Selon le Livre de Tobit, qui ne figure pas dans la Bible hébraïque mais que l’Église a tôt reconnu comme canonique, le héros éponyme, déporté à Ninive par les Assyriens après la destruction du royaume d’Israël, envoya son fils en Médie recouvrer la dette qu’avait contractée envers lui l’un de ses parents, et prit la précaution de le munir du billet établissant l’obligation de paiement apparemment souscrite par le débiteurFootnote 1. En 1842, l’auteur d’un ouvrage proposant une « esquisse de l’histoire universelle par l’argent » fait l’hypothèse que les Juifs dispersés, et en même temps désireux de lever les obstacles de tous ordres au maintien de relations entre leurs différentes communautés, furent les pionniers des techniques financières permettant « des transports de propriété mystérieux, comme aériens, pour ainsi dire à l’abri du toucher »Footnote 2. Pionniers au point d’avoir inventé la lettre de change dès la haute Antiquité, lors de leur exil à Babylone, sinon à l’époque de leur première déportation en Assyrie : « De l’obligation [du débiteur de Tobit] à la lettre de change, il n’y a pour différence que le visa ou l’acceptationFootnote 3. »
Un avocat au Parlement de Bordeaux, Étienne Cleirac, avait tenu le même raisonnement deux siècles auparavant et fait l’observation qu’au Moyen Âge, et plus particulièrement dans la seconde moitié du xiiie siècle et autour de 1300, deux groupes s’adonnaient au commerce de l’argent et vivaient dispersés entre les différents pays de l’Europe de l’Ouest : les Juifs et les « Lombards »Footnote 4. Il avait finalement choisi de faire des Juifs les responsables, ou plutôt les coupables, de la découverte du nouvel instrument financier, dénonçant en effet violemment les inventeurs comme l’invention, alors même que, contradictoirement, il cherchait à pleinement légitimer l’emploi de la traite. Cleirac ne s’était au demeurant pas trompé sur le moment de l’innovation : la recherche contemporaine a définitivement établi que c’est bien vers 1300 que la lettre de change commence à circuler.
Francesca Trivellato a déniché le texte de Cleirac et suivi les usages, principalement aux xviie et xviiie siècles, de ce qu’elle appelle « la légende de l’invention juive de la lettre de changeFootnote 5 » avec un triple objectif : en historienne de l’économie attentive aux influences réciproques entre pratiques et représentations, il s’agit d’abord pour elle de montrer comment les milieux du commerce et de la finance, mais aussi les faiseurs d’opinions intègrent l’innovation dans les techniques du crédit en distinguant ses emplois utiles de ses emplois pernicieux – ces derniers étant régulièrement dénoncés comme issus de « l’usure juive ». Son enquête prend ici le sens d’une vérification, sur le terrain de l’économie, de la proposition de David Nirenberg faisant du « judaïsme » comme catégorie construite le soubassement négatif de l’élaboration de la culture occidentale dans son ensembleFootnote 6.
Elle souligne ensuite que « l’Émancipation » des Juifs – leur accès à l’égalité des droits et leur intégration dans l’univers de la citoyenneté –, telle que débattue en France à partir du milieu des années 1780 et telle qu’effective à compter de 1791, s’est réclamée d’un argumentaire en rupture avec le discours qui avait, dans les sociétés d’Ancien Régime de l’Europe occidentale depuis deux siècles, favorisé leur réadmission dans les pays d’où ils avaient été précédemment chassés et encouragé à leur faire une place : celui du mercantilisme (du caméralisme dans les pays germaniques), repris par des gouvernants qui faisaient d’une condition juive combinant à la fois insertion (relative) et dépendance, dans une extériorité (relative) et une infériorisation maintenues, le levier d’une exploitation efficace, au service de la puissance étatique, des capacités d’animation de la vie économique dont désormais on créditait les Juifs. Il apparaît logique que les promoteurs de la campagne en faveur de l’entrée des Juifs dans la communauté civique ne fassent pas appel à une conception de l’utilité de la présence juive associée au strict respect des structures d’une société qu’ils se proposaient de transformer ou d’abattreFootnote 7.
Enfin, troisième moment, F. Trivellato fait ressortir, dans une perspective critique, à quel point les travaux des plus illustres représentants de la sociologie ou de l’histoire au xxe siècle restent tributaires d’un lot d’idées reçues, qui se sont enracinées à la faveur de la diffusion de la légende de l’origine juive de la lettre de change – l’étude s’élargit ainsi aux dimensions d’une archéologie du discours savant sur le rôle joué par les Juifs dans l’économie, au Moyen Âge comme à l’époque moderne. Les quelques pages qui suivent se rattachent à cette réflexion. Je chercherai à montrer combien la légende a joué un rôle déterminant, sans doute plus encore que l’autrice ne l’a suggéré, sur l’élaboration des conceptions qui se sont imposées au cours du xviiie comme du xixe siècle sur l’histoire des Juifs en général et sur les caractères de leur activité économique en particulier ; et à faire percevoir de quels vastes enjeux était lourde la référence continue à l’idée d’une invention juive de la lettre de change.
Le commerce et la déthéologisation de l’histoire
Dans cette génération par la légende d’un ensemble de notions à la fois relativement homogène et bientôt décliné sous des formes et dans des intentions très diverses, le chapitre d’une œuvre aussi célèbre que L’Esprit des lois où Montesquieu, empruntant l’idée de l’invention de la lettre de change par les Juifs soucieux de placer leurs biens à l’abri des confiscations, veut montrer comment le « commerce put éluder la violence », de telle manière que la sophistication des instruments de l’économie fait obstacle aux initiatives arbitraires des gouvernements et garantit ainsi les libertés, a joué le rôle de véritable texte-sourceFootnote 8 – bien plus que les ouvrages dans lesquels Jacques Savary puis ses fils avaient auparavant relayé et popularisé l’hypothèse au départ avancée par Cleirac dans un manuel de droit maritime qui, s’il s’imposa rapidement comme le répertoire de référence dans son domaine, ne s’adressait malgré tout qu’à un lectorat restreintFootnote 9.
Avant d’en venir, dans le cours du chapitre 20, au livre XXI, de L’Esprit des lois, à l’invention de la lettre de change, Montesquieu avance plusieurs propositions sur l’histoire du commerce : il avait disparu avec l’effondrement de l’Empire romain ; le christianisme s’était montré hostile aux activités commerciales ; le négoce, activité méprisée, avait été abandonné à une population « pour lors couverte d’infamieFootnote 10 », les Juifs ; ceux-ci trouvèrent là l’occasion de s’enrichir, y compris par les moyens les plus malhonnêtes, mais furent pillés par un pouvoir tyrannique. Jean sans Terre, « ayant fait emprisonner les Juifs pour avoir leur bien, il y en eut peu qui n’eussent au moins quelque œil crevé […]. Un d’eux, à qui on arracha sept dents, une chaque fois, donna dix mille marcs d’argent à la huitièmeFootnote 11 ». Parvenu à cette étape de son survol historique, Montesquieu affirme que les Juifs, « proscrits tour à tour de chaque pays, trouvèrent le moyen de sauver leurs effetsFootnote 12 », avec la lettre de change.
Il partage ces façons de voir avec les meilleurs savants de son temps. Le grand érudit italien Ludovico Antonio Muratori porte ainsi des jugements très proches, et sur plusieurs points quasi identiques, dans l’une des études réunies dans ses Dissertations sur les Antiquités italiennes (publiées à titre posthume, entre 1751 et 1755). Ce mémoire – la « seizième dissertation » – traite de populations convaincues d’infamie et/ou dangereuses : « Prêteurs à usure Juifs, Compagnies de soldats, Brigands, Lépreux, etc. des anciens tempsFootnote 13. » Muratori observe en ouverture que l’usure a toujours et partout été condamnée, mais toujours et partout pratiquée. Il concède que « le commerce humain ne peut subsister si l’argent ne se prêteFootnote 14 », mais s’indigne aussitôt de ce que des chrétiens n’ont cessé de brouiller la frontière entre commerce honorable et activités illicites en faisant passer leur pratique de l’usure, honteuse, pour celle de la « marchandise » ou du change, elle méritoire (il cite un peu plus loin les propos de même teneur du bénédictin anglais Matthieu Paris, qu’avait déjà invoqués Cleirac). On ignore, enchaîne Muratori, comment s’effectuait le commerce entre le ve et le xe siècleFootnote 15 ; on sait en revanche qu’à partir de 1100, l’artisanat et le commerce connurent un prodigieux épanouissement dans les cités italiennes, grâce à l’esprit industrieux de leurs habitants, désireux d’augmenter la puissance de leur patrie, mais aussi d’accroître leur fortune personnelle (le sostanzie proprie)Footnote 16. Des Florentins, impatients de s’enrichir, passèrent hors d’Italie ; « prêter de l’argent à usure leur parut un bon négoce, qui devint petit à petit le principal, l’emploi le plus savoureux, parce qu’il rapportait énormémentFootnote 17 ». D’autres suivirent leur exemple, et l’on prit l’habitude de désigner comme « lombards » les usuriers. Malgré la détestation qu’ils attiraient sur eux, et dont témoignent Dante comme Boccace, malgré les édits d’expulsion qui les frappèrent en plusieurs États, malgré les peines prévues par les conciles, ils continuèrent à exercer leur industrie scélérate. Aujourd’hui, dit Muratori, en Italie, les Juifs ont succédé aux lombards : cette dernière remarque, dont s’est souvenu Jules MicheletFootnote 18, lui offre la transition nécessaire pour aborder le cas des Juifs.
La formation d’un judaïsme de diaspora a précédé la destruction de Jérusalem, mais c’est après l’an 70 que se sont multipliées les colonies juives en Occident. Plusieurs sources rendent témoignage des craintes que suscitait leur influence sous l’Empire romain chrétien. « Nous savons qu’au viie siècle, les Juifs étaient établis en grand nombre en Espagne, en Sardaigne et en Gaule et qu’ils s’adonnaient tous à la marchandiseFootnote 19 », note encore Muratori avant de rapporter l’anecdote contée par le moine de Saint-Gall sur la souris qu’un marchand juif, à la demande de Charlemagne, vendit à prix d’or à un évêque en la lui présentant comme un animal exotique ramené d’Orient : le stratagème permit à l’empereur de confondre un prélat enclin à utiliser ses ressources pour se fournir en produits précieux plutôt que pour servir les pauvres. Quant à Isaac le Juif, envoyé en ambassade auprès du calife Hārūn al-Rachīd, il rapporta à la cour de Charlemagne un éléphant. Cette souris et cet éléphant, comme le souligne plaisamment Michael Toch, ont été les deux articles les plus régulièrement mis à contribution pour prouver l’importance du rôle des Juifs dans le commerce de longue distance au haut Moyen ÂgeFootnote 20 ; c’est peut-être dans la « dissertation » que la souris fait sa première apparition historiographiqueFootnote 21. Muratori y pointe la disposition du capitulaire de Quierzy (877) qui prévoit le paiement de droits différenciés selon que les taux s’appliquent aux Juifs ou aux negociatores. Elle montre, pense-t-il, combien les Juifs « en France s’adonnaient au traficFootnote 22 ». C’était là, en tout cas, ouvrir la discussion, qui n’a cessé depuis d’occuper les historiens, de l’interprétation de la mention récurrente, dans les textes des temps carolingiens ou post-carolingiens, des Judei et ceteri negotiatores. Nouvelle étape, quatre siècles plus tard (traversés sans transition) : voici les Juifs exerçant l’usure à Paris à la fin du xiiie siècle, comme le rapporte la chronique de Giovanni Villani. « Les peines et les malédictions fulminées par l’Église catholique contre les usuriers ont rendu un fier service à cette nation ; puisque les chrétiens ne pouvaient prêter, le marché des usures est en majeure partie tombé entre les mains des JuifsFootnote 23. » Les propos de Muratori se font alors plus véhéments : de tout temps – sous Louis le Pieux, comme en atteste l’archevêque Amolon –, et encore aujourd’hui, les Juifs « s’introduisent dans les maisons des chrétiens au moyen de leurs négocesFootnote 24 » et cherchent à les attirer à leur religion. Dans son ensemble, la dissertation délivre une leçon ambiguë : la recherche légitime de l’aisance a engendré l’admirable floraison du commerce en Italie, mais la poursuite du gain à toute force a conduit les lombards à pratiquer une activité détestable ; les Juifs ont été depuis leur dispersion des agents du commerce, mais l’Église a fait un mauvais calcul en interdisant absolument à ses ouailles de tirer profit du commerce de l’argent et en ouvrant la voie à l’usure juive. Comme le pape Benoît XIV, Muratori entérine la condamnation de l’usure tout en sachant la rémunération de l’argent nécessaire.
À travers la lecture des relations de voyage, où se mêlaient notations exactes et explications partiellement justes ou fantaisistes, les contemporains de Montesquieu pouvaient se persuader que les Juifs, dans le passé comme au présent, ont fonctionné et fonctionnent comme des acteurs majeurs du commerce local ou international. Pierre Belon, dans son Voyage au Levant, se fait fort d’établir, sur la foi du récit du discours en langues lors de la Pentecôte selon les Actes des Apôtres, que « de toute ancienneté [les Juifs] trafiquaient par tous les pays du monde » ; et de poursuivre :
La simplicité des Turcs a été rendue plus composée par la conversation des Juifs qu’ils n’étaient avant que les Juifs les eussent fréquentés, comme aussi les Français se sont quelque peu changés par la conversation des étrangers, ou pour le moins leurs esprits endormis en sont quelque peu éveillés. […] Les Juifs […] ont tellement embrassé tout le trafic de la marchandise de Turquie que la richesse et revenu du Turc est entre leurs mainsFootnote 25.
Le chevalier Chardin a la même réflexion :
Les Mahométans ne sont pas les plus grands marchands de l’Asie […]. [I]ls sont trop voluptueux les uns, trop philosophes les autres, pour vaquer au commerce, surtout au commerce étranger : c’est ce qui fait qu’en Turquie ce sont les chrétiens et les juifs qui font le principal négoce étranger, et qu’en Perse ce sont les chrétiens et les gentils des IndesFootnote 26.
Les banquiers hindous ici évoqués rendaient des points, en matière de méthodes financières, aux marchands européens actifs en Asie. Ces sarraf-s (dits « chérafs » dans les textes occidentaux) des Indes surclassent les usuriers juifs à l’astuce et à la malice proverbiale, thématique qui revient maintes fois dans les écrits des marchands-voyageurs. Les banians, ces changeurs établis en Inde mais dont une partie s’est fixée en Perse dans le cours du xviie siècle, « sont pour l’usure pires que les Juifs », s’exclame le négociant et voyageur Jean-Baptiste TavernierFootnote 27, qui ajoute ailleurs : « Tous les Juifs qui se mêlent des monnaies et des changes dans l’Empire du Grand Seigneur passent pour très raffinés, mais aux Indes à peine seraient-ils les apprentis de ces changeursFootnote 28. » Un missionnaire italien de l’ordre des Carmes déchaux, qui publie sa relation de voyage à peu près à la même époque que Tavernier, le père F. Vincenzo Maria di S. Caterina Da Siena, écrit des banians de la ville de Surate qu’ils sont « ingénieux, astucieux, et sagaces ; pour les contrats de commerce, inégalés », ajoutant qu’« [o]n a l’habitude de dire que pour faire un banian il faut trois Chinois, et pour faire un Chinois trois Juifs »Footnote 29. Sir William Norris, ambassadeur anglais, de 1699 à 1702, auprès du dernier des souverains moghols, Aurangzeb, reprend l’observation, affirmant que les brahmanes sont « aussi experts et rusés dans l’art de gagner de l’argent que n’importe quel genre d’hommes » ; selon lui, « ils pourraient surpasser n’importe quel juif ou courtier européen »Footnote 30. Les frères Savary rédigent une entrée « chérafs » de même teneur dans leur Dictionnaire universel du commerce de 1723 : « Ce sont des changeurs banians établis en Perse, particulièrement à Scamachi sur la mer Caspienne. Ils sont estimés si subtils dans le négoce, qu’ils l’emportent même sur les JuifsFootnote 31. »
On rapprocha ainsi Juifs et banians. Parallèlement, on crut observer une parenté entre le cas des Juifs et celui des zoroastriens qui avaient trouvé refuge aux Indes, les « Guèbres ». Des banians, les Guèbres, vivent en dehors de leur pays d’origine et forment une diaspora. La comparaison entre les banians ou les Guèbres, installés dans un pays voisin de leur contrée d’origine, et les Juifs, disséminés entre espaces du monde chrétien et pays d’islam, pour aussi boiteuse qu’elle fut, offrait une leçon que la polémique antichrétienne se devait d’exploiter : les Juifs ne sont donc pas le seul peuple dispersé qui continue d’exister. La thèse chrétienne traditionnelle, qui voit dans leur dispersion et leur abaissement un châtiment infligé par la providence autant qu’une preuve de la vérité du christianisme, ne trouve-t-elle pas là un démenti ? Un interlocuteur de Diderot avait soutenu : « La raison démontre que naturellement la nation juive devrait être éteinte ; et le peuple juif subsiste contre toute raison. »
Et Diderot de réagir :
La raison démontre, au contraire, que les Juifs se mariant et faisant des enfants, la nation juive doit subsister. Mais, direz-vous, d’où vient qu’on ne voit plus ni Carthaginois, ni Macédoniens ? La raison en est qu’ils ont été incorporés dans d’autres peuples ; mais la religion des Juifs, et celle des peuples chez lesquels ils habitent, ne leur permettent pas de s’incorporer avec eux, ils doivent faire une nation à part. D’ailleurs, les Juifs ne sont pas le seul peuple qui subsiste ainsi dispersé ; depuis un grand nombre d’années, les Guèbres et les Banians sont dans le même casFootnote 32.
Voltaire enfourcha l’argument, pour en tirer des conclusions qui portaient plus loin. « Il est étonnant qu’il reste encore des Juifs », remarque-t-il dans son ouvrage La philosophie de l’histoire, par feu l’abbé Bazin, qui devient bientôt l’introduction de l’Essai sur les mœurs ; et de trouver aussitôt de quoi réduire l’énigme dans la constatation qu’il existe « deux autres nations qui sont errantes comme la juive dans l’Orient […] les Banians et les Parsis nommés Guèbres »Footnote 33. Les Juifs ont assuré des fonctions économiques à la mesure de l’incapacité des peuples qui les accueillent à les exercer : « Point de manufactures chez les chrétiens d’Espagne, point de commerce […]. Tout leur commerce intérieur et extérieur se faisait par les Juifs, devenus nécessaires à une nation qui ne savait que combattreFootnote 34. » Le développement économique, en rendant les Juifs superflus, devrait conduire à leur disparition : « […] quand la société des hommes sera perfectionnée, quand chaque peuple fera le commerce par lui-même, […] alors le nombre des Juifs diminuera nécessairementFootnote 35 ».
Voltaire lançait le thème des diasporas commerçantes pour en faire l’outil d’une démystification de l’histoire singulière des Juifs. Anacharsis Cloots et Emmanuel Kant allaient bientôt le reprendre, en ajoutant leur note propre. Cloots se demande, dans une conférence qu’il prononça en novembre 1782 devant une loge maçonnique à Paris et publia peu après, quelle était la cause du « non-anéantissement des Juifs », et donne d’entrée de jeu sa réponse, qu’il vaut la peine de citer un peu longuement :
Les anciennes colonies hébraïques [établies dans les diasporas] étaient commerçantes et non pas agricolesFootnote 36 ; de sorte qu’après le dernier sac de Jérusalem, les réfugiés se joignirent aux colons établis dans tout l’Empire romain : et de malheureux laboureurs ou vignerons, ils devinrent d’habiles et riches négociants. C’est donc au commerce, profession libre et indépendante, qui, semblable à Protée, prend mille formes et mille gîtes divers pour échapper à la main du despoteFootnote 37, que les Juifs doivent leur existence actuelle. Cette cause explique tout ; qu’on la considère isolée des autres causes, ou qu’on ne l’en sépare point, elle est entièrement satisfaisanteFootnote 38.
Les Pères de l’Église se modelant sur l’Évangile, dont l’auteur lui-même s’était modelé sur les Esséniens, font des tableaux affreux de leur commerce. Les Païens partageaient le même préjugé : les Juifs seuls s’en moquèrent et s’enrichirent prodigieusement à l’ombre de l’ignorance universelle. Les Parsis sont dispersés depuis douze siècles dans l’Orient, et le seraient partout, si la superstition ne leur interdisait pas la navigation. Les Arméniens sont répandus dans les quatre parties du monde, et leurs colonies purement commerçantes pourraient recevoir les derniers débris de la nation, si un second Scah-Abbas [sic] en opérait la destruction totaleFootnote 39.
Plus loin, Cloots réaffirme sa thèse en la donnant pour parfaitement originale :
On se disputait depuis longtemps sur les Juifs ; on soutenait que selon le cours naturel des choses, cette nation devait s’être confondue parmi les nations. Il fallait donc, en réfutant cela, trouver dans l’histoire interne des Juifs une ou plusieurs causes naturelles de cette existence. J’arrive et je dis que dans tout ce qu’on a écrit là-dessus, personne n’avait observé que le commerce est la principale cause du prétendu miracle ; je développe mon idée, j’en atteste l’histoire de ce peuple, en la comparant avec celle des autres peuplesFootnote 40.
Cloots s’applique en même temps à défendre deux propositions complémentaires, au service desquelles il mobilise une érudition qui n’est pas de pacotille. D’une part, c’est à une date relativement tardive, insiste-t-il, que s’est produite la concentration des Juifs dans les métiers du commerceFootnote 41. Au Bas-Empire encore, « la nation judaïque […] remplissait les charges civiles et militaires […], et son goût pour le négoce fut fortement encouragé par les édits qui nécessitaient ses riches négociants de fournir des matelots circoncis aux flottes impériales qui portaient du blé en Espagne, à Rome et à Constantinople : Théodose Ier n’en exemptant que les petits commerçants juifsFootnote 42 ». D’autre part, les Juifs n’ont nullement été une population haïe et méprisée à toutes les époques. « Les Hébreux, au contraire, ont des colonies florissantes dans les plus belles contrées du globe, depuis le siècle d’Alexandre jusqu’au siècle de Frédéric. Et s’ils ont éprouvé de temps en temps quelques persécutions locales et passagères, loin de leur nuire, cela les rendit plus zélés, plus circonspects et plus industrieuxFootnote 43 » : naissance de l’histoire « non lacrymale » ?
Kant, lui, consacre une note de son Anthropologie du point de vue pragmatique à la « nation de trompeurs »Footnote 44. On a souvent cité les premières lignes de cet excursus sur l’immoralité juive, mais on n’a guère porté attention à la reconstruction historique que propose Kant et aux enseignements qu’il en tire. Dans les temps les plus reculés, explique-t-il, la richesse a été introduite par le commerce avec les Indes. Les flottes du roi Salomon et celles du roi de Tyr, Hiram, partaient d’Eilat sur la mer Rouge pour aller chercher l’or ; elles reliaient certainement l’Asie du Sud à la Palestine. Il existait parallèlement un commerce caravanier qui avait la Palestine pour point d’arrivée, toujours actif à l’époque romaine. Après la destruction de Jérusalem, des marchands ont pu se répandre peu à peu « dans des contrées fort éloignées (en Europe), maintenir entre eux des liens et trouver protection, en raison des avantages de leur commerce, auprès des États vers lesquels ils se dirigèrentFootnote 45 ». Cette dispersion des Juifs dans le monde entier « ne doit aucunement être mise au compte d’une malédiction qui aurait frappé ce peuple : bien plutôt faut-il la considérer comme une bénédiction Footnote 46 » : il faut y voir un blessing in disguise, et elle a découlé de causes strictement naturelles.
D’autant que la richesse juive est sans pareille : « […] si l’on évalue par individu, [elle] dépasse aujourd’hui, vraisemblablement, celle de tout autre peuple rassemblant un nombre égal de personnesFootnote 47 ». Le manuscrit conservé des notes prises par Kant lui-même en vue de ses cours, avant leur remaniement pour la publication, donne à cette dernière phrase un tour où l’enchaînement des idées se présente plus logiquement : « Ainsi la plus grande ruine de leur État a-t-elle été la plus grande chance pour les individus. Il faut croire en effet que la richesse en argent de ce peuple si dispersé devrait dépasser celle de tout autre [peuple] du même nombre, s’il se réunissait (ce pourquoi le marquis de Langallerie a fait une proposition)Footnote 48. – À supposer que la richesse soit une chance. » Si d’aventure un État des Juifs venait à exister, conclut-il, il serait le plus riche du monde.
Cet État si prospère, Louis-Sébastien Mercier explique, en 1786, dans une addition à son roman d’anticipation L’An deux mille quatre cent quarante, que les Juifs finiraient par l’édifierFootnote 49, prédiction qui fournit à l’auteur la matière d’un récit dystopique. Les Juifs, fait savoir à Mercier son interlocuteur rencontré en rêve, « tenaient entre leurs mains, dans plusieurs États et dans plusieurs villes, presque toutes les richesses du pays ». Or le peuple juif « avait à venger de longues et antiques injures »Footnote 50. On avait cessé de persécuter les Juifs, mais ils avaient gardé le souvenir des épreuves subies dans le passé. « [Ils] se réunirent sous un chef auquel ils attribuèrent soudain tout le merveilleux fait pour ébranler les imaginations […] leurs énormes richesses leur avaient donné une audace fanatique ». « Vous aviez laissé dormir ce ferment qui pénétrait en silence tous les pays de l’Europe où règne le commerce […]Footnote 51 ». Il fallut employer contre eux la force, puisqu’il y allait de la survie de l’humanité : « [de ce peuple] on n’avait vu que son extrême avarice ; sa fureur nous épouvanta, car on eut dit qu’il n’aurait voulu laisser subsister sur le globe, d’autres hommes que les croyants attachés à la loi de MoïseFootnote 52 ». Mercier, revenu de son voyage onirique, conseillait pour conclure de remettre en vigueur « plusieurs lois, trop légèrement mises en oubliFootnote 53 ». Il intervenait ainsi dans le débat qui venait de s’ouvrir et prenait position, comme l’a justement noté Giuseppe Marcocci, contre l’émancipation des JuifsFootnote 54.
Se sont ainsi forgés, au cours du xviiie siècle, deux discours : l’un, sur le commerce en général, son histoire dans la longue durée, la place des Juifs dans cette histoire, depuis les temps médiévaux ou même l’Antiquité jusqu’à la période la plus récente ; l’autre, sur le commerce de l’argent, les circonstances qui ont poussé les Juifs à devenir en grand nombre des opérateurs du crédit, les conséquences, heureuses ou néfastes, de cette densité de la présence juive dans les activités de prêt. Ces deux directions ont déterminé une réinterprétation générale de l’histoire juive, en la plaçant dans la dépendance étroite de la variable économique. La légende sur l’origine juive de la lettre de change les a accompagnées et pour une part provoquées.
La lettre de change et le « principe moderne »
Au siècle suivant, et plus particulièrement lors de ce que l’on pourrait appeler « le moment 1840 », la lettre de change est installée en témoin majeur au service des diverses reconstitutions proposées d’une histoire séculaire du commerce et de la banque, alors que semblent se renverser les rapports entre économie et politique et s’imposer le primat de l’économie. La promotion récente de l’industrie et de la banque, la sensibilité nouvelle à l’égard du Moyen Âge engageaient l’une comme l’autre à remettre sur le métier les problèmes des circonstances au milieu desquelles était apparu le « commerce » – le terme embrassant en l’occurrence, dans son sens le plus large, l’industrie et la banque – et du rôle qu’avaient pu jouer les Juifs dans son surgissement. Michelet les aborda dans le cadre de « son » Moyen Âge, plus précisément de son Moyen Âge de 1837Footnote 55, de façon surprenante peu différent de celui qui habite, en 1862, les pages de La Sorcière.
C’est en effet non le Moyen Âge, mais l’arrachement à l’univers médiéval que Michelet, arrivé aux abords du xive siècle, dépeint dans le troisième volume de l’Histoire de France.
L’époque où nous sommes parvenus doit être considérée comme l’avènement de l’or. C’est le dieu du monde nouveau où nous entrons. […] Gardons-nous de dire du mal de l’or. Comparé à la propriété féodale, à la terre, l’or est une forme supérieure de la richesse. Petite chose, mobile, échangeable, divisible, facile à cacher, c’est la richesse subtilisée déjà ; j’allais dire spiritualiséeFootnote 56.
Mais « [l]e Moyen Âge ne pouvait atteindre sitôt la grande idée moderne : l’homme sait créer la richesse Footnote 57 ». Michelet avait déjà insisté sur la promesse à long terme et l’échec immédiat de la découverte du monde matériel dans ses leçons à l’École normale, professées en 1834-1835 :
Cette suprématie de l’or n’était point un pas rétrograde : l’or enfermait une révolution et un progrès immense […]. [C]’était surtout l’aiguillon du travail et de l’activité, l’agent nécessaire du commerce et de l’industrie. Si d’abord il a été le règne de l’usure, […] c’est qu’il n’est pas mis en œuvre et en circulation, métamorphosé et moralisé, comme aujourd’hui, par l’intelligence humaine. Commerce, industrie, or : ces trois grandes idées, ces trois instincts vrais et féconds du xive siècle sont faussés, mal dirigés et avortent, mais le germe en est déposé pour l’avenir moderneFootnote 58.
Ces hommes qui veulent « l’or » mais sont encore incapables de le produire s’adressent à l’alchimiste, au Diable, et on aurait tort si on se hâtait de les condamner :
La sorcellerie, avorton dégoûtant des vieilles religions vaincues, avait pourtant cela d’être un appel, non pas seulement à la nature, comme l’alchimie, mais déjà à la volonté ; à la volonté mauvaise, au Diable, il est vrai. C’était un mauvais industrialisme, qui […] essayait de gagner, par la violence et le crime, ce que le travail, la patience, l’intelligence, peuvent seuls donnerFootnote 59.
Il restait, à défaut d’autre recours, à se tourner vers le Juif : « Au Moyen Âge, celui qui sait où est l’or, le véritable alchimiste, le vrai sorcier, c’est le juif ; ou le demi-juif, le LombardFootnote 60. » Michelet insiste, à partir d’un échantillonnage de données vérifiées, sur l’horreur qu’auraient inspirée les Juifs aux chrétiens du Moyen Âge et sur les humiliations que ces derniers leur firent subir. « Le Juif », sollicité, impose ses conditions : « il avait à faire payer au Chrétien le mépris dans lequel traînaient lui et sa race entière ; le prêt était la seule vengeance qu’il avait en son pouvoirFootnote 61 ». Surgit la figure de Shylock, victime et bourreau à la fois : Michelet, à travers un dialogue fictif mais donné pour authentique, montre le créancier juif exigeant la livre de chair. Il se réfère à la loi des Douze Tables et surtout à une loi établie dans la Scandinavie médiévale, édictant le droit d’un créancier d’infliger une mutilation corporelle au débiteur insolvable, pour suggérer la plausibilité de l’application par Shylock, incarnation des Juifs médiévaux, d’une peine d’amputation du corps.
Le Juif invoque au Moyen Âge [la loi du « code norvégien »], et il l’applique avec une bien plus implacable ponctualité, parce qu’alors ce n’était plus le patron qui agissait contre son client, un prince contre son fidèle, mais bien un être d’une autre espèce qui se vengeait de celui qui l’avait dégradé : encore une fois, c’était une haine effroyable, un amas séculaire d’insultes et d’outrages qui se déroulait au jour du paiement. Cette inexorable rigueur a été admirablement représentée par ShakespeareFootnote 62.
C’est aussi en se souvenant de Shakespeare que Michelet a peint la « [p]rolifique nation, qui par-dessus toutes les autres eut la force multipliante, la force qui engendre, qui féconde à volonté les brebis de Jacob ou les sequins de ShylockFootnote 63 ».
Michelet nourrit toujours la même vision en 1862, dans La Sorcière : « L’âge terrible, c’est l’âge d’or. J’appelle ainsi la dure époque où l’or eut son avènement. C’est l’an 1300Footnote 64. » Il établit la même association entre le Diable et le Juif et montre – en rattachant, avise-t-il son lecteur, « les détails de cette délicate analyse à un léger fil fictifFootnote 65 », comme il l’avait fait en 1837 dans le dialogue entre le créancier juif et son client – la femme du serf qui vend son âme au diable et se rend chez le Juif pour obtenir l’or, satisfaire les exigences du seigneur féodal et ainsi se libérer de son empriseFootnote 66.
La banque faisait dans ces conditions effroyables ses premiers pas. Il fallut, écrit Michelet en 1855 dans le huitième volume de l’Histoire de France, attendre la banque allemande du xvie siècle, celle de Fugger, pour que l’argent soit traité « pour l’argent seul » et atteigne ainsi un « degré d’impersonnalité et d’abstraction qu’[il] n’avait pas eu dans les mains passionnées des Juifs ou des Génois ».
Deux royaumes de banque avaient passé, celui des Juifs, puis celui des Lombards, Génois et Florentins. […] Cette victoire de la banque allemande eût pu se deviner. Le Juif, si maltraité, était suspect de haine ; sa sombre maisonFootnote 67 faisait peur. L’Italien, au contraire, brillait trop et faisait envie. Ajoutez que Florence et Gênes firent tort à leur crédit en mêlant la banque et la politique. […] Telle ne fut pas la banque des Pays-Bas et d’Allemagne. […] L’usure ne fut pour elle ni vengeance ni ambitionFootnote 68.
Mais la banque juive, succédant à l’usure, a fini par l’emporter, écrit Michelet en 1837 : « Patients, indestructibles, [les Juifs] ont vaincu par la durée. Ils ont résolu le problème de volatiliser la richesse ; affranchis par la lettre de changeFootnote 69, ils sont maintenant libres, ils sont maîtres ; de soufflets en souffletsFootnote 70, les voilà au trône du mondeFootnote 71. » Difficile de ne pas voir ici une anticipation du titre d’Alphonse Toussenel (frère du secrétaire de Michelet) : Les Juifs, rois de l’époque Footnote 72. Ce sont évidemment les Rothschild que vise Michelet, lorsqu’il note, neuf ans plus tard, dans Le Peuple : « [P]ar vanité, par un sentiment exagéré de sécurité, ils ont mis des rois dans leur bande, se sont mêlés à l’aristocratie, et par-là, se sont associés aux hasards politiques. Voilà ce que leurs pères, les Juifs du moyen âge, n’auraient jamais fait. Quelle décadence dans la sagesse juiveFootnote 73 ! »
Déjà Byron avait dénoncé le rôle joué par les Rothschild auprès de la Sainte-Alliance, fustigeant en 1818, à l’occasion du congrès d’Aix-la-Chapelle, l’influence des banquiers – du « juif Rothschild, et son confrère chrétien, Baring » – qui tiennent « la balance du monde » ; puis, en 1823, au lendemain du congrès de Vérone, stigmatisant les Juifs « qui se laissaient arracher les dents par le bon roi Jean [sans Terre], et [qui] maintenant, ô rois […] ont la bonté de vous arracher les vôtres ; ils contrôlent toutes choses, tous les gouvernements, tous les souverains »Footnote 74. Thomas Macaulay maniait l’ironie, en 1833, lorsqu’il soutenait aux Communes la proposition d’abroger les discriminations contre les Juifs dans l’admission aux emplois et aux charges. Pourquoi leur refuser l’entrée au Conseil privé auprès du roi, si le Juif « peut régenter le marché de l’argent ; peut influencer le cours des changes ; peut être appelé aux congrès des empereurs et des rois. De grands potentats, au lieu de négocier un prêt avec lui en l’attachant à une chaise et en lui arrachant les molaires, peuvent traiter avec lui comme avec un vrai potentat, et repousser une déclaration de guerre ou la signature d’un traité jusqu’à ce qu’ils se soient entretenus avec lui »Footnote 75 : quel sens y a-t-il alors à interdire l’accès à de hautes charges publiques, quand le dernier mot revient à l’économie ?
Les Juifs banquiers des rois et les Juifs rois de l’époque, c’est encore ce que pensait Michelet à la fin de sa vie : « Les Juifs, écrit-il dans son Histoire du xixe siècle, qui jusque-là étaient en république, se constituèrent en double royauté. Les Juifs allemands, plus tard, ceux du Midi, créèrent deux réservoirs où se versaient les capitaux. Tandis que les premiers faisaient les fonds pour les armées de la sainte Alliance, les autres se donnèrent au second BonaparteFootnote 76. » Olinde Rodrigues avait été l’un des rédacteurs, entre 1828-1830, de l’Exposition de la doctrine de Saint-Simon. Michelet, plus de quarante ans après, ne l’a pas oublié : « […] du siècle de fer était né le siècle d’argent […] [u]n juif intelligent, Olinde Rodrigues, au nom de Saint-Simon, écrivit l’évangile de cette nouvelle religionFootnote 77 ». Le même Olinde Rodrigues avait prononcé en novembre 1831, au lendemain de la scission dans le mouvement saint-simonien, un discours passablement échevelé au cours duquel il avait déclaré : « Je naquis dans cette religion […] dont les membres dispersés et unis sur toute la terre, persécutés, commencèrent l’affranchissement des travailleurs en créant la lettre de changeFootnote 78. »
Le « père suprême »Footnote 79 de la religion saint-simonienne, Prosper Enfantin, l’affirme à nouveau en 1843 : « […] ce sont les juifs autrefois qui ont inventé la lettre de changeFootnote 80 ». Pierre Leroux, qui, passé par le saint-simonisme, a rejoint l’école de Charles Fourier, n’est pas d’un autre avis lorsqu’il publie trois ans plus tard, en reprenant le titre du brûlot de Toussenel, Les Juifs, rois de l’époque :
Qu’on fasse remonter, si l’on veut, les banques générales ou publiques aux trois monts de Venise, dont le premier s’établit au compte de la république au milieu du douzième siècle, la banque véritable n’en sera pas moins l’invention des Juifs. Car ce qui a constitué et créé la banque, c’est la lettre de change, dont les billets de banque, de même que ce qu’on appelle aujourd’hui actions, bons au porteur, coupons de dividende, etc., etc., ne sont que des formes et des dérivés. Toute la force de la banque, pour accumuler le capital et le porter à un instant donné sur un point décisif, est sortie de l’invention de la lettre de change. Or personne ne nie que ce soient les Juifs qui l’aient inventéeFootnote 81.
Ils s’en servaient déjà au ixe siècle, lorsque l’archevêque Agobard « poursuivait […] l’usure et la puissance des Juifs de sa vertueuse indignationFootnote 82 ». La banque a maintenant établi sa domination, et si le tiers état a cru, sous la Révolution, abolir la féodalité, il n’a abattu que « l’ancienne forme de la féodalité Footnote 83 ». Et il est illusoire de croire, comme fait Benjamin Constant, à l’effacement de « l’esprit de conquête » : « Le lucre n’est pas autre chose que la conquête. […] La guerre est toujours le lucre, le lucre est toujours la guerre ; et le banquier qui s’empare de ce qui devrait appartenir au travailleur ne fait pas autre chose, sous d’autres formes, que ce que faisait le seigneur féodal qui, du haut de son donjon, rendait tributaires les hommes de travailFootnote 84. » L’art de la guerre s’est d’ailleurs, au cours des siècles, perfectionné : au xve siècle, on invente la poudre et l’art de s’en servir ; « une nouvelle arme s’appelle artillerie […]. Voici qu’après l’artillerie on invente une nouvelle artillerie : c’est cette lettre de change, cette banque, cette industrie capitaliste qui aujourd’hui domine, comme dit Saint-Simon, les épées et les canonsFootnote 85 ». Ce n’est plus, comme dans le discours de l’apôtre Paul, la lettre qui tue, c’est la lettre de change : « La lettre de change, et la banque, qui en est sortie, sont à la monnaie d’or ce que l’artillerie est aux armes blanches. Avec la pièce d’or vous ne pouvez atteindre votre objet que de près, comme avec l’arme blanche ; mais avec la lettre de change, avec la banque, vous pouvez l’atteindre au loin, comme avec l’obus ou le canonFootnote 86. » L’artillerie créée par les Juifs a vaincu la féodalité guerrière :
Il y avait alors [vers la fin du Moyen Âge], parmi tous les opprimés, une race plus opprimée que les autres […]. C’est cette race qui fut chargée de créer l’instrument nouveau qui devait confondre l’orgueil superbe des dominateurs du monde. Ce peuple avait un attachement insensé pour les biens de la terre ; raison de plus pour qu’opprimé comme il l’était, il devînt un instrument utile contre les dévorateurs de tous les biens de la terre. Il fut chargé de s’opposer à l’esprit de domination, de violence, et de conquête. Le bien donna au mal puissance et missionFootnote 87.
En effet, « [q]uand Dieu veut punir le mal, il donne au bien la faculté de donner au mal une puissance que le mal ne saurait prendre par lui-mêmeFootnote 88 ». Le bien, ou Dieu, chargea ainsi le mal, c’est-à-dire les Juifs, de s’opposer à un plus grand mal :
L’esprit de Lucre, d’avidité, d’avarice fut justifié par les persécutions de l’esprit de Conquête, de violence, de despotisme, dans le but providentiel d’anéantir la violence. […] [L]’industriel persécuté du Moyen-âge, le plus industriel et le plus persécuté, c’était le Juif, et le Juif a pu dire aux nobles qui profitaient de leurs armes pour lui extorquer ses richesses : « Je vous ferai voir ce que c’est qu’un Juif Footnote 89. J’inventerai une arme qui percera vos armures, une arme plus redoutable que vos lances et même que vos pertuisanes, de nouvelle invention, plus forte que ces canons avec lesquels la monarchie commence à renverser vos tours ». Et le Juif a tenu parole, il a inventé la banqueFootnote 90.
Les Juifs étaient destinés, par les caractères originaux de leur histoire propre, à remplir la tâche historique de renversement de la caste guerrière puis à devenir les maîtres d’un monde d’individus :
Seuls de tous les peuples dans la haute antiquité, les Juifs ne connurent pas le régime des castes, c’est-à-dire l’organisation par castes de la Science, de l’Art, et de l’Industrie. […] Ils ne pouvaient connaître ce régime, puisqu’ils sortirent de la plus infime des castes […] et que leur fuite d’Égypte, de même que leur établissement en Judée, ne furent autre chose que l’essai de constitution d’un peuple d’industriels. […] La destinée singulière du peuple juif a découlé tout entière de ces deux faits, absence de caste guerrière et de caste sacerdotaleFootnote 91. […] On peut dire que l’industrie individualiste et égoïste étant destinée à régner pour un temps sur les ruines de toute véritable organisation sociale, les Juifs, ces industriels individualistes et égoïstes par excellence, étaient prédestinés à ce triomphe. […] [S]i aujourd’hui en Angleterre, en France, sur les bords du Rhin, en Allemagne, en Amérique, partout, la production, et par là le gouvernement des affaires humaines, se trouvent remis à beaucoup d’égards entre les mains des Juifs, c’est que l’esprit de Lucre, rival au Moyen-Age de l’esprit de Conquête, et qui n’est au fond que le même esprit, triomphe : l’esprit juif a monté, comme un souffle, des infimes assises de la société, jusqu’à son sommet ; il s’est infiltré partout, il a pénétré toutes les couches ou plutôt tous les individus, et aujourd’hui il règneFootnote 92.
Pour Michelet, les Juifs et les lombards avaient ouvert la voie à l’âge moderne ; Leroux voyait dans les Juifs seuls les porteurs du capitalisme. Karl Marx associe à nouveau Juifs et lombards, mais distingue entre le capital usuraire ou commercial – dont ils seraient les représentants au Moyen Âge – et le capital industriel moderne, et compare à plusieurs reprises le rôle que Juifs et lombards auraient joué dans le monde médiéval et celui des peuples marchands dans l’Antiquité. Il explique ainsi dans l’Introduction générale à la critique de l’économie politique que « dans toutes les formes de sociétés, ce sont les conditions déterminées d’une production qui assignent à toutes les autres leur rang et leur importance » ; l’activité commerciale se trouve donc en position subordonnée dans les sociétés anciennes comme dans les sociétés médiévales.
Les peuples marchands – Phéniciens, Carthaginois – sont apparus dans toute leur pureté dans le monde antique : cette pureté (détermination abstraite) est donnée précisément par la prédominance même des peuples agriculteurs. Le capital en tant que capital commercial ou capital monétaire se présente justement sous cette forme abstraite là où il n’est pas encore le facteur dominant des sociétés. Les Lombards, les Juifs occupent la même position vis-à-vis des sociétés médiévales pratiquant l’agricultureFootnote 93.
Un passage des Grundrisse, soit les manuscrits de 1857-1858, offre la formulation la plus claire du sens de cette comparaison :
[Le] mouvement de l’achat en vue de la vente, qui constitue la détermination formelle du commerce, le capital en tant que capital commercial, se trouve aux stades les plus précoces du développement économique ; c’est le premier mouvement dans lequel la valeur d’échange en tant que telle est le contenu, pas seulement la forme, mais son propre contenu. Ce mouvement peut s’effectuer à l’intérieur des peuples et entre des peuples pour lesquels la valeur d’échange n’est absolument pas encore devenue la condition de la production. Ce mouvement n’affecte qu’un surplus d’une production qu’ils calculent en vue de l’utilisation immédiate et ne s’effectue qu’à sa frontière. Comme les Juifs dans l’ancienne société polonaise ou dans la société médiévale en général, des peuples entiers peuvent aussi, comme dans l’antiquité, et comme plus tard les Lombards, occuper cette place entre des peuples chez qui la valeur d’échange n’est pas encore devenue la condition préalable et fondamentale du mode de productionFootnote 94.
Les « peuples marchands » ont mis en contact des « peuples agriculteurs », mais laissé intacts leurs structures sociales et leurs modes de production caractéristiques ; ils n’ont eu ni visée ni faculté transformatrice. Les Juifs et les lombards ont occupé la même place en fin de compte négligeable, non pas entre des sociétés éloignées, mais à l’intérieur de la société occidentale médiévale.
Ailleurs dans les Grundrisse – dans la page peut-être la plus commentée, mais généralement en omettant toute référence au passage qui ici doit nous retenir, du fameux chapitre « Formes antérieures à la production capitaliste » –, Marx dénonce la déchéance moderne : « […] l’opinion ancienne selon laquelle l’homme apparaît comme fin de la production […] apparaît très élevée en regard du monde moderne, où la production apparaît comme le but de l’hommeFootnote 95 ». « [O]pinion ancienne » à laquelle il existe une exception : « La richesse n’apparaît comme fin en soi que chez les rares peuples marchands qui monopolisent le métier des transports et vivent dans les pores du monde antique tels les Juifs dans la société médiévaleFootnote 96. » Et c’est dans un chapitre du Capital, là aussi fameux entre tous – celui sur « Le caractère fétiche de la marchandise » –, que Marx met en parallèle l’extériorité des intermédiaires dans les sociétés précapitalistes et le détachement des dieux, établis dans les intermondes et indifférents au sort des hommes, selon la théologie d’Épicure :
Dans les modes de production de la vieille Asie, de l’antiquité en général, la transformation du produit en marchandise ne joue qu’un rôle subalterne, qui cependant acquiert plus d’importance à mesure que les communautés approchent de leur dissolution. Des peuples marchands proprement dits n’existent que dans les intervalles du monde antique, à la façon des dieux d’Épicure, ou comme les Juifs dans les pores de la société polonaiseFootnote 97.
Les effets de l’activité des intermédiaires sur les peuples au milieu desquels ou entre lesquels ils intervenaient étaient quasi nuls ; les dieux d’Épicure, « demeurant dans un repos bienheureux, n’exaucent aucune supplication, ne se soucient ni de nous ni du mondeFootnote 98 ». La comparaison entre le rôle, ou plutôt l’absence de rôle productif, des Juifs dans les sociétés anciennes et l’insouciance des dieux d’Épicure, Marx l’a empruntée à son adversaire Bruno BauerFootnote 99, qui dénonçait dans son essai La question juive, au milieu d’un passage au vocabulaire chargé d’hégélianismes, l’inutilité et le caractère parasitaire de l’activité des Juifs :
Comme les dieux d’Épicure habitent dans les espaces intermédiaires du monde où ils sont dispensés du travail défini, les juifs se sont fixés en dehors des intérêts définis des conditions sociales et des corporations, se sont établis dans les interstices de la bürgerliche Gesellschaft et se sont approprié les victimes qu’exige l’élément d’insécurité de la bürgerliche Gesellschaft Footnote 100.
Une fois qu’il a fait le choix de se consacrer à l’étude des diverses formations économico-sociales, Marx s’est servi de la formule de Bauer pour caractériser en termes exclusivement négatifs le rôle historique des agents du capital commercial (parmi lesquels les Juifs, mais aussi les lombards) ; il lui arrive encore d’insister sur la fonction essentiellement « conservatrice » de « l’usure », qui vise à « maintenir directement […] un mode de production donné », mais aussi de faire du capital usuraire « un puissant levier dans la genèse du capital industriel »Footnote 101.
C’est en 1843, alors que s’affrontent en Prusse, autour de la question de l’Émancipation des Juifs, défenseurs et adversaires de « l’État chrétien »Footnote 102, que l’un des pères de l’école allemande d’économie historique, Wilhelm Roscher, d’orientation libéraleFootnote 103, explique dans un cours, en un bref paragraphe, que les initiateurs du renouveau du commerce au haut Moyen Âge ne pouvaient être qu’un peuple étranger, de haute culture : les Juifs, puis les Lombards ; et que l’oppression politique des Juifs a débuté lorsqu’ils ont cessé d’être indispensablesFootnote 104. Il expose à nouveau ces thèses, mais de façon beaucoup plus détaillée, quelque trente ans plus tard, en 1875 (probablement pour une bonne part à titre de protestation contre la vague antijuive qui fit suite en Allemagne au krach boursier de 1873Footnote 105) : les Juifs ont été mieux traités dans la première moitié du Moyen Âge que dans la seconde ; il existe une relation directe et inverse entre les politiques envers les Juifs et le mouvement économique général ; au haut Moyen Âge, les Juifs remplissaient une fonction dans la vie économique que personne d’autre, chez des peuples jeunes, ne pouvait satisfaire, celle d’un exercice professionnel du commerce ; leur histoire dans l’Antiquité les rendait excellemment équipés à cet effet, et on leur doit, entre autres innovations, l’invention de la lettre de change, dans le prolongement d’une sophistication très précoce de leurs pratiques économiques, dont témoignent le billet au porteur évoqué dans les sources talmudiques et déjà la reconnaissance de dettes du Livre de Tobit. Mais la tutelle juive fut mal supportée dès le premier épanouissement d’une bourgeoisie commerciale nationale, aux xiie-xiiie sièclesFootnote 106. C’est aujourd’hui cette bourgeoisie nationale (das nationale Bürgerthum) des jeunes nations qui veut, depuis le plus haut niveau culturel, réparer les injustices commises envers les Juifs au Moyen Âge, et c’est elle qui mène partout la lutte pour leur émancipation : « […] l’aspiration de cette classe au pouvoir dans l’État va régulièrement de pair avec l’autre aspiration : accueillir en son sein au moins tous les habitants aisés et instruits du territoire nationalFootnote 107 ». Afin d’étayer son explication économique de l’exaspération de l’antijudaïsme au Moyen Âge central et tardif et en même temps vérifier ce qu’il appelle la loi sur le remplacement inévitable des marchands étrangers par les secteurs les plus avancés de peuples passés de jeunesse à maturité, Roscher revient pour finir sur l’histoire de peuples marchands de l’Antiquité, et sur celle des Arméniens, des banians et des Chinois à l’époque moderne.
L’historiographie récente veut voir dans l’historien du judaïsme Heinrich Graetz d’un côté, dans Roscher de l’autre les « responsables » de l’enracinement du discours qui tient les Juifs pour les porteurs transhistoriques de l’activité commercialeFootnote 108 : l’assertion me paraît indéfendable. Graetz a notoirement négligé, dans son immense Histoire des Juifs, l’économique et le social. À l’intérieur d’un très bref développement sur les Juifs en Occident sous Charlemagne, casé dans un chapitre sur le viiie siècle qui porte surtout sur la sécession karaïte en Orient, il a effectivement inséré ces quelques lignes : « Les Juifs étaient durant cette période les principaux représentants du commerce international. Alors que le noble se consacrait à la guerre, le citadin modeste à l’artisanat, le paysan, le serf, à l’agriculture, les Juifs, qui n’étaient pas convoqués à l’arrière-ban, et ne possédaient pas de fiefs, se tournèrent vers l’import-export de marchandises et d’esclavesFootnote 109. » Remarque sans originalité, et qui n’a guère dû marquer les chercheurs dans le milieu des études juives, longtemps portés dans l’ensemble, face aux attaques incessantes contre la richesse juive, à s’abstenir de magnifier la contribution juive au maintien ou au développement du commerce, comme à l’édification de l’économie moderne – alors même qu’ils trouvèrent à répétition l’occasion de souligner l’apport du judaïsme dans les domaines les plus divers.
Quant à Roscher, il ne fait pas de doute que la grande notoriété de ce chef d’école a amené la plupart des chercheurs en Allemagne à se référer à son essai et qu’à la suite le prestige de la science allemande a conduit de nombreux historiens, jusque tard dans le xxe siècle, à reprendre ses propositions sans modifications notablesFootnote 110. Par ailleurs, la formulation par Roscher de sa thèse dans les termes d’une succession de séquences, tutelle étrangère d’abord, affirmation nationale ensuite, prêtait le flanc à une récupération par l’antijudaïsme effectuant sa mue en antisémitisme vers 1880 : l’historien Heinrich von Treitschke, dont une série d’articles retentissants déclencha la « querelle berlinoise sur l’antisémitisme » (et fournit l’une des premières occurrences du terme « antisémitique »), n’eut pas de mal à mener l’opération. Les Juifs, professe-t-il, sont un peuple éminemment commercial, et comme le commerce enjambe les frontières, ils ont toujours été un élément de décomposition nationale. Ils ont joué par trois fois un rôle essentiel dans l’histoire : les deux premières, du temps des monarchies hellénistiques puis de l’Empire romain, comme agents de dissolution des identités nationales ; la troisième, après l’effondrement de Rome. Les cultivateurs des jeunes peuples germaniques ont dû s’adresser à des connaisseurs du commerce de l’argent.
Aux premiers temps du Moyen Âge les Juifs sont devenus les véritables porteurs du commerce mondial. C’est pourquoi, comme on sait, le haut Moyen Âge a montré envers les Juifs des dispositions beaucoup plus amicales que le Moyen Âge des siècles ultérieurs […]. Mais les Juifs ont cessé par la suite d’être indispensables, et les Aryens se sont installés dans l’économie monétaire. Et ressort maintenant tout ce que ce peuple a de dangereux, cette force désintégratrice d’un peuple qui prend le masque des différentes nationalitésFootnote 111.
La tutelle sagement exercée, selon Roscher, sur des peuples jeunes est devenue chez Treitschke un joug que les peuples germaniques ont su secouer ; le risque de retomber à présent dans l’assujettissement impose la vigilance. Qu’une telle torsion ait pu s’effectuer n’autorise pourtant pas à conclure que Roscher, « philosémite revendiqué, se révèle […] l’aïeul de la science juive nazieFootnote 112 ».
Et faut-il tenir l’auteur des Juifs et la vie économique, Werner Sombart, pour un disciple de Roscher qui aurait tu sa dette envers son véritable maîtreFootnote 113 ? Si l’on soutient qu’il a transposé sur les premiers siècles modernes la thèse de l’innovation juive que défendait Roscher à propos du haut Moyen Âge, on passe à côté de l’essentiel chez Sombart, qui ne tient pas dans le recueil de données, tel qu’il est présenté dans la première partie de son livre, sur le rôle décisif des Juifs sépharades dans le décollage économique de l’Europe occidentale aux xvie-xviiie siècles, mais dans l’explication du phénomène qu’il propose dans les deuxième et troisième parties. La mise en perspective qu’il y développe sur plusieurs centaines de pages pourrait se lire comme une version qui se prétend neutre de la thèse récemment soutenue par Yuri Slezkine, sur le mode de la glorification : il s’est produit au xxe siècle une rencontre entre l’esprit depuis toujours « mercurien » des Juifs et les besoins de l’économie et de la société nouvelles, dans des conditions telles que ce siècle est devenu « le siècle juif » ; cette rencontre – c’est le terme même qu’emploie Sombart – a eu lieu, selon le sociologue allemand, à l’époque du frühkapitalismus, du capitalisme naissant : il y eut alors rencontre entre « l’esprit juif » et « l’esprit moderne », puisque « ce qui distingue essentiellement la mentalité économique juive et lui imprime son caractère de nouveauté par rapport à la mentalité chrétienne, c’est sa ‘modernité’, c’est l’esprit dit ‘moderne’ qui anime de nos jours tous les sujets économiques »Footnote 114. Comment expliquer, se demande Sombart, la présence chez les Juifs d’une mentalité capitaliste « longtemps avant l’apparition même du capitalismeFootnote 115 » ?
Elle existe en fait, telle est la réponse, depuis les origines chez ce peuple du désert, peuple nomade, « étranger au solFootnote 116 » : « […] cette intellectualité spéciale qui […] caractérise les Juifs, nous ramène […] dans le désert, désert de sable ou désert de pierres. Le Juif est ‘abstrait’, ‘rationnel’ ; il conçoit surtout le côté logique et discursif des choses ; il lui manque le sens du concret, il exclut tout sentiment de ses rapports avec le monde et avec la natureFootnote 117 ». Il n’est dès lors guère étonnant que le peuple juif soit devenu le peuple de l’argent :
Comme le capitalisme, le Juif concentre tout son intérêt sur l’argent et sa multiplication ; et cela non seulement parce qu’il existe une affinité entre la nature abstraite du capitalisme et la nature également abstraite du peuple juif, mais aussi parce que la grande valeur attribuée à l’argent est conforme à l’un des traits fondamentaux du judaïsme : au téléologisme. L’argent est le moyen absolu : il n’existe qu’en vue des fins qu’il permet de réaliserFootnote 118.
[…] l’argent est aussi dépourvu de tout caractère concret que le pays d’où les juifs nous sont venus ; l’argent n’est que masse, quantitéFootnote 119.
L’hostilité latente de cette version savante de l’antisémitisme des antimodernes, non reconnue en 1911, est assumée dans le livre que Sombart publie en 1934, alors même qu’il souligne sa fidélité aux thèses qu’il a développées plus de vingt ans auparavant :
Je pars ici d’un point de vue que j’ai tenté, dans un autre ouvrage, de justifier avec détail, c’est qu’il existe en effet quelque chose comme un « esprit juif » spécifique, qui se fait sentir aujourd’hui dans presque tous les domaines de la civilisation […]. L’esprit juif domine en grande partie toute notre époque, car ce que nous avons, dans la première partie de cet ouvrage, défini comme étant l’esprit de l’ère économique est justement, à beaucoup d’égards, l’esprit juif.
Et Sombart de se référer aux pages de Marx dans la malheureuse deuxième partie de Sur la question juive : « Et, dans ce sens, Karl Marx a certainement raison lorsqu’il dit que ‘l’esprit pratique des Juifs est devenu l’esprit pratique des peuples chrétiens’ et que ‘les Juifs se sont émancipés dans la mesure où les chrétiens sont devenus juifs’. » Judaïsation qu’il est facile d’expliquer :
L’esprit juif s’est déposé, « objectivé » en des milliers d’institutions et d’usages, dans notre droit, notre constitution, notre style de vie, notre économie, et ainsi de suite. C’est notre économie surtout, son caractère même qui, je crois l’avoir démontré dans mon livre sur les Juifs, provient en grande partie d’eux. C’est certain. Mais, une fois créées les institutions et les formes sociales, elles sont chéries des non Juifs comme des Juifs.
Sombart peut conclure : « Il convient […] de transformer la nature des institutions de façon à ce qu’elles ne puissent plus servir de boulevard à ‘l’esprit juif’ »Footnote 120.
À cette thèse d’un monde judaïsé, de l’avènement du moderne précipité par l’action du judaïsme et des Juifs, acquiesçait par avance Henri Heine, qui écrivait en 1838 dans un essai sur Le Marchand de Venise : « [non seulement l’Allemagne, mais] toute l’Europe s’élève vers les Juifs. Je dis s’élève, car les Juifs portent en eux, dès le début, le principe moderne qui aujourd’hui commence visiblement à se développer chez les peuples européens […]. [D]e tout temps, les Juifs ne s’attachèrent qu’à la loi, à la pensée abstraiteFootnote 121. » L’impersonnalité des échanges, l’abstraction de la citoyenneté : dans ses discours sur la lettre de change et les Juifs, ce sont les principes fondateurs d’un monde nouveau que le xixe siècle européen n’a cessé d’interroger.