Hostname: page-component-54dcc4c588-54gsr Total loading time: 0 Render date: 2025-09-28T23:47:10.253Z Has data issue: false hasContentIssue false

L’éthique et le génie québécois : Entre perfectionnisme institutionnel et délibération éthique Marc-Kevin Daoust et Thomas Mekhaël, Québec : Presses de l’Université du Québec, 2024, pp. 294.

Review products

L’éthique et le génie québécois : Entre perfectionnisme institutionnel et délibération éthique Marc-Kevin Daoust et Thomas Mekhaël, Québec : Presses de l’Université du Québec, 2024, pp. 294.

Published online by Cambridge University Press:  11 August 2025

Lahcen Fatah*
Affiliation:
Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (CIRST), Université du Québec à Montréal (UQAM)
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Information

Type
Book Review/Recension
Copyright
© The Author(s), 2025. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Political Science Association (l’Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique

L’ouvrage de Marc-Kevin Daoust et Thomas Mekhaël constitue une contribution majeure à la réflexion sur les enjeux éthiques dans le domaine de l’ingénierie au Québec. Il offre des perspectives novatrices et illustre, à certains égards, l’évolution sociohistorique et politique québécoise en matière d’ingénierie. Ce travail se distingue par la richesse de ses analyses et par la pertinence des outils conceptuels qu’il mobilise, dans un contexte où les études sur l’ingénierie québécoise se font rares (voir Vandenbroek, Reference Vandenbroek1993; Germain, Reference Germain1996).

Une analyse historique et contemporaine du génie au Québec

L’ouvrage se déploie en deux grandes parties qui s’articulent autour de thématiques complémentaires. Il s’ouvre sur une introduction claire à l’éthique en tant que discipline philosophique, exposant comment elle diffère du droit (ou de la déontologie) (Chapitre 1, 7–8). Il s’agit là d’une distinction essentielle pour bien comprendre le cadre analytique des auteurs. La méthodologie, quant à elle, repose sur des outils éthiques, comme les intuitions, les valeurs, les raisonnements et les méthodes morales (Chapitre 1, section 1.4, 10–18), autant d’éléments qui permettent d’évaluer les actions des individus comme celles des institutions. L’usage d’exemples concrets, comme les dilemmes liés aux voitures autonomes, rend ces concepts abstraits accessibles et pertinents.

La première partie, consacrée à l’éthique institutionnelle, explore l’évolution des institutions québécoises du génie depuis le XIXe siècle jusqu’aux transformations récentes. Les auteurs passent en revue des moments clés, comme l’interdiction de la grève aux ingénieurs dans les années 1950 ou la mise en tutelle de l’Ordre des ingénieurs du Québec (OIQ) en juillet 2016 (Chapitre 5, 97–117).

La seconde partie s’intéresse aux conflits éthiques auxquels font face les professionnels, lesquels sont liés notamment à la corruption, à la protection de l’environnement et aux usages détournés des codes d’éthique et de déontologie.

L’ouvrage excelle dans l’établissement de liens entre l’évolution sociohistorique et politique des institutions et leurs enjeux éthiques actuels. Par exemple, le passage d’institutions dites corporatistes, centrées sur la défense des intérêts des ingénieurs, à des institutions axées sur la protection du public après 1973 est très bien documenté (Chapitre 2, 29–47). Cela nous montre notamment que ce changement paradigmatique a entraîné des tensions entre l’autonomie professionnelle et les obligations institutionnelles.

L’apport de critères d’analyse pertinents

Les thèmes contemporains – comme la corruption dans l’industrie de la construction ou la protection de l’environnement – sont traités avec rigueur. Le concept de « corruption grise » (Chapitre 10, 207–225) est particulièrement intéressant, car il met en lumière des pratiques éthiquement discutables, mais juridiquement acceptables. Cette discussion s’inscrit dans le contexte de la commission Charbonneau, citée en introduction (2), et révèle l’importance de réformes institutionnelles.

Dans ce cadre, un apport particulièrement novateur de l’ouvrage réside dans l’élaboration d’une grille d’analyse éthique de la corruption (Chapitre 10, 217). Les auteurs y proposent quatre critères fondamentaux qui permettent de se saisir de ce phénomène complexe et d’orienter l’intervention institutionnelle. Le premier critère, celui de l’altération, postule que la corruption se manifeste par une modification, un contournement ou une altération de la nature même du système, en résonance avec des conceptions philosophiques antiques et politiques qui considèrent la corruption comme une transformation indue du fonctionnement social et politique. Le deuxième critère, relatif à l’intérêt, exige que l’acte de corruption confère un avantage indu à l’une des parties impliquées, qu’il s’agisse de cadeaux, de faveurs ou d’un gain en réputation. Le troisième critère insiste sur la connaissance de l’acte, c’est-à-dire que celui-ci doit être commis en pleine conscience, ce qui met en exergue l’importance cruciale de l’éducation et de la sensibilisation aux enjeux éthiques, même si, dans certains cas, la corruption peut survenir par inadvertance ou ignorance. Enfin, le critère de légalité souligne que l’acte doit être illégal, c’est-à-dire constitutif d’une infraction à une loi ou à un règlement, permettant ainsi de distinguer les comportements clairement illicites de ce que l’on désigne par l’expression de « corruption grise », laquelle exploite des vides normatifs. Cette grille d’analyse offre ainsi aux institutions et aux professionnels un outil conceptuel précieux pour identifier les pratiques corruptrices, en saisir la complexité et déterminer à quel niveau il convient d’intervenir afin de renforcer l’intégrité institutionnelle.

De surcroît, les auteurs font usage d’une métaphore particulièrement efficace pour illustrer la relation dialectique entre les comportements individuels et les structures institutionnelles. En comparant les ingénieurs à des « pommes » et les institutions à un « panier », ils démontrent que la résolution des problèmes éthiques ne peut être envisagée sans tenir compte simultanément des actions individuelles et des dispositifs collectifs dans lesquels s’inscrivent ces actions. Cette analogie, évoquée dès l’introduction (2), permet de montrer que les problèmes éthiques ne peuvent être résolus sans tenir compte à la fois des individus et des structures. Les auteurs soulignent que des institutions fragilisées, comme l’OIQ avant sa mise en tutelle, peuvent aggraver les dilemmes éthiques des ingénieurs (Chapitre 5, 102–117).

Un autre concept théorique majeur développé dans l’ouvrage est celui du perfectionnisme institutionnel. Inspiré des travaux de Christian Nadeau (Reference Nadeau2010), ce concept invite les institutions à viser une amélioration continue afin d’atteindre des standards d’excellence en matière de justice et de respect des valeurs professionnelles (Chapitre 1, section 5, 25–26). Illustré par divers exemples tirés de cas concrets impliquant l’OIQ et d’autres organismes du génie, le perfectionnisme institutionnel apparaît comme un levier pour encourager un renouvellement proactif dans la poursuite d’un objectif d’excellence (26).

Qui plus est, les auteurs défendent l’idée que l’implication des institutions dans les débats de société doit répondre à certains critères bien définis (Chapitre 6, 134–142). Selon eux, une institution se voit légitimée à intervenir dans le débat socio-économique lorsqu’elle adopte une position dotée d’une valeur intrinsèque et conforme à sa mission, garantissant une cohérence avec ses objectifs fondamentaux. Par ailleurs, la légitimité de cette prise de position repose sur l’appui jugé adéquat de ses membres, critère essentiel qui souligne l’importance du soutien interne.

Une focalisation trop locale ?

Malgré ses qualités, l’ouvrage compte quelques angles morts. Tout d’abord, l’analyse reste très centrée sur le contexte québécois, ce qui constitue à la fois une force et une limite. Bien que cela soit le sujet principal, une analyse comparative aurait pu enrichir la discussion et les réflexions sur l’éthique institutionnelle à l’échelle internationale, si ce n’est interprovinciale. Ensuite, le concept de perfectionnisme institutionnel mériterait une exploration plus approfondie de critères concrets, permettant d’évaluer si et dans quelle mesure une institution progresse vers l’excellence. Des indicateurs mesurables auraient été utiles.

En définitive, les professionnels et étudiants en génie, comme les décideurs, trouveront dans ce livre des outils et des guides pratiques en phase avec les exigences contemporaines, ainsi qu’une source d’inspiration pour améliorer l’éthique, parfois au-delà du génie.

References

Références

Germain, Georges-Hébert. 1996. Le génie québécois : histoire d’une conquête. Montréal : Libre expression.Google Scholar
Nadeau, Christian. 2010. « Démocratie de contestation et perfectionnisme institutionnel ». Dans Conflits et démocratie. Quel nouvel espace public?, édité par Hourya Bentouhami et Christophe Miqueu, 163–176. Paris : L’Harmattan.Google Scholar
Vandenbroek, François. 1993. L’ingénieur et son Code de déontologie. Trois-Rivières : Éditions Jurimega.Google Scholar