitation du travail et des ressources des peuples indigènes, mais celle de leur élimination, par le génocide ou l’épuration ethnique. L’historien de Yale se distingue néanmoins de ce courant sur un point, évitant ainsi de céder au registre de la victimologie ou, pire, au trope du Vanishing Indian Footnote 24 : les études se réclamant du settler colonialism minimisent, selon lui, « l’étendue du pouvoir et de la capacité d’agir des AutochtonesFootnote 25 ».

Il s’avère que l’un des défis de l’histoire amérindienne consiste à trouver un point d’équilibre entre deux approches antinomiques, que nous durcissons à dessein. L’une, téléologique, postule que la colonisation est d’emblée criminelle, et que l’arrivée de Christophe Colomb dans les Antilles marque le point de départ de cinq siècles de génocide. Une telle perspective a pour effet d’aplatir l’histoire et de confondre en un seul modèle une myriade de régimes – comme d’espaces – d’interaction. L’autre approche juge que les nations amérindiennes sont longtemps parvenues à rester maîtresses du jeu et à échapper au processus de dépossession, jusqu’à dominer elles-mêmes et marginaliser les colonies européennes. Les ouvrages de N. Blackhawk et de P. Hämäläinen incarnent parfaitement cette opposition. Le premier, peu attentif à la variété des modes d’intrusion, a tendance à voir dès les prémices de la colonisation un processus inexorable et destructeur, quand le second insiste sur l’hégémonie des formations politiques amérindiennes, au risque de minorer la capacité des puissances européennes à établir à leurs dépens des dispositifs de pouvoir et de mise en dépendance. C’est l’une des problématiques inhérentes au champ : comment penser en même temps, d’une part, le maintien sur le long terme de l’autonomie des nations autochtones, d’autre part, les forces historiques, telles que le flot ininterrompu du peuplement colonial au xixe siècle, qui conduisent à leur affaiblissement, quand ce n’est pas à leur disparition pure et simple ?

The Rediscovery of America se situe dans le sillage du best-seller Bury My Heart at Wounded Knee (Enterre mon cœur à Wounded Knee) de l’historien amateur américain Dee BrownFootnote 26. En dépit d’un ton un peu pathétique, ce livre remarquable met en relief la brutalité de la conquête coloniale dont furent victimes les Amérindiens. Le risque d’insister uniquement sur cet aspect, cependant, est de perdre en complexité : qu’en est-il, ainsi, de la permanence des conflits inter-indiens ou du caractère structurant de la guerre dans ces sociétés ? Sous la plume de N. Blackhawk, Samuel de Champlain prend les traits d’un conquistador : « Champlain a recours à la violence non seulement pour soumettre les peuples autochtones, mais aussi pour asseoir son autoritéFootnote 27. » En réalité, il le souligne assez peu, le fondateur de Québec fit surtout la guerre aux Iroquois pour répondre à la demande pressante de ses alliés montagnais et algonquins. Il fut donc moins, en l’occurrence, l’instigateur de la violence que le jouet des rivalités autochtones. Toujours selon N. Blackhawk, la bataille de 1609 contre les Iroquois est assimilée à un tournant dans l’art de la guerre à l’échelle continentale : l’action de l’explorateur saintongeais aurait métamorphosé l’Amérique en « Chaudron de violence ». « Les premières étincelles de Champlain déclenchèrent des brasiers de transformation », ajoute l’auteur amérindien, qui précise encore que « [l]a violence était aussi nécessaire à l’expansion des Français que la pluie l’était à leurs vignobles »Footnote 28, sans que soit expliquée la nature singulière de cette violence. Or, l’expansion française s’est appuyée sur des alliances diplomatiques et commerciales étendues, ce qui n’excluait évidemment pas les guerres et le recours à des expéditions militaires pour affaiblir ou même tenter de détruire certaines nations indiennes. Si la thèse du settler colonialism ne s’applique pas à la Nouvelle-France, c’est parce que cet espace fut le théâtre d’une forte interdépendance entre colons et AmérindiensFootnote 29. De la même façon, l’expression « déplacement des Algonquiens à l’échelle du continentFootnote 30 », qui veut traduire l’asservissement des Amérindiens dans le Nord-Est, nous paraît excessiveFootnote 31.

Qu’en est-il toutefois du pari consistant à « défaire » l’histoire américaine (« Unmaking of U.S. History ») ? Il n’est qu’en partie tenu, car la critique de la perspective coloniale des récits traditionnels s’accompagne paradoxalement de la reproduction du canevas de la découverte et de la conquête. Ainsi des expéditions espagnoles du xvie siècle dans le sud des États-Unis actuels, qui ne sont pas étudiées du point de vue autochtone, mais depuis l’histoire des conquistadors. Il faut attendre le chapitre 4 pour que soit considérée en premier lieu la perspective amérindienne, en l’occurrence celle des Mandan. Le chapitre 6, consacré à la période révolutionnaire états-unienne, débute quant à lui par une évocation de George Washington, lequel occupe une place plus importante dans l’ouvrage que n’importe quel personnage autochtone. L’auteur se désintéresse des modes de vie traditionnels des Amérindiens – activités de subsistance, organisations sociales, rituels, modalités du dualisme –, autrement dit des thèmes de recherche de l’anthropologie classique qui s’était donnée pour but non seulement de décrire la diversité des cultures, mais aussi de tenter de les comprendre de l’intérieur. Il ne considère les Amérindiens qu’à partir du moment où pèse sur eux une menace d’anéantissement. Destructrice, la colonisation n’empêche toutefois pas les Autochtones de demeurer extrêmement puissants, nuance à nouveau N. Blackhawk, à commencer par les Iroquois, dans le Nord-Est : « Ce sont les Iroquois – et non les Français, les Hollandais ou les Anglais – qui se sont étendus en descendant toute la rivière Ohio [jusqu’au] MississippiFootnote 32. » Tout se passe comme si l’auteur était pris entre deux impératifs, qui se révèlent parfois contradictoires : défendre la thèse du settler colonialism, et valoriser la grande capacité d’action des Indiens.

Au demeurant, le passage que nous venons de citer pourrait tout aussi bien être de la plume de P. Hämäläinen. Renversant le récit colonial traditionnel, tout comme la vision tragique de Dee Brown, celui-ci s’attache avec fougue à l’histoire conquérante de quelques grands groupes autochtones, tels les Powhatan et les Iroquois, à l’est, puis les Comanche et les Sioux, à l’ouest, ces deux derniers peuples édifiant leurs « empires » grâce à leur conversion spectaculaire au mode de vie équestre. Si l’historiographie a toujours mis en avant la puissance singulière des Iroquois dans l’Amérique autochtone (ce qui, à notre sens, relève en partie d’un biais documentaire), cette hégémonie n’avait jamais été autant scandée que dans Indigenous Continent Footnote 33. Selon P. Hämäläinen, « [l]a vallée du Saint-Laurent n’était pas une possession française. Elle constituait la pointe septentrionale du territoire iroquoisFootnote 34 ». De la même façon, les colonies britanniques auraient évolué dans l’orbite iroquoise, et les colonies espagnoles dans celle des Comanche. Mais n’est-ce pas aussi en partie l’inverse ? P. Hämäläinen, selon nous, élude le processus par lequel les agents de la puissance coloniale, en dépit de l’autonomie durable des Indiens comme du maintien sur la longue durée de leur propre conception du monde, déploient sur le territoire américain des dispositifs d’exploitation et parfois de domination : le commerce de la fourrure, ainsi, alimente fatalement la dépendance ; la politique de cadeaux offerts aux chefs amérindiens produit des effets similaires ; les Autochtones se voient impliqués dans des conflits entre Européens dont les enjeux sont susceptibles de leur échapper ; et, bien sûr, les épidémies d’origine européenne les déciment en si grand nombre que leur potentiel démographique s’en retrouve amoindri de façon dramatiqueFootnote 35.

Plus nuancé toutefois que N. Blackhawk, P. Hämäläinen n’hésite pas à pointer la variété des régimes d’interaction et prend davantage en considération les guerres entre Autochtones. Son récit, essentiellement militaire et diplomatique, est conduit à bride abattueFootnote 36, à la manière, épique, d’un F. Parkman qui aurait recentré les péripéties de l’histoire coloniale autour du théâtre de la puissance indigène. Mais le style, souvent emphatique, verse parfois dans la simplification : au tout début de notre ère, lit-on, « [l]es chamans […] voyageaient le long des routes et des cours d’eau, recherchant et partageant les connaissances et les rites qui les aidaient à équilibrer l’universFootnote 37 » ; l’expansion des Iroquois dans les Grands Lacs devient « la première expansion vers l’ouest à grande échelle de l’histoire américaine » ; les guerres iroquoises « changeaient la physionomie de l’intérieur de l’Amérique du Nord au point de la rendre méconnaissable »Footnote 38 ; les Français, en construisant trois forts en lisière du pays sioux vers 1750, « avaient créé instantanément une superpuissance indigène qui devait changer l’histoire américaine de manière irrévocableFootnote 39 ». Alors que N. Blackhawk privilégie le thème de la spoliation, P. Hämäläinen propose plutôt une saga faite de bruit et de fureur où se trouve mise à l’honneur la toute-puissance autochtone. Si cette perspective a l’avantage de tordre le cou à l’idée d’une conquête inévitable, elle tend à sous-évaluer l’asymétrie des dynamiques démographiques. On notera ainsi qu’en 1800, la population autochtone des actuels États-Unis était déjà réduite à 600 000 individus (elle était d’environ 5 millions en 1492), contre plus de 5 millions de colons et d’esclavesFootnote 40.

P. Hämäläinen fait aussi l’histoire d’une résistance et d’une résilience, qui s’incarne dans le vocabulaire de la « rébellion »Footnote 41, terme inadéquat selon nous pour traduire l’indépendance des Autochtones. De la même façon, les notions de « superpuissance » et de « résistance », ainsi assénées, semblent se contredire l’une l’autre. Nouveau paradoxe qu’il conviendrait d’expliquer, l’auteur lit dans la création des réserves par le gouvernement fédéral « un signe de la faiblesse, et non de la force, des États-UnisFootnote 42 ». Bizarrement, les formes les plus objectives de la domination coloniale sont lues comme la marque de l’impuissance des Euro-Américains et du succès étourdissant de la résistance autochtone. Le livre s’achève d’ailleurs de manière un peu abrupte, tant semble se déliter avec soudaineté, dans le sillage de la conquête états-unienne des Plaines, l’indigénéité du sous-continent.

De son côté, N. Blackhawk insiste sur le legs politique durable des nations autochtones. C’est d’ailleurs quand il aborde, dans la seconde partie de son livre, la dimension juridique de l’histoire amérindienne et la question de l’influence jouée par la question autochtone dans la construction des États-Unis qu’il se montre le plus convaincant. Il explique que la pratique des traités, qu’officialise la Constitution de 1787, contribue à définir la culture politique américaine. Il étudie aussi admirablement la mise en place des réserves et les campagnes d’assimilation des années 1880-1920, ainsi que leurs effets délétères sur les structures familiales amérindiennes. Dans le dernier chapitre du livre, consacré à l’après-1945, N. Blackhawk dresse toutefois un parallèle qui aurait mérité un développement entre le projet nazi d’expansion dans l’est de l’Europe et la conquête de l’ouest américain, synonyme de quasi-extermination des Indiens. Pour ce faire, il s’appuie sur le rapprochement effectué par Hitler lui-même, qui « a félicité le gouvernement américain d’avoir ‘réduit à coups de fusil des millions’ d’Amérindiens ‘pour [n’]en avoir plus [que] quelques centaines de milliers’Footnote 43 ». Souligner l’admiration du Führer pour le modèle expansionniste états-unien et, plus précisément, pour l’énorme réduction de la population amérindienne est une choseFootnote 44. Sous-entendre que les États-Uniens ont agi de la même façon que l’ont fait les nazis, en massacrant de façon systématique des millions de personnes, en est une autre. De fait, le manque de contextualisation rend la comparaison spécieuse.

Cette ambiguïté permet à N. Blackhawk de nourrir son argument selon lequel la guerre menée contre les Sioux dans les années 1860 ne visait pas seulement à les soumettre, mais relevait d’un « génocide »Footnote 45. P. Hämäläinen recourt lui aussi à cette grille de lecture : « Dans les années 1890, le nombre d’Indiens restants était de 250 000 – un chiffre terriblement bas qui révèle l’ampleur des campagnes génocidaires états-uniennesFootnote 46. » Dès les xviie et xviiie siècles, note-t-il, les colonies anglaises auraient conduit des « politiques génocidaires »Footnote 47. S’agit-il, en l’occurrence, de politiques de conquête et de soumission qui, par leur violence radicale, tendent à détruire les populations autochtones, ou de politiques visant à l’extermination d’un peuple en raison de son existence même, ce qui implique la mise à mort programmée de tous ses membres ? La clarification serait précieuse, car ces deux pratiques, différentes, ne relèvent pas nécessairement d’un continuum. Force est de constater qu’au sein de l’historiographie états-unienne (et canadienne), l’emploi du mot « génocide », d’abord mis en avant dans les années 1990, s’est récemment banalisé, comme l’illustre notamment l’ouvrage de Jeffrey Ostler, Surviving Genocide, qui propose une étude de la politique indienne des États-Unis de 1776 à 1850Footnote 48. L’usage de ce terme s’inscrit moins dans une démarche résolument comparative qu’il ne présuppose une volonté téléologique, de la part des Occidentaux, d’anéantir les Amérindiens pour ce qu’ils sont. Pour d’autres chercheurs toutefois, plus rigoureux dans l’analyse de la variété des dynamiques de violence destructrice, l’existence d’un génocide n’est bien attestée en Amérique du Nord que dans le cas de la Californie des années 1850. Cela n’empêche en rien de reconnaître, à l’échelle du sous-continent, la mise en œuvre par les gouvernements coloniaux, surtout au xixe siècle, de guerres brutales de conquête, d’opérations visant à expulser des populations de leurs territoires et à les confiner dans des réserves, en plus de politiques d’éradication de leurs cultures traditionnellesFootnote 49.

L’effacement de la différence culturelle

Si l’historiographie des Amérindiens a largement embrassé le thème de la capacité d’agir, elle se montre plus divisée en ce qui concerne l’interprétation des raisons d’agir des Autochtones. Sur cette question, N. Blackhawk et P. Hämäläinen se rejoignent, bien qu’imparfaitement on va le voir. Depuis les années 2000, la perspective académique qui s’attache aux différences entre les cultures a été marginalisée. Réfléchir à ces différences perpétuerait en effet l’héritage colonial. Un tel positionnement n’est pas sans soulever une difficulté pour les sciences sociales. Philippe Descola souligne qu’« il est difficile à présent d’évoquer une quelconque différence entre Nous et les Autres sans se voir accusé d’arrogance impérialiste, de racisme larvé ou de passéisme impénitent » ; dans la même ligne, Emmanuel Désveaux regrette que la nouvelle école historiographique états-unienne nie les Amérindiens « dans leur altérité » et élude « la dimension culturelle de la réalité sociale »Footnote 50. L’approche qui domine aujourd’hui peut être qualifiée de « rationaliste ». Elle présuppose l’universalité de certains modes de perception et de comportements, notamment en ce qui concerne l’intérêt et le calcul. Survivre, croître, conquérir et dominer, tel serait le répertoire fondamental des actions humaines, par-delà la diversité des peuples. Cette conception d’une raison pratique universelle dépeint les Indiens d’Amérique du Nord en avatars des Européens, dotés de caractéristiques communes telles que le sens de l’histoire, la propension à établir des empires ou la prédisposition à embrasser l’économie de marché. En définitive, l’historicisation actuelle des Amérindiens a pour effet collatéral d’aplanir toute différence culturelle, au risque d’une torsion de l’histoire. Indigenous Continent et, plus encore, The Rediscovery of America illustrent cette tendance. La question de la langue, au fondement de la discipline anthropologiqueFootnote 51, n’est d’ailleurs abordée dans aucun des deux ouvrages, ni dans son rapport à la culture, selon l’approche d’Edward SapirFootnote 52, ni dans sa capacité à classer les entités du monde. Les enjeux posés par la déshérence linguistique sont eux aussi délaissésFootnote 53. La langue, si centrale jadis dans la définition des identités amérindiennes, est-elle devenue un impensé du champ ?

L’outil anthropologique étant remisé dans les combles de l’histoire, il semble que la sophistication des sociétés amérindiennes comme leur dynamique historique propre ne soient plus pensables que rapportées au cadre conceptuel et historique occidental. « La révolte des Pueblos [1680] est sans doute la première Révolution américaineFootnote 54 », affirme N. Blackhawk, sans expliquer plus avant le mot « révolution », aussi connoté soit-il ici. Or, que signifie ce terme dans une société traditionaliste ? L’expression « féminismes autochtones »Footnote 55, empruntée à des chercheuses amérindiennes, laisse également songeur : les sociétés autochtones d’Amérique du Nord, où la séparation des sexes était souvent très stricte, sans que l’on puisse clairement parler d’une domination de l’un sur l’autreFootnote 56, étaient-elles travaillées depuis toujours par des revendications féministes, en dehors de toute influence euro-américaine ? Quand, par ailleurs, l’historien parle de « juridictions autochtones »Footnote 57, on aimerait qu’il nous en dise plus : la conception amérindienne du territoire et de la souveraineté va-t-elle de soi ?

Reconnaissons que P. Hämäläinen se montre beaucoup plus soucieux de souligner les spécificités amérindiennes, qu’il s’agisse du rôle crucial de la parenté dans la fabrique sociale ou de la porosité relative entre le monde des humains et celui des animaux. Il s’appuie d’ailleurs, dans le premier chapitre de son livre, sur des anthropologues comme James Mooney (1861-1921), au sujet des Cherokee, ou George Bird Grinnell (1849-1938), à propos des Pawnee. Mais cette sensibilité, bienvenue, n’irrigue pas, tant s’en faut, l’ensemble de sa réflexion. L’usage du terme « empire » pour caractériser les ensembles politiques comanche, iroquois et sioux peine ainsi à traduire leur fluidité comme leur caractère acéphale. Loin de constituer un empire ou même une confédération, les Comanche, sans autorité centrale, formaient plutôt une constellation de groupes, réunis par des alliances instablesFootnote 58. Par ailleurs, l’auteur d’Indigenous Continent établit une équivalence discutable entre diverses guerres « d’indépendance », soutenant que celles-ci, « qu’elles soient indigènes ou anglo-américaines, […] répondaient à des enjeux de respect, de ressources, de terre et de souverainetéFootnote 59 », ainsi qu’entre l’appétit de puissance des nations européennes et celui des « empires » indiens. On lit aussi que la domination exercée par la cité de Cahokia dans la haute vallée du Mississippi, au xiiie siècle, « ressemblait aux ambitions des barons et autres nobles de l’Europe médiévale qui s’efforçaient de contrôler des châteaux dispersés et des territoires contestésFootnote 60 », comme si le référent devait invariablement rester européen.

Cette perspective niveleuse se révèle paradoxale tant elle semble réveiller les mânes de l’ethnocentrisme. Elle se retrouve dans l’usage, par les deux auteurs, du terme « soldier » (soldat) pour désigner les combattants amérindiens, plutôt que « warrior » (guerrier), suspecté d’appartenir au lexique colonialiste. Un métier, au sein d’une chaîne de commandement (le soldat des armées européennes, soit le militaire recevant une solde), se voit ainsi assimilé à un mode de vie qui, en plus d’embrasser potentiellement, chez les Indiens, le sexe masculin dans son ensemble, valorise fortement l’exploit individuel. Sous la plume de P. Hämäläinen, les « soldats » iroquois portent des « war uniforms » (uniformes de guerre)Footnote 61 quand les Caddo déploient des « border patrols » (patrouilles frontalières)Footnote 62. Cette évolution du lexique signale que la nouvelle histoire amérindienne est entrée dans une seconde phase, beaucoup plus radicale que la première, qui cherchait simplement à abandonner des termes jugés ethnocentriques, voire péjoratifs (même s’ils ne l’étaient pas toujours dans les documents), tels que « tribu », « peau rouge », « squaw » et « backcountry » (arrière-pays). Aujourd’hui, il ne s’agit plus d’assainir le vocabulaire, qu’il soit colonial ou sociologique, mais bien de le distordre ou, mieux, de le détourner afin de le réinvestir dans un autre contexte civilisationnel. Une telle approche nous éloigne de toute appréhension de la singularité des Amérindiens, comme dépouillés de leurs attributs culturels. De fait, comment ne pas être frappé par le caractère péremptoire des propos de l’ancienne présidente de l’American Society for Ethnohistory, Nancy Shoemaker qui, à rebours de l’approche anthropologique de Marshall Sahlins, déclarait récemment : « J’ai toujours été […] moins intéressée par ‘la façon dont les indigènes pensent’ que par ‘la façon dont les gens pensent’Footnote 63. »

Histoire et anthropologie : une complémentarité mise à mal ?

Essayons de comprendre cette rupture de l’histoire amérindienne avec l’anthropologie. Cette dernière souffre-t-elle de son péché originel, à savoir son institutionnalisation au tournant du xxe siècle, dans un contexte colonial ? Les deux disciplines se sont nourries l’une l’autre pendant près d’un siècle, et il nous semble utile de nous pencher sur cette longue collaboration pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui. Comme on le sait, l’anthropologie s’est professionnalisée aux États-Unis au tournant du xxe siècle à travers l’étude des premiers habitants de l’Amérique du Nord, dont les cultures étaient perçues comme menacées d’extinction. Rompant avec l’évolutionnisme, les anthropologues américains, tels Franz Boas et ses épigones, Clark D. Wissler, Alfred L. Kroeber, John R. Swanton, Paul Radin, Ruth Benedict, Margaret Mead ou Robert H. Lowie, multiplient les travaux ethnographiques et linguistiques, dans lesquels ils rendent compte de l’étrangeté comme de la sophistication des cultures amérindiennesFootnote 64. Ces études sont consignées dans des centaines de publications – rapports annuels du Bureau of American Ethnology, Bulletins et Miscellanous Publications – qui forment, note C. Lévi-Strauss en 1965, « une masse tellement fantastique de textes indigènes et d’observations de terrain qu’un siècle ou presque après le début de l’entreprise, à peine en a-t-on gratté la surfaceFootnote 65 ».

À partir des années 1930, ces mêmes ethnologues se rapprochent de l’histoire, perçue comme un élément d’explication de la diversité culturelle. S’interrogeant sur la façon dont les contacts entre populations, les guerres ou les migrations ont pu modifier les cultures, ils examinent les changements survenus dans les sociétés autochtones depuis l’époque du contact avec les Européens. Après-guerre, plusieurs anthropologues, telle Erminie Wheeler-Voegelin, se muent en experts témoins dans le cadre des procès suscités par l’Indian Claims Commission, créée en 1946. Pour étayer les revendications de telle ou telle population indienne en matière d’occupation territoriale, ils sont en effet conduits à rechercher des preuves de leur continuité historique dans les sources coloniales. Ces travaux, qui donnent naissance à l’American Society for Ethnohistory en 1954, sont porteurs d’une promesse : mieux comprendre les sociétés autochtones traditionnelles et leurs rapports avec les puissances coloniales en combinant les méthodes de l’histoire et de l’anthropologie. L’un des hérauts de l’ethnohistoire, William N. Fenton, théorise l’histoire régressive (upstreaming) : il fait résonner son travail de terrain parmi les Seneca, l’une des cinq nations de la confédération iroquoise, dont il a appris la langue, avec les actions de leurs ancêtres, telles que rapportées dans les sources françaises ou anglaises des xviie et xviiie siècles – une technique reprise par Nathan Wachtel dans son étude des Indiens du PérouFootnote 66. En 1953, W. N. Fenton lance un appel à Williamsburg, bastion virginien de l’histoire coloniale américaine et de la revue William and Mary Quarterly, pour que s’édifie une coopération entre histoire et anthropologie. Il faut toutefois attendre une vingtaine d’années pour que l’appel soit vraiment entendu par les historiens.

Ce virage historiographique favorise l’émergence de thématiques diverses, telles que le commerce des fourrures au Canada, le rapport des Autochtones au territoire et à l’environnement, leurs réactions à l’entreprise d’évangélisation, les épidémies, les traités entre Indiens et Euro-Américains, ou encore les conceptions que les Amérindiens ont de leur passé. Parmi les historiens les plus imaginatifs de ce courant, Calvin Martin fait par exemple le pont avec l’anthropologie en proposant de réviser les raisons pour lesquelles les Indiens auraient surexploité les animaux au temps de la traite des fourrures. Cette surexploitation ne serait pas la conséquence de leur dépendance envers les objets européens, mais marquerait la rupture du contrat d’ordre spirituel entre chasseurs et « maîtres du gibier ». Rendant les animaux responsables des épidémies qui les faisaient succomber massivement, les Amérindiens auraient décidé de se venger en menant contre eux une guerre de destruction. Cette thèse, bien que difficile à prouver, a au moins le mérite de prendre en compte tant le choc épidémiologique que la question de l’animismeFootnote 67. L’ethnohistoire est également valorisée, aux États-Unis, par l’anthropologue des Sioux Raymond J. DeMallie, pour qui il convient d’écrire une histoire des Indiens foncièrement inscrite dans la culture des acteurs, ou, au Canada, par Toby Morantz, anthropologue des Cris qui montre que le commerce des fourrures dans le Subarctique n’a pas altéré les fondations culturelles de la société amérindienne. Leur méthode repose aussi bien sur le travail de terrain et la connaissance des langues que sur le dépouillement des archives coloniales, riches d’informations sur les peuples autochtonesFootnote 68. L’entreprise quasi encyclopédique du Handbook of North American Indians, dont chaque volume est dévolu à une aire culturelle donnée (Californie, Nord-Est, Plateau, Grand Bassin, Plaines, Sud-Ouest, Sud-Est, Côte Nord-Ouest, Subarctique, Arctique) ou à une thématique particulière (histoire des relations entre Indiens et Blancs, linguistique, société contemporaine, ou environnement, origines et population), est également emblématique de ce courant de recherche, attentif à la singularité culturelle de chaque population autochtone comme à son histoire heurtée avec le colonialisme européenFootnote 69.

Un premier décrochage avec cette approche historique fortement couplée à l’anthropologie classique survient dans les années 1990, avec la consécration de la New Indian History, et alors que se banalise l’emploi du mot un peu fourre-tout d’« agency » pour qualifier les motivations et les stratégies des Amérindiens. Richard White, dont le livre Le Middle Ground enterre avec brio le concept turnérien de la FrontièreFootnote 70, dénonce ainsi les approches jugées anhistoriques de C. Lévi-Strauss, de R. J. DeMallie et plus encore de C. Martin, qui essentialiseraient les Amérindiens et les dépeindraient en êtres passifs, englués dans la traditionFootnote 71. S’il n’est pas insensible aux ancrages culturels des Autochtones, R. White fustige toute rhétorique de l’altérité et balaie l’idée d’écarts culturels durables entre les sociétésFootnote 72. On notera que cette posture fait écho à celle de Gananath Obeyesekere alors qu’au même moment, parmi les anthropologues, se joue une grande polémique qui voit l’universitaire sri-lankais s’opposer à l’interprétation proposée par M. Sahlins de la mort du capitaine Cook, tué à Hawaï en 1779. D’un côté, M. Sahlins considère que Cook, assimilé à un dieu local, a transgressé le calendrier rituel hawaïen, ce qui explique sa mort brutale ; de l’autre, au nom d’un argumentaire postcolonial, G. Obeyesekere estime que les Polynésiens, qui ne pouvaient être victimes d’une confusion entre le mythe et la réalité, ont tué l’explorateur anglais pour résister au colonialismeFootnote 73.

Cela étant, soyons juste, R. White incarne plutôt une position médiane, car il s’inquiète dans le même temps de la percée des Native Voices – variation nord-amérindienne des Subaltern Studies – qui entendent « décoloniser » l’Université et se livrent à une critique radicale des « historicistes », ceux-là mêmes qui, comme lui, s’efforcent à bon droit de promouvoir l’histoire amérindienne, mais se retrouvent accusés de perpétuer un récit colonialiste déconnecté de toute lecture « tribale ». S’estimant mieux placés que les « Blancs » pour décrire l’expérience traumatique des Indiens, certains chercheurs qui se disent eux-mêmes Autochtones – en se fondant le plus souvent sur l’indice officiel du blood quantum, imposé au temps de la création des réserves par l’administration fédérale états-unienne – veulent en effet se réserver l’écriture historique, dans une posture de résistance. Leurs travaux s’appuient, d’un côté, sur la récusation de la documentation coloniale, qui n’offrirait au mieux que des discours sur l’indianité, de l’autre, sur une démarche valorisant à l’extrême les traditions orales, dont l’authenticité garantirait la véracité, quels que soient le contexte et la date de leur énonciation. Ce surgissement de la race (ou de ce qui est conçu comme tel) dans le champ académique peut d’ailleurs sembler paradoxal, ce pour deux raisons : d’abord, parce que les Indiens, traditionnellement, ignoraient ce conceptFootnote 74 (il a été emprunté aux Euro-Américains entre le milieu du xixe et le milieu du xxe siècle) ; ensuite, parce que leur dépossession, au xixe siècle, fut précisément fondée sur leur racialisation. « En effet, comme l’explique R. J. DeMallie, après avoir été stigmatisés pendant des siècles par les Euro-Américains comme une ‘race’ inférieure, certains intellectuels amérindiens se réapproprient le concept de race pour l’utiliser comme une arme contre l’oppression dont ils se sentent victimesFootnote 75. »

Depuis les années 2000, les approches « décoloniales » ou « autohistoriques » ont prospéré, particulièrement dans le cadre de la Native American and Indigenous Studies Association (ou NAISA, créée en 2007) qui, comme l’ethnohistoire de jadis, cherche à historiciser les Amérindiens et à restituer leur point de vue, mais au prix, d’une part, d’un rejet de l’anthropologie culturelle, d’autre part, d’un engagement revendiqué en faveur des communautés autochtones, qui doit s’accompagner d’un droit de regard, sinon de contrôle, des enquêtés sur la recherche elle-même. La politisation du champ conduit même à faire de la qualité de « chercheur autochtone » (indigenous scholar) un statut à part, au fondement d’un nouveau socle épistémologiqueFootnote 76. Sceptique face à cette tendance, l’historien David J. Silverman, spécialiste des Amérindiens de la Nouvelle-Angleterre, écrivait récemment : « Je […] me demande si, à long terme, refondre l’histoire pour satisfaire aux sensibilités modernes a beaucoup à offrir aux communautés indigènesFootnote 77. » De fait, le défi est de taille : comment, pour un ethnologue, continuer à faire du terrain sans devenir le simple porte-parole des communautés autochtones ? Comment rendre compte des drames de l’histoire amérindienne sans céder à l’écueil de la victimisation, qui contredit la notion même d’agent historique ? Et, de façon plus générale, car cela dépasse le cadre des études amérindiennes, comment éviter le piège du « présentisme », qui transforme le passé en palimpseste des luttes politiques contemporainesFootnote 78 ?

Au vu du succès programmé de leurs ouvrages, N. Blackhawk et P. Hämäläinen portent en quelque sorte l’estocade à l’ethnohistoire des années 1970-1980 comme à l’anthropologie classique sur laquelle celle-ci reposait. Dans sa réflexion sur l’activisme amérindien de la fin du xixe siècle, N. Blackhawk choisit ainsi de dénoncer, incidemment, l’ethnographie de « sauvetage ». Cela dit, il mentionne le rôle crucial joué par les informateurs autochtones dans la naissance de l’anthropologie culturelle. George Hunt, le collaborateur de Franz Boas, est même présenté comme un vrai théoricien de sa culture : « Boas a appris de Hunt que les valeurs ethniques et culturelles étaient fluides plutôt que figées. Elles peuvent également rapprocher les communautés au lieu de les diviserFootnote 79. » Ce rejet apparent de l’ethnographie, telle que pratiquée par les Américains, s’exprime de façon encore plus sévère chez P. Hämäläinen, en toute fin d’ouvrage, lorsqu’il mentionne les entretiens conduits par l’officier américain John Gregory Bourke dans les années 1880 au fort Sill (Oklahoma) avec des femmes apaches : « Bourke voulait sauver le folklore apache avant qu’il ne disparaisse, mais il n’a pas compris que l’histoire et les traditions apaches n’avaient pas besoin d’être sauvéesFootnote 80. » Voilà, assurément, une pierre posée dans le jardin de l’anthropologue.

Est-ce à dire qu’une histoire des Indiens de Californie est envisageable sans se référer aux travaux fondateurs d’A. L. Kroeber sur le sujetFootnote 81 ? Que l’œuvre ethnographique de J. R. Swanton sur les Creek n’a rien à apprendre aux historiensFootnote 82 ? Que le chercheur natchez Archie Sam, dans les années 1970, avait tort de se réjouir du travail linguistique effectué quarante ans plus tôt par Victor E. Riste et Mary R. Haas auprès des derniers locuteurs de sa nationFootnote 83 ? Ou que les travaux sur les Plaines d’Alice C. Fletcher, pionnière de l’observation participante, dans les années 1880, et de R. J. DeMallie, en collaboration avec V. Deloria Jr., un siècle plus tard, sont voués à l’obsolescence ? Ne faut-il pas plutôt faire fructifier cet héritage textuel, constitué de mythes, d’histoires d’animaux, de nomenclatures de parenté, de descriptions de rituels et d’anecdotes historiques, et s’en servir de répertoire de données pour mieux décrypter en retour le corpus colonial ? En jugeant que la connaissance produite sur eux-mêmes, depuis toujours, par les Amérindiens se suffit à elle-même, on prend d’ailleurs le risque d’assimiler des modes d’historicité fort divers, à l’inverse de R. J. DeMallie qui, dans la tradition boasienne, écrivait : « […] chaque tradition culturelle, chaque groupe linguistique a son propre sens du passéFootnote 84 ». Il peut sembler paradoxal que certains historiens des Indiens aient aujourd’hui tendance à renier l’anthropologie académique, laquelle se trouve en grande partie fossilisée sous forme de textes, alors même qu’ils s’appuient volontiers sur la riche documentation produite par les siècles antérieurs. A priori, les sources coloniales des xvie-xixe siècles reflètent en effet moins les perspectives autochtones que ne le font les ethnographies postérieures.

L’historiographie récente a largement participé à consolider le statut de protagonistes à part entière des Amérindiens dans l’histoire nord-américaine, mais cette normalisation sanctionne aussi, à des degrés divers, le renoncement à une forme d’anthropologie qui a été soucieuse de restituer l’intégrité culturelle des Autochtones. Au début des années 1990, alors qu’il présidait l’American Society for Ethnohistory, R. J. DeMallie notait que les anthropologues et les historiens « [devaient] s’écouter les uns les autres et garder [leurs] oreilles ouvertesFootnote 85 ». Le chantier qui repose sur l’usage critique des archives coloniales, des études ethnographiques et linguistiques, des récits indiens – tels que l’on peut encore les recueillir –, des données archéologiques et de la théorie anthropologique reste ouvert, comme le prouvent par exemple les travaux de l’anthropologue et historien Joaquín Rivaya-Martínez, spécialiste des ComancheFootnote 86. De fait, les historiens de l’Amérique du Nord devraient s’efforcer pour de bon de « gratter la surface », pour reprendre l’expression de C. Lévi-Strauss, de l’immense corpus légué par l’anthropologie classique, plutôt que de vouloir à tout prix dissoudre l’altérité des Amérindiens dans le grand récit de la globalisation.

Footnotes

*

À propos de Pekka Hämäläinen, Indigenous Continent: The Epic Contest for North America, New York, Liveright, 2022, et de Ned Blackhawk, The Rediscovery of America: Native Peoples and the Unmaking of U.S. History, New Haven, Yale University Press, 2023 (nous traduisons l’ensemble des citations des ouvrages de ces auteurs).

References

1. Pour désigner les premiers habitants de l’Amérique, P. Hämäläinen comme N. Blackhawk recourent au terme « Indian », en plus de « Native », « Native American » et « Indigenous ». Je reprendrai également le terme « Indien » dans l’article, en plus d’« Amérindien » et d’« Autochtone ».

2. Pekka Hämäläinen, The Comanche Empire, New Haven, Yale University Press, 2008, traduit en français L’Empire comanche, trad. par F. Cotton, Toulouse, Anacharsis, 2012.

3. Ned Blackhawk, Violence over the Land: Indians and Empires in the Early American West, Cambridge, Harvard University Press, 2006.

4. Ned Blackhawk, « A New History of Indigenous America that Replicates Old Myths », The Washington Post, 4 oct. 2022.

5. Claude Lévi-Strauss, « William Cowan (dir.), Papers of the Fifteenth Algonquian Conference, Ottawa, Carleton University, 1984 (compte rendu) », L’Homme, 26-99, 1986, p. 143-144, ici p. 144.

6. P. Hämäläinen, Indigenous Continent, op. cit., p. ix.

7. N. Blackhawk, The Rediscovery of America, op. cit., p. 3.

8. Ibid., p. 2.

9. Ibid., p. 3.

10. Ibid., p. 6.

11. Ibid., p. 3.

12. Ibid., p. 1.

13. Ibid., p. 52.

14. Ibid., p. 152.

15. Ibid., p. 276.

16. Citons simplement, parmi une bibliographie immense : Francis Jennings, The Invasion of America: Indians, Colonialism, and the Cant of Conquest, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1975 ; Bruce G. Trigger, The Children of Aataentsic: A History of the Huron People to 1660, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2 vol., 1976 ; Henry F. Dobyns, Their Number Become Thinned: Native American Population Dynamics in Eastern North America, Knoxville, The University of Tennessee Press, 1983 ; Gregory E. Dowd, A Spirited Resistance: The North American Indian Struggle for Unity, 1745-1815, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1992 ; Theda Perdue et Michael D. Green, The Cherokee Nation and the Trail of Tears, New York, Penguin Books, 2007.

17. Jill Lepore, These Truths: A History of the United States, New York, W. W. Norton & Company, 2018.

18. Vine Deloria Jr, We Talk, You Listen: New Tribes, New Turf, New York, Macmillan, 1970, p. 39.

19. James Axtell, « Colonial America without the Indians: Counterfactual Reflections », The Journal of American History, 73-4, 1987, p. 981-996.

20. Denys Delâge, « L’histoire des autochtones d’Amérique du Nord : acquis et tendances », Annales HSS, 57-5, 2002, p. 1337-1355, ici p. 1340.

21. Ned Blackhawk, « Look How Far We’ve Come: How American Indian History Changed the Study of American History in the 1990s », OAH Magazine of History, 19-6, 2005, p. 13-17.

22. Voir Patrick Wolfe, « Settler Colonialism and the Elimination of the Native », Journal of Genocide Research, 8-4, 2006, p. 387-409.

23. Voir Daniel K. Richter, « His Own, Their Own: Settler Colonialism, Native Peoples, and Imperial Balances of Power in Eastern North America, 1660-1715 », in I. Gallup-Diaz (dir.), The World of Colonial America: An Atlantic Handbook, New York, Routledge, 2017, p. 209-233 ; Allan Greer, « Settler Colonialism and Empire in Early America », William and Mary Quarterly, 76-3, 2019, p. 383-390.

24. La (fausse) prophétie selon laquelle les Amérindiens étaient voués à une extinction prochaine, qui fut parfois teintée de nostalgie – comme l’atteste Le Dernier des Mohicans (1826) de James Fenimore Cooper –, s’est développée aux États-Unis tout au long du xixe siècle : voir Brian W. Dippie, The Vanishing American: White Attitudes and U.S. Indian Policy, Middletown, Wesleyan University Press, 1982.

25. N. Blackhawk, The Rediscovery of America, op. cit., p. 5.

26. Dee Brown, Enterre mon cœur à Wounded Knee. Une histoire américaine, 1860-1890, trad. par N. Cunnington, Paris, Albin Michel, [1970] 2009.

27. N. Blackhawk, The Rediscovery of America, op. cit., p. 80.

28. Ibid., p. 80-81.

29. Cornelius J. Jaenen, Les relations franco-amérindiennes en Nouvelle-France et Acadie, Ottawa, Direction générale de la recherche, Affaires indiennes et du Nord Canada, 1985.

30. N. Blackhawk, The Rediscovery of America, op. cit., p. 52.

31. Sur l’histoire de la Nouvelle-France, nous avons relevé dans The Rediscovery of America un certain nombre d’inexactitudes : Samuel de Champlain aurait passé « une décennie à faire le tour des Grands Lacs » (p. 77), alors qu’il ne s’est rendu qu’une fois dans les Pays d’en Haut, en 1615 ; les Dakota et les Lakota auraient participé à la Grande Paix de Montréal de 1701 (p. 103), ce qui est erroné ; Saint-Louis aurait été fondé sous Louis XIV et lui devrait son nom (p. 104), alors que la bourgade ne fut créée qu’en 1764 et que le toponyme fut donné en l’honneur de Saint Louis ; les Natchez auraient détruit une colonie française en 1731 (p. 115), alors que cette fameuse attaque, à l’origine des malheurs de ce peuple, date de 1729.

32. N. Blackhawk, The Rediscovery of America, op. cit., p. 85.

33. Voir à cet égard les chapitres 8 à 10.

34. P. Hämäläinen, Indigenous Continent, op. cit., p. 118.

35. Sur les effets concrets du colonialisme, dans divers contextes américains, voir Guillaume Boccara, « El poder creador : tipos de poder y estrategias de sujeción en la frontera sur de Chile en la época colonial », Nuevo Mundo, Mundos Nuevos, 2005, https://doi.org/10.4000/nuevomundo.597 ; Denys Delâge, « Les principaux paradigmes de l’histoire amérindienne et l’étude de l’alliance franco-amérindienne aux xviie et xviiie siècles », Revue internationale d’études canadiennes, 12, 1995, p. 51-68 ; Gilles Havard, Empire et métissages. Indiens et Français dans le Pays d’en Haut, 1660-1715, Québec/Paris, Septentrion/Presses de l’université Paris-Sorbonne, [2003] 2017 ; Claudio Saunt, « ‘Our Indians’: European Empires and the History of the Native American South », in J. Cañizares-Esguerra et E. R. Seeman (dir.), The Atlantic in Global History: 1500-2000, Upper Saddle River, Pearson Prentice Hall, 2007, p. 61-76.

36. Cela explique sans doute quelques erreurs factuelles : par exemple, Pierre-Esprit Radisson, dans les années 1660, est présenté comme un « Englishman » (p. 116), alors que l’explorateur était Français (il fut naturalisé anglais en 1687) et le gouverneur Joseph-Antoine Le Febvre de La Barre est décrit en train de négocier avec les Iroquois à Montréal en 1674, bien qu’il ne se rende au Canada qu’en 1682 (p. 123).

37. P. Hämäläinen, Indigenous Continent, op. cit., p. 13.

38. Ibid., p. 104.

39. Ibid., p. 230.

40. Russell Thornton, American Indian Holocaust and Survival: A Population History Since 1492, Norman, University of Oklahoma Press, 1987, p. 32 et 90.

41. P. Hämäläinen, Indigenous Continent, op. cit., p. 190 et 201.

42. Ibid., p. 408.

43. N. Blackhawk, The Rediscovery of America, op. cit., p. 414.

44. Cela n’empêchait nullement le Führer d’admirer au même moment les Indiens des romans de Karl May, qu’il associait de façon fantasmatique aux anciens Germains. Voir Frank Usbeck, « Representing the Indian, Imagining the Volksgemeinschaft: Indianthusiasm and Nazi Propaganda in German Print Media », Ethnoscripts, 15-1, 2013, p. 46-61, ainsi que ces deux recensions du livre de James Q. Whitman, Le modèle américain d’Hitler. Comment les lois raciales américaines inspirèrent les nazis, trad. par C. Jaquet, Paris, Armand Colin, [2017] 2018 : Jean-Frédéric Schaub, « Racines américaines du droit nazi » et Rainer Maria Kiesow, « Le spectre de la comparaison », Grief, 7-1, 2020, respectivement p. 99-106 et p. 107-116.

45. N. Blackhawk, The Rediscovery of America, op. cit., p. 293-295.

46. P. Hämäläinen, Indigenous Continent, op. cit., p. 461.

47. Ibid., p. 208.

48. David E. Stannard, American Holocaust: The Conquest of the New World, Oxford, Oxford University Press, 1993 ; Ward Churchill, A Little Matter of Genocide: Holocaust and Denial in the Americas, 1492 to the Present, San Francisco, City Lights Books, 1997 ; Jeffrey Ostler, Surviving Genocide: Native Nations and the United States from the American Revolution to Bleeding Kansas, New Haven, Yale University Press, 2019.

49. Voir Élise Marienstras, « Guerres, massacres ou génocides ? Réflexions historiographiques sur la question du génocide des Amérindiens », in D. El Kenz (dir.), Le Massacre, objet d’histoire, Paris, Gallimard, 2005, p. 275-302 ; Gary Clayton Anderson, « The Native Peoples of the American West: Genocide or Ethnic Cleansing? », The Western Historical Quarterly, 47-4, 2016, p. 407-434. Sur la Californie, voir Emmanuel Désveaux, « Le génocide et l’amnésie ou les Indiens de Californie », Ethnies, 14, 1993, p. 107-116. Pour une analyse rigoureuse de la notion de génocide, voir Jacques Sémelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Éd. du Seuil, 2005.

50. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 131 ; Emmanuel Désveaux, « Karl Jacoby, Des ombres à l’aube. Un massacre d’Apaches et la violence de l’histoire (compte rendu) », Annales HSS, 71-1, 2016, p. 247-249, ici p. 249.

51. Voir Alexandre Surrallés, La raison lexicographique. Découverte des langues et origine de l’anthropologie, Paris, Fayard, 2023.

52. Edward Sapir, Selected Writings of Edward Sapir in Language, Culture and Personality, éd. par D. G. Mandelbaum, Berkeley, University of California Press, [1949] 2021 ; Emmanuel Désveaux, Spectres de l’anthropologie. Suite nord-américaine, Paris, Aux lieux d’être, 2007, p. 83-103.

53. Notons une brève mention de la diversité des langues chez P. Hämäläinen (p. 8), et ces passages chez N. Blackhawk : « La Californie était en réalité l’une des régions les plus diversifiées du monde sur le plan linguistique » (p. 265) ; « La perte de la langue, la destruction continue de l’environnement et les innombrables séquelles du colonialisme perdurent » (p. 445).

54. N. Blackhawk, The Rediscovery of America, op. cit., p. 39.

55. Ibid., p. 257.

56. Voir Amelia Rector Bell, « Creek Ritual: The Path to Peace », thèse de doctorat, University of Chicago, 1984 ; Emmanuel Désveaux, Quadratura Americana. Essai d’anthropologie lévi-straussienne, Genève, Georg, 2001 ; Raymond J. DeMallie, « Hommes-élans, femmes-cerfs : sexe et genre dans la culture lakota », in G. Havard et F. Laugrand (dir.), Éros et tabou. Sexualité et genre chez les Amérindiens et les Inuit, Québec, Septentrion, 2014, p. 97-153.

57. N. Blackhawk, The Rediscovery of America, op. cit., p. 306.

58. Voir Joaquín Rivaya-Martínez, « The Unsteady Comancheria: A Reexamination of Power in the Indigenous Borderlands of the Eigtheenth-Century Greater Southwest », William and Mary Quarterly, 80-2, 2023, p. 251-286.

59. P. Hämäläinen, Indigenous Continent, op. cit., p. 319.

60. Ibid., p. 19.

61. Ibid., p. 105.

62. Ibid., p. 48.

63. Nancy Shoemaker, « 2019 Presidential Address: Sameness and Difference in Ethnohistory », Ethnohistory, 67-4, 2020, p. 537-549, ici p. 538 (nous traduisons). Rappelons le titre de l’un des ouvrages de Marshall Sahlins, How “Natives” Think: About Captain Cook, for Example, Chicago, The University of Chicago Press, 1995.

64. E. Désveaux, Spectres de l’anthropologie, op. cit., p. 31-81.

65. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 65.

66. William N. Fenton, « Ethnohistory and Its Problems », Ethnohistory, 9-1, 1962, p. 1-23 ; Nathan Wachtel, La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole, 1530-1570, Paris, Gallimard, 1971.

67. Calvin Martin, Keepers of the Game: Indian-Animal Relationships and the Fur Trade, Berkeley, The University of California Press, 1978 ; Emmanuel Désveaux et Gilles Havard, « Fourrure », in P. Serna et al. (dir.), Dictionnaire historique et critique des animaux, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2024, p. 295-299.

68. Raymond J. DeMallie, « ‘These Have No Ears’: Narrative and the Ethnohistorical Method », Ethnohistory, 40-4, 1993, p. 515-538 ; Toby Morantz, The White Man’s Gonna Getcha: The Colonial Challenge to the Crees in Quebec, Montréal, McGill‑Queen’s University Press, 2002.

69. Handbook of North American Indians, vol. 8, California, éd. par Robert F. Heizer, Washington, Smithsonian Institution, 1978, est le premier volume paru. Cette entreprise éditoriale, conduite par l’anthropologue William C. Sturtevant, renouvelle celle du Handbook of American Indians North of Mexico, paru à partir de 1907 sous la direction de Frederick W. Hodge.

70. Richard White, Le Middle Ground. Indiens, Empires et Républiques dans la région des Grands Lacs, 1650-1815, trad. par F. Cotton, Toulouse, Anacharsis, [1991] 2009.

71. Id., « Using the Past: History and Native American Studies », in R. Thornton (dir.), Studying Native America: Problems and Prospects, Madison, The University of Wisconsin Press, 1998, p. 217-243.

72. Id., « Creative Misunderstandings and New Understandings », William and Mary Quarterly, 63-1, 2006, p. 9-14 ; id., Le Middle Ground, op. cit., p. 26-28.

73. Marshall Sahlins, Des îles dans l’histoire, Paris, Éd. de l’EHESS/Gallimard/Éd. du Seuil, 1989 ; id., How “Natives” Think, op. cit. ; Gananath Obeyesekere, The Apotheosis of Captain Cook: European Mythmaking in the Pacific, Princeton, Princeton University Press, 1992.

74. Voir E. Désveaux, Quadratura americana, op. cit., p. 195-196.

75. Raymond J. DeMallie, « Community in Native America: Continuity and Change Among the Sioux », Journal de la Société des américanistes, 95-1, 2009, p. 185-205, ici p. 200 (nous traduisons).

76. Voir, par exemple, Christine DeLucia, « The Vanishing Indian of ‘These Truths’ », Los Angeles Review of Books, 10 janv. 2019.

77. David J. Silverman, « Living with the Past: Thoughts on Community Collaboration and Difficult History in Native American and Indigenous Studies », The American Historical Review, 125-2, 2020, p. 519-527, ici p. 527 (nous traduisons). En 1998 déjà, R. White (« Using the Past », art. cit., p. 236) témoignait lucidement : « Si la connaissance historique devient simplement tactique, le passé n’a plus de valeur qu’en tant qu’outil dans les luttes actuelles » (nous traduisons).

78. Voir, à cet égard, la polémique qui a récemment déchiré la communauté des historiens américains, à la suite d’un billet réflexif de l’africaniste et président de l’American Historical Association James H. Sweet, « Is History History? Identity Politics and Teleologies of the Present », Historians.org, 19 août 2022, https://www.historians.org/perspectives-article/is-history-history-identity-politics-and-teleologies-of-the-present-september-2022/, sur le danger du « présentisme » – ici, sous le prisme des enjeux civiques – dans l’écriture de l’histoire. Cette polémique est rendue dans Richard Frum, « The New History Wars », The Atlantic, 30 oct. 2022.

79. N. Blackhawk, The Rediscovery of America, op. cit., p. 374.

80. P. Hämäläinen, Indigenous Continent, op. cit., p. 457.

81. Alfred L. Kroeber, Handbook of the Indians of California, Washington, Bureau of American Ethnology of the Smithsonian Institution, 78, 1925.

82. Voir John R. Swanton, The Indians of the Southeastern United States, Washington, Bureau of American Ethnology of the Smithsonian Institution, 337, 1946. Sur les Creek, mobilisant abondamment l’œuvre de Swanton, voir aussi Benjamin Balloy, Les Indiens Creek au xviiie siècle. Mythologie, guerre, hiérarchie, Paris, Les Indes savantes, 2023.

83. Sur Archie Sam, un Natchez traditionnaliste qui cherchait à perpétuer l’héritage culturel de son peuple, voir Gilles Havard, Les Natchez. Une histoire coloniale de la violence, Paris, Tallandier, 2024, p. 366 et 381-382.

84. R. J. DeMallie, « ‘These Have No Ears’ », art. cit., p. 525 (nous traduisons).

85. Ibid., p. 534 (nous traduisons).

86. J. Rivaya-Martínez, « The Unsteady Comancheria », art. cit., et id., « Indigenous Borderlands: State of the Field and Prospects », in J. Rivaya-Martínez (dir.), Indigenous Borderlands: Native Agency, Resilience, and Power in the Americas, Norman, University of Oklahoma Press, 2023, p. 15-34.