Les recherches de Francesca Trivellato travaillent la grande et classique question de l’émergence du marché à l’époque moderne, d’un monde de contrats entre acteurs économiques égaux et anonymes dans une société où les personnes sont encore caractérisées avant tout par leurs statuts. Elle mobilise à cet effet, avec hardiesse et bonheur, des historiographies souvent étanches les unes aux autres, microstoria et histoire globale, histoire culturelle et histoire économique, histoire du droit et histoire du judaïsme. Pour l’historien économiste contemporanéiste trop enclin à parler de modernité, la lecture est salutaire et stimulante. On sait certes que, dans l’Europe moderne, le développement des échanges et du crédit n’a pas lieu que dans les interstices d’une société qui lui est apparemment hostile, tant pour des raisons religieuses que de hiérarchie sociale. Des solutions sont inventées pour concilier ces différents pans, en particulier la séparation entre le monde ordinaire et celui des marchands. On réserve à ces derniers la faculté d’utiliser des contrats spéciaux et d’être, pour leurs actes commerciaux, jugés par des tribunaux distincts selon un droit spécifique qui considère tous les contractants sur un pied d’égalité. Cette pratique s’établit au xvie siècle (et reste en vigueur jusqu’à aujourd’hui en France) et contribue à pacifier les tensions produites par exemple par le crédit en distinguant entre ses différentes formes, mais reste constamment contestéeFootnote 1
L’étendue de la liberté contractuelle laissée au monde marchand est l’objet de compromis qui varient dans le temps. Au sein même de ce monde, et entre pairs, les conditions de l’échange peuvent aussi être violées : la détention d’informations privilégiées ou l’accaparement de ressources, qui nuisent à l’égalité dans l’échange, sont prohibés, mais leur identification est difficile, donnant lieu à de multiples aménagements, ce jusqu’à aujourd’hui. Plus largement, écrit F. Trivellato, « même ceux qui croient aux effets bénéfiques de l’essor du crédit privé et public, de nos jours comme par le passé, ne s’entendent pas sur les limites de cette expansion et sur le type de surveillance qui pourrait le mieux prévenir la fraude et l’émergence d’oligopolesFootnote 2 ». Ces contrats sont attaqués comme perturbateurs de la société quand leurs parties prenantes, et plus encore leurs concepteurs, se voient reprocher de remettre en cause l’ordre établi. Mais dès lors que les actes de commerce sont légaux, il faut, pour les contester, prouver la violation des règles du commerce, ou qu’on y a embarqué de force des non-commerçants. Au-delà de comportements particuliers, la tentation est grande d’écarter des concurrents ou de freiner l’expansion du commerce en considérant des catégories d’acteurs comme violant systématiquement ses règles. L’utilisation des Juifs comme boucs émissaires dans ces contextes est une constante de l’histoire européenne depuis au moins le xiiie siècle. Ainsi, « [l]a pérennité de ce type [l’usurier retors] est un indice de l’attractivité – mais aussi de la fragilité – du fantasme selon lequel la sphère du marché, avant de prendre et après avoir pris le nom de ‘capitalisme concurrentiel’, serait une zone neutre, non perturbée par les influences extérieures, dans laquelle ne se rencontrent et ne s’affrontent que les forces générées par les échanges commerciauxFootnote 3 ».
Dans Juifs et capitalisme, F. Trivellato suit un fil aussi long que ténu : les reprises de la légende de l’invention juive de la lettre de change dans une série d’œuvres juridiques, philosophiques et historiques allant jusqu’à Max Weber en passant par Montesquieu. Elle montre comment le vieil antijudaïsme médiéval est reconfiguré pour s’adapter au monde des réseaux européens de marchands-banquiers échangeant à large rayon des lettres de change et pratiquant l’assurance maritime. En revanche, si l’on comprend que l’antijudaïsme était exploité pour jeter le doute sur des concurrents ou plus largement remettre en cause l’accès des Juifs à certaines fonctions au nom de pratiques financières opaques ou douteuses, les réformes souhaitables et les organisations nécessaires pour éviter ou sanctionner ces pratiques – elles-mêmes peu spécifiées – ne sont pas vraiment discutées. Or si, comme l’affirme F. Trivellato, « [l]’anonymat du marché est une idée récente [et] reste une réalité insaisissableFootnote 4 », c’est une idée qui a bénéficié d’un renfort conceptuel important avec l’émergence de l’économie politique et avec le développement des marchés boursiers, devenus sans doute, depuis le milieu du xixe siècle, le symbole le plus fort de l’économie capitaliste. Je me propose d’étudier un épisode plus tardif que la période de prédilection de F. Trivellato, durant lequel ce qui est alors devenu l’antisémitisme moderne alimente un débat sur l’organisation des marchés boursiers. Comme au xviie siècle, les « Juifs », spéculateurs louches, sont opposés aux intermédiaires officiels, qui ne sont plus présentés comme pieux ou vertueux, mais plutôt (est-ce bien différent ?) comme fiables et solides. Cet épisode permet de spécifier beaucoup plus précisément les caractéristiques du bon et du mauvais marché (celui, naturellement, auquel sont assignés les « Juifs ») que ne peut le faire le cas de la lettre change. Il est aussi l’occasion de voir émerger, dans le débat proprement politique qui a lieu à ce moment-là, une forme de tripartition qui casse la congruence des oppositions entre pro- et anti-marché d’une part, et entre antisémites et le reste de la société d’autre part.
Mondialisation financière et recrudescence de l’antisémitisme
Mon analyse prend pour point d’entrée le moment où, dans les années 1890 en France, la réglementation de la Bourse a été modifiée à deux reprises – seul épisode où j’ai, au cours de mes recherches, eu l’occasion d’observer l’antisémitisme en acte au sein du monde financier. Cet épisode éclaire l’existence de conceptions concurrentes du bon fonctionnement du marché financier, et les raisons pour lesquelles certaines ont pu être attribuées ou assignées aux « Juifs ».
Le contexte, évidemment, n’y est pas étranger. La fin du xixe siècle connaît une mondialisation économique et financière sans précédent. La baisse des prix qui en résulte provoque une dépression agricole motivant le retour au protectionnisme (loi Méline, 11 janvier 1892). En matière financière, la France exporte des capitaux en très grande quantité grâce à l’efficace organisation des grandes banques qui placent dans le portefeuille de leur clientèle des titres d’États, d’institutions financières ou de chemins de fer étrangers. Ces titres étrangers représentent alors sans doute environ la moitié de la fortune mobilière des Français, et ils sont activement échangés en Bourse. Les engouements financiers, aux causes variées, sont nombreux, les déconvenues aussi. Dans les années 1880 et 1890, les krachs et scandales se multiplient : le krach de 1882 reste sans doute la plus grave crise boursière française à ce jour. Dû aux déboires à l’étranger de l’Union générale (grande banque créée en 1879), il débouche sur la faillite de la Compagnie des agents de change de Lyon et sur le sauvetage de celle de Paris par la Banque de France. L’économie ne s’en remet pas avant près d’une décennie. Les faillites du Comptoir d’escompte de Paris (1889) et de la Société de dépôts et de comptes courants (1891) comme de la banque Barings à Londres (1890) révèlent les risques immodérés (et parfois illégaux) que prennent les banquiers avec l’argent de leurs déposants, notamment à l’international.
Projet gigantesque, le canal de Panama en difficulté n’obtient le droit d’émettre de vastes emprunts que par la corruption de nombreux hommes politiques, corruption à l’origine d’un vaste scandale en 1892. Sa faillite est une catastrophe pour de très nombreux épargnants. La presse s’affirme d’ailleurs en nouveau pouvoir, faisant de la dénonciation des scandales son arme préférée. L’antisémitisme y est lourdement présent, notamment dans La Libre Parole d’Édouard Drumont, qui révèle le scandale de Panama (6 septembre 1892), soulignant le rôle de Cornelius Herz et de Jacques de Reinach plus que de ceux auxquels il n’assigne pas d’identité juive. Drumont a d’ailleurs, dans La France juive Footnote 5, inventé la conspiration supposément montée par la banque Rothschild qui serait à l’origine de la chute de l’Union généraleFootnote 6 (banque aux proximités catholiques revendiquées). Émile Zola, dont L’Argent (1891)Footnote 7 s’inspire précisément de cet épisode, reprend les tropes antisémites lorsqu’il fait parler ses personnages, au risque d’en être contaminé ponctuellement – il clarifie sa position dans son article du Figaro « Pour les juifs » paru en 1896Footnote 8. Autre mouvement protestataire, le boulangisme, qui n’a sans doute évité la dérive antisémite que grâce au rôle d’Alfred Naquet en son sein, disparaît à peine (en 1891) quand notre épisode commence. L’affaire Dreyfus éclate en son milieuFootnote 9.
Coïncident donc, sur un fond de mondialisation douloureuse et parfois chaotique, d’une part un moment exceptionnel en termes de scandales financiers dans lesquels nationalisme et antilibéralisme s’additionnent, et d’autre part une vague violente d’antisémitisme s’en prenant systématiquement à la finance « cosmopolite ». On comprend dès lors mieux combien la xénophobie, le nationalisme et l’antisémitisme ont pu être des ressources efficaces pour les luttes de pouvoir au sein du monde boursier. Mais il nous faut d’abord saisir l’organisation complexe du marché boursier parisien.
L’organisation boursière
Un débat aigu émerge, à partir de 1893, à propos de l’organisation de la place boursière de Paris, qui se caractérise de longue date par une bipolarité marquéeFootnote 10. Légalement, l’intermédiation boursière est assurée par les agents de change, officiers ministériels organisés en une Compagnie officielle. Ceux-ci détiennent le monopole des transactions sur les titres « susceptibles d’être cotés » (en pratique, selon une jurisprudence établie depuis 1885 seulement, ceux qu’ils inscrivent à leur cote). À côté de cette institution, les « banquiers en valeurs » ou « coulissiers », dont la plupart ont formé depuis la loi de 1884 un syndicat, réalisent quant à eux des opérations sur les titres non cotés ainsi que des opérations à terme ou à prime (optionnelles) sur les titres cotés. Le marché organisé par la Compagnie des agents de change (CAC) est surnommé le Parquet quand l’autre s’intitule « marché libre » ou « marché en banque », mais est plus familièrement appelé la Coulisse. Ces mots sont eux-mêmes significatifs puisque le « parquet » fait référence à une estrade qui rend visible l’action des agents de change, tandis que l’on soupçonne les coulissiers ou « banquiers en valeurs » d’agir « en coulisse », soit derrière la scène, comme l’iconographie de l’époque en témoigne. On retrouve ainsi le thème de l’opacité des pratiques douteuses que F. Trivellato commente dans son ouvrage.
La Compagnie des agents de change est l’héritière directe de celle qui fut créée en 1724. Elle en garde des habitudes quasi corporatives – même si la religion catholique n’est plus ni une condition d’admission ni une pratique collective du groupe –, chose d’autant plus aisée que ses membres sont peu nombreux (60 pendant presque tout le xixe siècle, puis 70 à partir de 1898) et se côtoient quotidiennement. La Compagnie se réunit régulièrement, se dote d’un syndic et d’adjoints, et joue un rôle important dans la vie quotidienne des charges. Celles-ci sont, comme pour les notaires, vénales et transmissibles, leurs prix atteignant dans la seconde moitié du xixe siècle des montants élevés (de l’ordre de 2 millions de francs), ce qui impose aux agents de change de se constituer le plus souvent en sociétés. Le « monde » social des agents de change est donc proche de la grande bourgeoisie d’affaires et de la haute administration. Il se distingue de celui des coulissiers dont la surface sociale et financière est moindre (en moyenne)Footnote 11. On l’a vu, le monopole des agents de change est incomplet, et parfois contourné, et la CAC ne conteste pas aux coulissiers le droit d’échanger des titres non admis à la cote officielle, même si elle n’hésite pas à les leur soustraire en les y cotant dès que les transactions deviennent substantielles. Les opérations des coulissiers sur la dette publique française (la rente) sont également tolérées – dès lors que leur spéculation est plus à la hausse qu’à la baisse –, car l’État les juge indispensables à la liquidité du marché, et donc au placement de ses nouvelles émissionsFootnote 12. Concernant les autres titres de la cote officielle, les coulissiers opèrent plus ou moins selon les moments. La CAC peut aller jusqu’à intenter des procès aux plus entreprenants d’entre eux – notamment en 1859 où une condamnation collective affecte significativement le fonctionnement du marché –, mais la mise en œuvre effective de leur monopole est rendue compliquée par le mode opératoire de la Coulisse, où les opérations sont décentralisées et où beaucoup sont à terme ou optionnelles et ne débouchent pas sur le transfert réel de titresFootnote 13.
Les microstructures des marchés et l’égalité dans l’échange
Pourtant, comme il est bien connu des professionnels au xixe siècle et comme le théorise de manière détaillée depuis trente ans un domaine de la théorie financière nommé « microstructures des marchés financiers », il y a bien plus qu’un monopole et sa contestation marginale dans la coexistence durable de ces deux marchésFootnote 14. Un certain nombre de caractéristiques sont cruciales pour comprendre le fonctionnement du Parquet. Interdépendantes, elles forment un système, comme celles de la Coulisse. On peut ainsi non seulement montrer que ces deux marchés sont en fait complémentaires tant par les opérations que par les publics (côté épargnants comme côté émetteurs), mais aussi qu’ils fonctionnent selon des philosophies très différentes, voire opposéesFootnote 15.
La norme du fonctionnement du Parquet, établie dans les textes légaux et internes qui le régissent et par la jurisprudence, a pour clef l’interdiction (répétée depuis 1724, moment de consolidation conservatrice après les désastres de la rue Quincampoix consécutifs à la banqueroute de Law) pour les membres de celui-ci d’opérer pour leur propre compte : les agents de change sont de purs intermédiaires, qui reçoivent ordres de vente et d’achat et recherchent le prix qui permet de réaliser le plus d’ordres. Ce prix est le résultat de la parfaite concurrence des ordres, au sens où tous concourent (comme des droites en un point) à la détermination d’un seul prix, qui est ainsi le même pour tous les clients, tant vendeurs qu’acheteurs. Souvent présentée comme une question morale (« on ne peut pas être juge et partie »), la neutralité de l’intermédiaire est en fait, en langage économique moderne, la solution organisationnelle d’un problème informationnel : puisqu’il est en mesure mieux que quiconque d’observer les ordres qui convergent vers le marché, l’agent de change risque d’être en mesure d’opérer à gain certain, de jouer à coup sûr, anticipant ce qui va se passer peu après sur le marché d’un titre. Pour assurer la sincérité du cours qu’il établit, il doit réunir tous les ordres en un même lieu et à un même instant. Pareillement, il n’a pas le droit de pratiquer « l’application », soit appliquer un ordre de vente à un ordre d’achat au sein de sa clientèle sans les apporter avant sur le marché, car cette soustraction menacerait la transparence du marché en masquant l’importance effective des transactions, ce dont, de nouveau, il pourrait tirer profit. Par hypothèse et selon cette conception du marché, les ordres préexistent au marché et y sont réalisés.
La transparence passe aussi par le « cri » des cours, c’est-à-dire par leur proclamation publique immédiate après la confrontation orale des ordresFootnote 16. Les clients des agents de change peuvent ainsi aisément vérifier que le cours officiel leur a bien été appliqué. Dans ce cadre, la neutralité des agents de change garantit la neutralité du marché envers tous les participants. Leur rémunération est assurée par un courtage sur les transactions réalisées, dont le maximum est fixé par le ministère des Finances. Pour parachever la sécurité de leur clientèle, les agents de change garantissent enfin par leur patrimoine individuel et par une caisse commune la bonne fin des opérations qui leur sont confiées, c’est-à-dire la livraison de titres à l’authenticité vérifiée ou le paiement effectif des transactions. Ce marché, sécurisé et transparent, vise précisément à rassurer les « petits capitalistes » qui gèrent directement leur portefeuille avec un agent de change, sans toutefois avoir la capacité de venir eux-mêmes en bourse. Il correspond aussi exactement à la norme théorique établie par Léon Walras pour le marché de concurrence parfaite, avec un accès garanti à tous et où aucun intervenant ne bénéficie d’avantage ou de privilège, d’où résulte un prix à la fois juste et exact, ce que les économistes aujourd’hui considèrent comme le marché par excellenceFootnote 17.
Si le fonctionnement réel du Parquet ne correspond pas parfaitement à cette norme, il ne s’en éloigne toutefois que peuFootnote 18. La Coulisse, en revanche, ne prétend pas fonctionner ainsi, mais selon une logique qui n’est pas clairement théorisée ou revendiquée à l’époque, du fait de la force normative du Parquet. Cette logique peut néanmoins être reconstituée à la lumière de la théorie économique actuelle et de ce que l’on connaît par les contemporains (bien que cela passe souvent par les archives, en partie biaisées, de la CAC). Le terme même de Coulisse est déjà trompeur dans la mesure où il suggère une organisation homogène, alors que si la plupart des usages sont communs à tous ses participants, elle reste longtemps sans véritable organisation. À l’époque qui nous intéresse, le Syndicat des banquiers en valeurs près la Bourse de Paris y pourvoit, mais l’admission y est aisée et les contraintes légères (en témoigne le peu d’archives restantes).
La caractéristique spécifique première des coulissiers consiste dans leur « double capacité » : ils peuvent aussi bien agir en intermédiaires prenant commission (comme les agents de change) qu’acheter ou vendre pour leur propre compte, c’est-à-dire comme des spéculateurs parmi d’autres, ce parce que leurs opérations ne sont pas aussi centralisées que celles du Parquet car se déroulant « au fil de l’eau ». De ce fait, les coulissiers apportent une immédiateté supérieure à celle des agents de change : leurs clients peuvent faire affaire dès lors qu’ils trouvent un coulissier intéressé. Toutefois, cet avantage pour le client en termes de liquidité ne va pas sans risque. En effet, comme le prix est construit bilatéralement, il peut varier d’une transaction à l’autre, d’un client à l’autre, d’un coulissier à l’autre. Si la concurrence entre les coulissiers assure sans doute que les écarts restent généralement faibles, un client pressé ou mal informé peut le payer cher. À la différence du Parquet, la Coulisse n’est en effet pas soucieuse de l’égalité entre ses clients : les plus importants peuvent négocier les courtages, être servis en premier, obtenir de meilleurs prix. Elle différencie ses tarifs et ses marges en fonction des risques : ainsi le spread (l’écart entre ses prix d’achat et de vente pour un même titre au même moment) est-il élevé pour les titres nouveaux, en cours de placement, mais faible pour la dette publique ou autres titres bien établis. Les coulissiers peuvent aussi exploiter en continu l’information sur les ordres qu’ils reçoivent. La transparence n’existe pas : les opérations ont lieu de manière décentralisée, leurs prix ne sont connus que des parties à la transactionFootnote 19. Les cours publiés par les journaux pour les valeurs de la Coulisse sont collectés par certains coulissiers ou par les journaux eux-mêmes, et leur véracité n’est pas garantie, ce qui peut s’avérer un problème sérieux à une époque connue pour la corruption de la presse financièreFootnote 20. Enfin, les opérations effectuées avec un coulissier ne sont garanties que par ses propres capitaux, aucune solidarité n’existant avec ses pairs. C’est donc d’abord, là aussi, leur réputation au sein de réseaux professionnels qui assure leur existence, ce qui est cohérent avec le principe d’une activité moins tournée vers les particuliers que vers les financiers. Sans surprise, tandis que les clients des agents de change sont principalement nationaux, les coulissiers assurent les connexions internationales et les arbitrages qu’elles permettent entre différentes places financières, à une époque où nombre d’emprunteurs internationaux émettent simultanément sur plusieurs de ces places. On ne s’étonnera pas que la logique de la Coulisse ne soit pas de constituer une plateforme d’intermédiation au service du marché mais de faire le marché, une logique d’efficacité plus que de justice formelle : la liquidité qui y règne assure aux clients la réalisation rapide et satisfaisante de leurs opérations. Les plus actifs, les plus entreprenants, les mieux informés, parfois aussi les plus puissants ou les plus aventureux, réalisent un gain plus élevé à l’échange, qu’ils soient clients ou intermédiaires.
Les deux marchés fonctionnent ainsi de manières structurellement différentes. Ils sont à la fois concurrents (à la marge) et complémentaires (en termes de clientèles, de tailles d’opérations, de types de titres), les caractéristiques techniques de chacun formant un ensemble cohérent. La clientèle du Parquet comprend de nombreux particuliers, peu informés et prudents, qui opèrent surtout au comptant et demandent beaucoup de garantiesFootnote 21. Cette dispersion implique des capacités techniques importantes de compensation (entre les titres et les paiements des différents intermédiaires) et de livraison. Or, une compensation multilatérale demande une organisation très structurée. Elle suppose aussi une confiance entre les participants, puisque des créances sur l’un peuvent être remplacées par des créances sur d’autres. L’existence d’une organisation stricte capable de surveiller et de sanctionner ses membres en est la condition. Le bon fonctionnement du Parquet requiert ainsi un nombre limité d’agents de change, qui acceptent une solidarité financière forte et donc exigent des garanties élevées comme un contrôle sur les admissions au sein de leur « corporation », et ce davantage encore pour la garantie collective donnée à la bonne fin des opérations, élément essentiel de l’attractivité du Parquet auprès des particuliersFootnote 22. Inversement, les professionnels et investisseurs informés se savent responsables des risques qu’ils prennent dans une Coulisse où ni solidarité collective ni compensation centralisée n’existentFootnote 23. En outre, la Coulisse n’a pas besoin d’une organisation intégrée parce qu’elle se concentre sur de grosses opérations à terme et à prime pour lesquelles la liquidation est plus simpleFootnote 24.
Si Parquet comme Coulisse peuvent ainsi être vus chacun comme cohérent, voire comme constituant conjointement un système, il n’en reste pas moins qu’ils sont d’abord perçus comme opposés par des commentateurs qui distinguent les opérations réalisées en toute sécurité et au vu de tous et celles qui se déroulent dans l’ombre et à risque ; d’un côté les respectables officiers ministériels, de l’autre de douteux intermédiaires, parfois étrangers et souvent tenus pour juifs.
Les réformes et le dévoilement des positions
Deux réformes du fonctionnement du marché boursier ont lieu en 1893 et 1898 en sens opposés, et permettent de comprendre les attitudes des différentes forces politiques sur ce sujet, et plus largement leur philosophie politique du marché. Si chacune des deux réformes a son origine propre, le débat est unique et nous le traitons en un seul bloc pour éviter redites et confusions. Dans les deux cas, le contexte donne l’occasion à quelques députés de pousser une réforme, mais le résultat reste longtemps incertain et le débat public y joue un rôle important. Ainsi, la première réforme est lancée par Antoine Jourde, l’un des premiers députés socialistes récemment élus à la ChambreFootnote 25. Pour répondre aux scandales financiers, il propose une taxation des opérations de bourse. Alors que le gouvernement est d’abord réticent, Jourde obtient l’adoption de l’impôt le 12 décembre 1892 grâce au ralliement des conservateurs de tradition catholique hostiles à la finance et au soutien de l’opinion publique. C’est alors seulement que notre débat spécifique commence. Sitôt l’impôt adopté à leur grand dam, coulissiers et agents de change rivalisent pour le payer. Le paradoxe n’est qu’apparent, car de fait, la question technique du versement de l’impôt remet en cause le modus vivendi existant entre eux. Si seuls les agents de change pouvaient payer l’impôt, les coulissiers seraient forcés de passer par eux sauf à se mettre en situation de fraude fiscale. Inversement, faire payer l’impôt aux coulissiers conduirait à légaliser leur activité et à supprimer le privilège des agents de change.
Le débat parmi les experts est vif. Il porte en premier lieu sur la question du monopole des agents de change, les coulissiers devenant les hérauts de la concurrence. Les banques, qui font en cachette des applications entre les ordres de leur clientèle et utilisent la Coulisse pour placer les titres qu’elles émettent, défendent la légalisation de la Coulisse au nom de la lutte contre les monopolesFootnote 26. Les économistes libéraux attaquent le monopole des agents de change et contestent l’affirmation selon laquelle ceux-ci auraient commis moins d’entorses à la moralité que les coulissiersFootnote 27. C’est de fait un terrain d’affrontement politique possible. La France des années 1890 n’a pas de lois contre les monopoles mais contre l’accaparement, qui se concentre plutôt sur les répercussions sur les prix que sur l’organisation supposée monopoliste. Une partie des conservateurs sont acquis à l’idée qu’il faut laisser émerger de grandes entreprises pour stabiliser les marchés et se protéger contre les géants étrangers, tandis que les « républicains » sont d’ordinaire libéraux et pro-concurrenceFootnote 28. Dans le cas de la Bourse, discuter du monopole des agents de change tend néanmoins à masquer le problème le plus important : les risques d’abus d’information ou de position dominante non pas des intermédiaires mais des parties prenantes des échanges. Comme le fait remarquer la CAC, l’organisation centralisée (et donc par principe monopolistique) qu’elle met en œuvre assure la concurrence sur ce marché bien plus important que le marché du service d’intermédiation. L’ouverture de ce dernier pourrait laisser le champ libre à l’exercice de pouvoir de monopole sur le marché des produits financiers eux-mêmes. Or, s’il est possible de contrôler les profits des agents de change, il apparaît plus compliqué de ne serait-ce qu’observer ceux des parties prenantes du marché financier en général. Dans les débats des économistes de l’époque, l’un des points d’achoppement est que des échanges décentralisés pourraient aboutir à ce que les échangistes les plus puissants obtiennent un partage plus favorable du gain conjoint à l’échangeFootnote 29. Il n’est donc pas surprenant que, dans le débat entre Coulisse et Parquet, les grandes banques, seules à pouvoir peser sur le marché si son organisation leur laisse les mains libres, prennent le parti de la première. En réponse, elles remettent en question l’argument de la sécurité supérieure du Parquet en rappelant que le dernier syndic de la Compagnie a refusé de payer les dettes de deux agents qui ont fait faillite pour des opérations irrégulières en 1886 et 1888.
Dans ce débat technique complexe, l’opinion pèse fortement. Les archives de la CAC montrent que celle-ci n’hésite pas à distribuer de larges subsides à la presse pour soutenir ses positions, y compris par des arguments nationalistes et antisémites (alors même que plusieurs agents de change sont juifs, le plus récent étant nommé en 1893). En particulier, elle fournit des listes de coulissiers mentionnant ceux qui sont considérés comme juifs ou allemandsFootnote 30. Un regard rapide sur la presse de l’époque permet de dresser un constat sans équivoque. Ainsi, L’Intransigeant du 25 février 1893 rend compte du débat parlementaire, reprend les chiffres de la CAC sur les coulissiers étrangers et conclut : « Les deux tiers des coulissiers sont des étrangers qui spéculent à leur gré avec l’or des naïfs sur le marché français », suggérant « qu’on expulse purement et simplement tous les juifs allemands ou italiens qui viennent voler en France l’argent de nos nationaux »Footnote 31. Ailleurs : « Il est incontestable que les agents de change, qui sont Français, tandis que la Coulisse est composée en grande partie de Juifs allemands, présentent plus de garanties que les coulissiers qui, pour toucher un courtage quelconque, inondent le marché de papiers absolument fantastiquesFootnote 32. » Sans évaluer la récurrence de tels propos, il ne fait aucun doute qu’ils sont tenus sans restriction, et que si le nationalisme est systématique, l’antisémitisme est au moins fréquent. Les coulissiers répondent d’ailleurs en moquant cet antisémitisme d’un autre temps, mais non sans mobiliser eux-mêmes la presseFootnote 33. Il semble donc bien que l’antisémitisme ait servi concrètement d’instrument de mobilisation de l’opinion en faveur du Parquet, malgré la technicité de la question.
En 1893, ce débat trouve sa résolution dans le sens libéral du gouvernement : la Coulisse obtient le droit de payer l’impôt, ce qui de fait légitime ses opérations sur tous les titres et supprime le monopole des agents de change. Dans les années qui suivent, les deux marchés continuent à fonctionner parallèlement. La Coulisse réalise les deux tiers des recettes de l’impôt, bien que les opérations à terme et optionnelles, sa spécialité, soient moins taxées que les opérations au comptant. Mais en novembre 1895, un krach affecte les titres de mines d’or sud-africaines, massivement introduits par la Coulisse dans les années précédentes. Le Parquet en profite pour reprendre l’initiative et obtient du gouvernement conservateur de Jules Méline le retour au monopole, qui s’accompagne d’une institutionnalisation de la solidarité au sein du Parquet, mais débouche sur le report à Bruxelles d’une partie des opérations de la Coulisse et sur une relative stagnation des opérations pendant les deux décennies suivantesFootnote 34.
La durée du débat a conduit à une meilleure compréhension de ses enjeux chez les hommes politiques et à la construction non pas seulement de deux, mais bien de trois positions distinctes. Le 8 mars 1898, René Viviani fait un discours fleuve à la Chambre contre l’amendement Fleury-Ravarin qui rétablit le monopole. Il démontre une compréhension profonde des protections qu’offrent les obligations légales du Parquet et milite pour leur généralisation. Il estime possible d’ouvrir le Parquet à tous les intermédiaires, sous réserve d’un examen de compétence et de critères formels d’honnêtetéFootnote 35. Il ne croit pas que l’entre-soi des agents de change soit une nécessité, mais pas non plus que la généralisation de la double capacité (sur le modèle londonien) assurerait une concurrence suffisante pour remplacer la neutralité des intermédiaires : les deux groupes sont renvoyés dos à dos. Il rappelle d’ailleurs leur coopération quotidienne et leur complicité dans nombre d’affaires douteuses. Il souligne le peu de cas qu’ils y ont alors fait de l’intérêt national (et ce, quelle que fût leur nationalité). Il plaide finalement, d’une certaine manière comme Walras, pour une Bourse « service public » ou infrastructure chargée de l’établissement neutre et presque mécanique des prix justes, pour une Bourse garante d’une concurrence non biaisée entre tous les acheteurs et vendeurs de titres plutôt que visant à maximiser la liquiditéFootnote 36. Pour que cette Bourse ne dévie pas de sa neutralité et ne perde jamais de vue l’intérêt public, il demande même son contrôle par la Cour des comptes. Il clarifie ainsi une nouvelle et troisième position par rapport à la position « corporatiste » des conservateurs défenseurs des agents de change et à celle, libérale, tendant à fusionner marché de l’intermédiation et marché des titresFootnote 37. Cette troisième voie, on le devine, est aussi hostile à l’antisémitisme qu’au marché déréguléFootnote 38. Se fait donc jour un raisonnement qui disjoint antisémitisme et demande de régulation financière, alors que ces deux éléments avaient jusque-là été réunis par une large fraction de la droite conservatrice. Cette troisième voie, bien sûr, ne saurait alors devenir majoritaire, et c’est finalement la tentation du conservatisme qui l’emporte. Le gouvernement Méline appuie l’amendement Fleury-Ravarin qui rétablit de facto, via le bordereau nécessaire au paiement de l’impôt, le monopole des agents de change.
Dans les années 1890, un débat public et parlementaire autour de l’organisation du marché boursier et de la mise en place d’un impôt marginal révèle ainsi des divergences profondes. D’un côté, les « républicains » font confiance à l’ordre spontané de la finance peu régulée. De l’autre, les conservateurs invoquent un souci d’ordre moral et une inquiétude nationaliste pour requérir une réglementation de tradition corporatiste. Les premiers sont partisans de la Coulisse, marché libre où la spéculation permet de créer une forte liquidité. Les seconds privilégient la sécurité des « petits porteurs », rentiers faisant peu de transactions et se méfiant des intermédiaires, spécialement s’ils sont étrangers ou juifs. L’assimilation des coulissiers aux étrangers et aux Juifs, alors conjointement accusés d’avoir détourné l’épargne française vers des aventures étrangères inconsidérées – si ce n’est d’avoir travaillé au profit d’intérêts étrangers –, permet aux agents de change de tirer parti de l’antisémitisme ambiant pour finalement maintenir et même renforcer leur monopole. Face à ce ballet opposant libéraux et conservateurs catholiques depuis des siècles – une histoire que l’étude récente de F. Trivellato vient éclairer d’un jour nouveau –, de nouveaux acteurs apparaissent en cette fin de siècle : les socialistes. Ceux-ci mettent en avant une exigence de justice politique et économique pour proposer une réglementation qui revendique aussi l’efficacité au nom de l’autorité de la science. Ils privilégient les prix justes sur la liquidité, l’épargne durable sur la spéculation, rejettent tant les privilèges des agents de change que les délits d’initiés des coulissiers au profit d’une Bourse neutre, service public des prix. Comme les libéraux, ils condamnent tout antisémitisme. Comme les conservateurs, ils soulignent les risques du capitalisme libéral. S’ils ne gagnent pas, ils contribuent néanmoins au développement de l’idée que des institutions de marché neutres et efficaces peuvent être instaurées par l’État, une idée qui les précède mais fleurit en partie grâce à eux au xxe siècle. Plus d’un siècle plus tard, le monopole rétabli en 1898 a été emporté, mais la garantie de l’égalité dans l’échange reste un enjeu pour nos sociétés, si bien que les positions que nous venons de discuter ne sont guère différentes de celles dont nous débattons aujourd’hui.