Introduction
Comme tout professionnel de la santé, les ergothérapeutes vivent des enjeux éthiques dans le cadre de leur pratique (Bushby et al., Reference Bushby, Chan, Druif, Ho and Kinsella2015), notamment parce qu’ellesFootnote 1 interviennent auprès de personnes qui se retrouvent souvent dans une situation de vulnérabilité. Tandis que les enjeux éthiques que pose la pratique de la médecine et celle des soins infirmiers sont relativement bien documentés dans les écrits, tel n’est pas le cas des enjeux éthiques qui sont liés à la pratique de l’ergothérapie (Bushby et al., Reference Bushby, Chan, Druif, Ho and Kinsella2015; Drolet et Maclure, Reference Drolet and Maclure2016). Il faut dire que la profession d’ergothérapeute a une histoire relativement jeune, soit plus ou moins cent ans selon les pays (Ferland et Dutil, Reference Ferland and Dutil2013; Friedland, Reference Friedland2011; Prud’homme, Reference Prud’homme2011). Cette jeune histoire explique en grande partie ce retard noté dans les écrits.
Cela dit, depuis les années 1980, un nombre croissant d’écrits discutent des spécificités de l’éthique dans le domaine de la réadaptation, dont l’ergothérapie fait partie (Barnitt, Reference Barnitt1998; Barnitt et Partridge, Reference Barnitt and Partridge1997; Caplan et al., Reference Caplan, Callahan and Haas1987; Foye et al., Reference Foye, Kirschner, Brady Wagner, Stocking and Siegler2002; Hunt et al., Reference Hunt, Drolet, Hudon and Mitra2019). Un consensus important émerge de ces écrits, à savoir que les professions de la réadaptation ont peu à apprendre des enjeux éthiques extérieurs au domaine de la réadaptation (Hunt et al., Reference Hunt, Drolet, Hudon and Mitra2019). Pourquoi ? Parce que la réadaptation vise à promouvoir et à optimiser le fonctionnement humain et non pas à prodiguer des soins curatifs ou de confort. Il s’ensuit que les enjeux éthiques vécus par ces professionnels, incluant les ergothérapeutes, se distinguent de ceux vécus par les professionnels appartenant à des professions biomédicales. C’est probablement ce qui explique l’effervescence récente constatée dans les écrits pour l’éthique appliquée en réadaptation, notamment en ergothérapie (Drolet et al., Reference Drolet, Hunt and Caty2018).
Bien qu’il existe plusieurs définitions de la notion d’enjeu éthique (Goulet et Drolet, Reference Goulet and Drolet2018), dans cet article, un enjeu éthique correspond à une situation qui compromet le respect d’au moins une valeur (Swisher et al., Reference Swisher, Arsalanian and Davis2005). Autrement dit, un enjeu éthique est une situation problématique sur le plan de l’éthique, car au moins une valeur est bafouée pour diverses raisons reliées aux personnes ou aux contextes au sein desquels celles-ci évoluent (Drolet et Ruest, Reference Drolet and Ruest2021). En bref, un enjeu éthique correspond à une situation où un idéal axiologique (valeur) devant réguler la pratique est compromis (Drolet, Reference Drolet2014), pour diverses raisons propres ou externes à une personne.
Lorsqu’on s’intéresse aux enjeux éthiques de la pratique des ergothérapeutes qui travaillent en centre hospitalier auprès de personnes aînées, force est de constater que les écrits sur le sujet sont peu nombreux et traitent de sujets peu variés. La plupart des écrits sur le sujet discute des enjeux éthiques reliés aux prises de décision relatives au congé de l’hôpital (Atwal et Caldwell, Reference Atwal and Caldwell2003; Crennan et MacRae, Reference Crennan and MacRae2010; Durocher et al., Reference Durocher, Kinsella, Ells and Hunt2015; Durocher et Gibson, Reference Durocher and Gibson2010; Moats, Reference Moats2006). Lors de ces prises de décision, les ergothérapeutes auraient des biais qui font en sorte que leurs décisions ne respecteraient pas les quatre principes de la bioéthique que sont l’autonomie, la bienfaisance, la non-malfaisance et la justice (Beauchamp et Childress, Reference Beauchamp and Childress2013; Moats, Reference Moats2006), ce qui pourrait contribuer au non-respect des droits des personnes aînées (Atwal et Caldwell, Reference Atwal and Caldwell2003). Aussi, la considération des risques lors de ces prises de décision serait variable parmi les membres de l’équipe (Atwal et al., Reference Atwal, Wiggett and McIntyre2011), ce qui encore ici pourrait nuire au respect des droits des personnes aînées, surtout lorsque cette considération diverge de celle réalisée par la personne aînée et ses proches (Crennan et MacRae, Reference Crennan and MacRae2010). Il faut dire que les décisions relatives au congé de l’hôpital mettent en tension différentes valeurs souvent difficiles à réconcilier comme l’autodétermination de la personne aînée, son autonomie fonctionnelle, la collaboration interprofessionnelle et la sécurité de la personne (Durocher et Gibson, Reference Durocher and Gibson2010). Bien que les ergothérapeutes tentent de trouver un équilibre entre la protection de la personne aînée des risques perçus et le respect de ses choix libres et éclairés (Durocher et al., Reference Durocher, Kinsella, Ells and Hunt2015), il s’avère difficile pour plusieurs d’entre elles de respecter l’approche centrée sur la personne lorsque celle-ci prend des décisions qui semblent à risque pour elle (Lohman et al., Reference Lohman, Mu and et Scheirton2004). De plus, le modèle biomédical qui domine en centre hospitalier a tendance à favoriser la sécurité de la personne aînée au détriment de son autodétermination et les décisions relatives au congé sont souvent prises rapidement dans un contexte qui valorise la performance au détriment du respect d’autres valeurs (Moats, Reference Moats2006). Aussi, la voix de la personne aînée et celle de l’ergothérapeute sont souvent peu entendues par les équipes soignantes (Moats, Reference Moats2006). Somme toute, un certain paternalisme médical et éthique caractérise les décisions relatives au congé de l’hôpital.
D’autres enjeux éthiques sont discutés dans les écrits, mais dans une moindre mesure. Par exemple, l’obtention et le respect du consentement libre et éclairé des personnes aînées aux soins, notamment des personnes aînées présentant des troubles cognitifs, constituent des enjeux éthiques préoccupants et difficiles à résoudre (Lapointe, Reference Lapointe2016; Viscogliosi et al., Reference Viscogliosi, Drolet, Lord, Pinard and Ruest2025). La pratique ergothérapique en contexte de soins de fin de vie est aussi reliée à des défis (Talbot-Coulombe et al., Reference Talbot-Coulombe, Bravo and Carrier2022), voire à des questionnements éthiques (Guay et al., Reference Guay, Drolet, Kuhne, Talbot-Coulombe and Mortenson2022). Par ailleurs, à la suite du congé de l’hôpital, les délais d’attente pour que les personnes aînées aient accès aux adaptations domiciliaires dont elles ont besoin sont longs (Petersson et al., Reference Petersson, Kottorp, Bergström and Lilja2009), ce qui nuit à leur fonctionnement quotidien et affecte leur état de santé et leur bien-être, en plus d’entraîner des conséquences importantes sur les personnes proches aidantes qui se doivent de compenser. Aussi, l’accès à des services de soutien de l’autonomie à domicile des personnes aînées en perte d’autonomie est complexe, en plus d’être lié à des injustices distributives et des problèmes d’équité (Carrier et al., Reference Carrier, Levasseur and Mullins2010). Enfin, l’utilisation des nouvelles technologies auprès des personnes aînées est liée à des questionnements et des enjeux éthiques (Brey, Reference Brey and Hansson2017; Sundgren et al., Reference Sundgren, Stolt and Suhonen2020). Par exemple, les logements assistés technologiquement pour assurer la sécurité à domicile des personnes aînées peuvent compromettre leur vie privée et leur intimité (Mortenson et al., Reference Mortenson, Sixsmith and et Beringer2016; Sundgren et al., Reference Sundgren, Stolt and Suhonen2020).
En somme, tandis que plusieurs écrits traitent des prises de décision relatives au congé de l’hôpital (Atwal et al., Reference Atwal, Wiggett and McIntyre2011; Atwal et Caldwell, Reference Atwal and Caldwell2003; Crennan et MacRae, Reference Crennan and MacRae2010; Durocher et al., Reference Durocher, Kinsella, Ells and Hunt2015; Durocher et Gibson, Reference Durocher and Gibson2010; Lohman et al., Reference Lohman, Mu and et Scheirton2004; Moats, Reference Moats2006) et que d’autres documentent des dimensions éthiques de la pratique ergothérapique auprès des personnes aînées pendant et après leur congé de l’hôpital (Carrier et al., Reference Carrier, Levasseur and Mullins2010; Guay et al., Reference Guay, Drolet, Kuhne, Talbot-Coulombe and Mortenson2022; Lapointe, Reference Lapointe2016; Mortenson et al., Reference Mortenson, Sixsmith and et Beringer2016; Petersson et al., Reference Petersson, Kottorp, Bergström and Lilja2009; Talbot-Coulombe et al., Reference Talbot-Coulombe, Bravo and Carrier2022), aucune étude n’a jusqu’à maintenant documenté d’une manière large et globale les enjeux éthiques de la pratique de l’ergothérapie auprès de personnes aînées en centre hospitalier. Considérant que pour parvenir à résoudre ces enjeux, il importe dans un premier temps de les documenter et considérant que des enjeux éthiques non résolus ont le potentiel d’affecter la qualité des soins et le mieux-être au travail des ergothérapeutes, cette étude visait à mettre en lumière ces enjeux (Drolet et Goulet, Reference Drolet and Goulet2018). Plus précisément, l’objectif de la présente étude était de décrire ces enjeux suivant la perspective d’ergothérapeutes du Québec travaillant en centre hospitalier auprès de personnes aînées.
1. Méthodes
Cette section, qui présente les méthodes utilisées pour atteindre cet objectif, comprend cinq parties. Premièrement, le devis de l’étude est décrit. Deuxièmement, les caractéristiques des personnes participantes recherchées sont énoncées ainsi que les moyens utilisés pour les recruter. Troisièmement, les outils de la collecte des données sont précisés, suivies des méthodes d’analyse des données. Enfin, des considérations éthiques sont énoncées.
1.1. Devis de la recherche
Considérant l’état limité des connaissances sur le sujet (DePoy et Gitlin, Reference DePoy and Gitlin2020) et l’objet d’intérêt de nature éthique de la recherche, un devis inductif de nature qualitative a été retenu. Plus précisément, pour décrire les enjeux éthiques de la pratique de l’ergothérapie en centre hospitalier auprès de personnes aînées, un devis qualitatif descriptif d’inspiration phénoménologique a été choisi (Husserl, Reference Husserl, Polifroni and Welch1999). Puisque ce devis permet de décrire le phénomène investigué par l’entremise des personnes les plus susceptibles d’en avoir une perception avérée (Corbière et Larivière, Reference Corbière and Larivière2014; DePoy et Gitlin, Reference DePoy and Gitlin2020; Hammell et al., Reference Hammell, Carpenter and Dyck2000), celui-ci s’avérait approprié pour atteindre l’objectif de l’étude.
1.2. Personnes participantes et leur recrutement
Pour recruter les personnes participantes, un échantillon de convenance a été utilisé (DePoy et Gitlin, Reference DePoy and Gitlin2020). Pour prendre part à l’étude, les critères d’inclusion suivants ont guidé le recrutement: 1) être membre de l’OEQ; 2) être volontaire pour prendre part à l’étude; et 3) comprendre et s’exprimer en français. Un courriel a été envoyé à l’été 2016Footnote 2 par l’Ordre des ergothérapeutes du Québec (OEQ) à l’ensemble des ergothérapeutes du Québec ayant donné leur accord afin d’être sollicitées pour prendre part à des études. Un rappel a été fait à l’automne 2016. Les ergothérapeutes intéressées à participer devaient envoyer un courriel aux assistantes de recherche, responsables de la collecte des données (RG et MT). Considérant que plus de 200 ergothérapeutes ont levé la main pour participer à l’étude, des sous-groupes par clientèles et lieux de pratique ont été réalisés, dont un sous-groupe d’ergothérapeutes travaillant auprès de personnes aînées en centre hospitalier.
1.3. Collecte des données
Deux outils de collecte de données ont été utilisés, soit un questionnaire sociodémographique qui colligeait des informations sur les personnes participantes et un entretien individuel semi-dirigé. L’ensemble des données ont été collectées par une assistante de recherche. Après avoir rempli un questionnaire sociodémographique, les ergothérapeutes ont été rencontrées individuellement dans le cadre d’un entretien téléphonique semi-structuré d’une durée de 60 à 90 minutes. Pour rejoindre des ergothérapeutes de diverses régions du Québec et faciliter l’expression des personnes participantes sur un sujet sensible, l’entretien téléphonique a été choisi (Boutin, Reference Boutin2018). Les entretiens, qui ont été réalisés de mai 2016 à août 2016, ont été enregistrés sur une bande audionumérique pour permettre la transcription intégrale des verbatims. Le guide de l’entretien, qui a été conçu aux fins de la recherche et prétesté auprès de trois ergothérapeutes, comprenait deux parties, soit une consacrée aux enjeux éthiques que pose leur pratique et une autre dédiée aux moyens mis de l’avant ou envisagés pour aborder ces enjeux. La première partie comprenait six questions, tandis que la seconde en comprenait neuf. Basées sur le cadre conceptuel de Swisher et collaborateurs (2005), des questions telles que celles-ci ont été posées aux ergothérapeutes: Vous arrive-t-il de rencontrer des enjeux éthiques dans votre pratique? Si oui, à quelle fréquence rencontrez-vous de tels enjeux? Quels sont les enjeux éthiques que soulève votre pratique? Vous arrive-t-il de vivre des dilemmes éthiques ? Si oui, expliquez.
Aussi, un journal réflexif a été rempli pour y colliger des faits (date, heure, durée) ainsi que des impressions et commentaires sur le déroulement des entretiens, tout au long de la recherche, et ce, par l’assistante de recherche responsable de la collecte des données. Ces notes consistaient en des résumés des entretiens et visaient en outre à déterminer le moment de l’atteinte de la saturation empirique des données.
1.4. Analyse des données
Les entretiens ont été intégralement transcrits par une autre assistante de recherche et analysés à l’automne 2022 par une équipe de trois analystes qui se sont concertées pour rendre justice aux perceptions des ergothérapeutes, suivant les étapes proposées par Giorgi (Reference Giorgi1997) pour réaliser la réduction phénoménologique husserlienne. Ainsi, après la collecte et la transcription des données verbales (étape 1), les analystes se sont imprégnées dans les données (étape 2). Une analyste a lu et codé l’ensemble des entretiens, tandis que les deux autres analystes se sont partagées également les entretiens. Par la suite, les trois analystes se sont rencontrées à plusieurs reprises pour partager leurs interprétations des propos des ergothérapeutes et s’entendre sur les unités de sens émergeant des entretiens (étape 3). Elles ont ensuite procédé à la réduction phénoménologique, c’est-à-dire qu’elles ont organisé et réduit les unités de sens, de façon à brosser un portrait global du phénomène investigué, en prenant appui sur le langage disciplinaire (étape 4). Cela a permis de synthétiser et d’illustrer les résultats (étape 5).
1.5. Considérations éthiques
Le comité d’éthique de la recherche avec des êtres humains de l’Université du Québec à Trois-Rivières a émis une certification éthique pour mener cette étude. Après avoir pris connaissance des documents de l’étude (questionnaire sociodémographique, guide de l’entretien, lettre d’information et formulaire de consentement), les ergothérapeutes intéressées à participer à l’étude étaient invitées par une assistante de recherche à donner leur consentement libre et éclairé, en signant le formulaire de consentement et lui retourner par courriel.
2. Résultats
Cette section, qui présente les résultats de l’étude, comprend deux parties. Tandis que la première partie brosse un portrait des ergothérapeutes ayant participé à l’étude, la seconde décrit les enjeux éthiques de la pratique de l’ergothérapie en centre hospitalier auprès de personnes aînées, tels que perçus par les participantes.
2.1. Participantes
Vingt ergothérapeutes travaillant auprès de personnes aînées en centre hospitalier ont pris part à la recherche. La majorité d’entre elles étaient des femmes, soit dix-huit femmes et deux hommes. Au moment de la collecte des données, elles étaient âgées entre 24 et 57 ans, et avaient un âge moyen de 35 ans. Leur expérience professionnelle moyenne comme ergothérapeute était de onze ans, soit entre deux et trente-deux années d’expérience. Comme le résume le Tableau 1, leur plus haut diplôme universitaire obtenu était le baccalauréat ou la maîtrise. Au sujet de leur degré de formation en éthique, tandis que certaines avaient suivi au moins un cours universitaire dédié à l’éthique, d’autres n’avaient aucune formation en éthique ou avaient une formation limitée en éthique. Elles travaillaient dans différentes régions du Québec (onze des dix-sept régions administratives), mais une majorité d’entre elles travaillait dans la région de Montréal auprès de personnes aînées ayant des problématiques variées, incluant en majorité des troubles cognitifs.
Tableau 1. Description des ergothérapeutes et d’éléments de leur pratique

2.2. Enjeux éthiques
Comme l’illustre la Figure 1, sept unités de sens émergent des données, soit: 1) l’autonomie décisionnelle reniée aux personnes aînées; 2) l’autonomie fonctionnelle en tension avec la sécurité; 3) la dignité humaine des personnes aînées bafouée; 4) l’accessibilité et la qualité des services de réadaptation compromises; 5) la méconnaissance et l’instrumentalisation de la profession; 6) le défi de la collaboration interprofessionnelle; et enfin 7) la bientraitance asymétrique.

Figure 1. Les enjeux éthiques de la pratique ergothérapique en centre hospitalier auprès de personnes aînées.
Les paragraphes qui suivent décrivent ces unités de sens. Ce faisant, celles-ci sont illustrées et appuyées par des extraits des verbatims.
2.2.1. Autonomie décisionnelle aux personnes aînées
Le respect de l’autonomie décisionnelle des personnes implique notamment le fait de les informer suivant leur degré de littératie, de les consulter périodiquement sur leurs valeurs et leurs préférences ainsi que de les impliquer activement dans les décisions qui les concernent (Drolet et Ruest, Reference Drolet and Ruest2021). De plus, cela va de pair avec le fait d’obtenir et de respecter leur consentement libre et éclairé, ce qui nécessite d’éviter de les manipuler (consentement libre) et de leur cacher des informations (consentement éclairé) (Secrétariat interagences en éthique de la recherche, 2010). Nombreuses sont les ergothérapeutes qui discutent de situations où les décisions cliniques sont prises, sans que le consentement libre ou éclairé des personnes aînées ait été obtenu.
L’autonomie décisionnelle reniée est l’enjeu éthique le plus discuté par les ergothérapeutes ayant pris part à l’étude. Comme l’expriment clairement et précisément ces ergothérapeutes, « on passe outre le consentement » (participante 18): le « consentement n’est pas obtenu de manière libre et éclairée » (participante 19). « Souvent, les décisions sont prises à la place de la personne âgée. On ne prend pas le temps de lui demander son opinion, puis on décide à sa place. Par exemple, on la force à accepter des services à domicile ou à être relocalisée » (participante 13).
Quatre éléments semblent participer à l’occurrence de cet enjeu comme l’illustre la Figure 2, soit: 1) la grande place accordée aux familles, 2) le paternalisme manifesté par les équipes soignantes et les familles; 3) la volonté de membres d’équipes soignantes d’imposer des interventions et 4) les cas d’acharnement thérapeutique.

Figure 2. Éléments influençant le non-respect de l’autonomie décisionnelle des personnes aînées en centre hospitalier selon les ergothérapeutes.
Grande place accordée aux familles
Les ergothérapeutes expliquent que ces situations sont notamment dues aux tensions qui se présentent parfois entre la personne aînée et des membres de sa famille, et à la place accordée par les équipes soignantes aux membres de la famille. Des participantes expliquent que les équipes soignantes donnent une grande place à la parole des membres de la famille au détriment de celle de la personne aînée.
Parfois, j’ai l’impression que la famille prend plus de place que le patient. On est plus à l’écoute de la famille. Je ne sais pas si c’est un enjeu éthique là, mais parfois je trouve que c’est difficile de la mettre de côté et de lui dire: « ben là retirez-vous, moi, mon patient c’est lui et je vais écouter ses besoins et ce qui est important pour lui, et non pas ce qui est important pour vous ». (Participante 10)
Plusieurs participantes vivent ce conflit de loyauté en lien avec leur désir de respecter l’autonomie décisionnelle des personnes aînées. Elles sont en effet partagées entre leur sentiment de loyauté à l’égard, d’une part, de la personne aînée et, d’autre part, celui à l’égard des familles et des pratiques usuelles de leur milieu qui accordent une place prépondérante aux familles. De manière générale, les participantes notent que la voix des personnes aînées est en général peu écoutée et peu entendue.
Paternalisme manifesté par les équipes soignantes et les familles
Les ergothérapeutes relèvent qu’un paternalisme important caractérise la culture hospitalière. Lorsqu’elles évoquent cette idée, celles-ci réfèrent au fait que les équipes soignantes et les familles se positionnent souvent comme les mieux placées pour savoir ce qui est bon pour les personnes aînées, notamment lors de leur orientation à la sortie de l’hôpital. Ce faisant, les ergothérapeutes se trouvent souvent tiraillées entre la vision de l’équipe et celle de la famille, d’une part, ainsi que les souhaits et les volontés des personnes aînées, d’autre part. Bien que ces situations se présentent plus souvent lorsque des personnes aînées présentent des troubles cognitifs, elles concernent aussi les personnes aînées aptes.
On pourrait parler du respect du choix du patient (…). Je te donne un exemple concret: quelqu’un qui est encore apte à consentir qui est à l’unité de réadaptation fonctionnelle intensive (…); à côté, il y a la famille qui dit: (…) « on voudrait vraiment qu’il aille au CHSLD », mais le patient ne veut pas, puis là la famille menace de faire des poursuites ou de faires des plaintes [si l’ergothérapeute ne respecte pas sa volonté]. (Participante 18)
Ce paternalisme nuit au respect de l’autonomie décisionnelle des personnes aînées et donc au respect de leur consentement libre, mais également au respect de leur consentement éclairé, notamment lorsque des membres de l’équipe soignante forcent des interventions sur une personne aînée, en lui cachant des informations ou la manipulant pour qu’elle « accepte » une évaluation.
Volonté de membres de l’équipe d’imposer des interventions
Pour parvenir à effectuer une intervention, des ergothérapeutes discutent du fait que des membres de l’équipe soignante, incluant des ergothérapeutes, ne donnent pas toutes les informations aux personnes aînées ou lui présentent les informations d’une certaine façon. Les situations rapportées par les ergothérapeutes décrivent des cas où des membres de l’équipe soignante orientent fortement le consentement de personnes aînées dans le sens souhaité afin que ceux-ci puissent réaliser une évaluation ou intervention. « J’essaie beaucoup de faire l’évaluation [qu’on m’a demandée] (…). Parfois, je fais délibérément des choses pour m’assurer que la personne va collaborer, donc de pas du tout le dire ou de le dire d’une certaine façon » (Participante 20).
Parfois, des médecins font toutes sortes de tests puis d’imageries pour un patient, même si cette personne-là a clairement signifié qu’elle n’était pas intéressée. (…) On l’amène à l’imagerie, sans trop lui dire ce qui s’en vient, sans trop lui expliquer quels sont les avantages et les inconvénients. (Participant 16)
On allait voir un patient par rapport au dépistage pour la conduite automobile, mais on disait que c’était juste un test papier-crayon. On ne lui disait pas les conséquences que ça pouvait avoir. On ne lui disait pas qu’il pouvait être déclaré à la SAAQ, puis leur permis suspendu. (Participante 17)
Acharnement thérapeutique
Des situations d’acharnement thérapeutique sont rapportées par des ergothérapeutes qui compromettent le respect de l’autonomie décisionnelle de personnes aînées et qui révèlent que la culture hospitalière valorise le maintien de la vie à tout prix. Ce faisant, les refus de traitement de personnes aînées ne sont pas respectés. La participante 6 explique que « souvent les patients vont verbaliser justement qu’ils en ont assez puis qu’ils ne veulent pas d’acharnement, puis ce n’est pas écouté ». Parfois, l’acharnement thérapeutique ne vient pas de la culture hospitalière, mais de la famille.
On a eu récemment une patiente qui – lorsqu’elle était apte à prendre des décisions – a décidé de ne pas avoir d’acharnement. Elle avait un cancer, puis lorsqu’est venu le temps où elle a perdu un petit peu plus la tête après un deuxième AVC, elle a eu une stomie puis là, la famille voulait (…) avoir la chirurgie et (…) investiguer le cancer, alors que la dame ce n’est pas ça qu’elle souhaitait. (Participante 5)
Les ergothérapeutes remarquent qu’il est parfois difficile pour les équipes soignantes et les familles d’accepter les refus de traitement. Dans ces situations, elles observent des cas d’acharnement thérapeutique qui violent le droit à l’autodétermination des personnes aînées.
2.2.2. Autonomie fonctionnelle en tension avec la sécurité
Les ergothérapeutes sont responsables de l’évaluation de l’autonomie fonctionnelle de personnes, incluant des personnes aînées (OEQ, 2025). Elles donnent ainsi leur avis professionnel sur les capacités des personnes à réaliser diverses activités, tout en décrivant les risques liés à la réalisation de ces activités. Ce faisant, leur avis guide les équipes soignantes, les personnes aînées et les membres de leur famille lors des prises de décisions relatives par exemple au retour à domicile et au maintien de la conduite automobile (OEQ, 2025).
C’est dans ce contexte que les ergothérapeutes discutent des nombreux dilemmes éthiques qu’elles vivent qui opposent le respect de l’autonomie fonctionnelle de personnes aînées, d’une part, à la préservation de leur sécurité individuelle et de la sécurité publique, d’autre part. Comme le résume cette participante, ces dilemmes « confrontent la sécurité contre l’autonomie. Je pense que c’est pas mal le plus grand dilemme de valeurs [vécu en ergothérapie] » (Participante 4).
Bien que l’autonomie dont il est question dans ce dilemme soit l’autonomie fonctionnelle, considérant que les membres des équipes soignantes ont tendance à se placer comme des experts qui savent ce qui est le mieux pour la personne aînée, il s’ensuit que ces dilemmes éthiques compromettent non seulement l’autonomie fonctionnelle des personnes aînées, mais également leur autonomie décisionnelle, car comme vu précédemment leur consentement libre et éclairé n’est pas toujours obtenu ni respecté. Comme illustré à la Figure 3, ces dilemmes éthiques se manifestent dans quatre principaux contextes.

Figure 3. Principaux contextes au sein desquels les dilemmes éthiques opposant l’autonomie à la sécurité se manifestent selon les ergothérapeutes.
Conduite automobile
Les ergothérapeutes font partie des professionnels de la santé responsables de l’évaluation de l’aptitude des personnes à conduire un véhicule routier (OEQ, 2012). Elles peuvent être mandatées par la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) pour donner leur avis professionnel sur l’aptitude d’une personne aînée à conduire de manière sécuritaire un véhicule. Ce faisant, lorsqu’elles notent chez une personne des difficultés, qui ne peuvent pas être compensées, à conduire sécuritairement un véhicule routier, elles ont l’obligation légale et déontologique de communiquer leurs doutes raisonnables à la SAAQ. « C’est que nous, à l’hôpital, les cas de conduite automobile (…). On se retrouve un peu toutes seules à dealer avec tout le contexte de l’évaluation de la conduite automobile » (Participante 4).
Dans ces situations, les ergothérapeutes peuvent être confrontées à un dilemme éthique, car bien que les ergothérapeutes valorisent la sécurité des personnes, elles valorisent aussi leur autonomie fonctionnelle, voire leur participation occupationnelle – valeur par ailleurs centrale à la profession. Considérant que la perte du permis de conduire impacte la capacité d’une personne à participer à plusieurs occupations comme faire ses courses, visiter des amis ou des proches, participer à des loisirs, s’engager dans des activités sociales, spirituelles ou culturelles, l’évaluation de l’aptitude à la conduite automobile des personnes est susceptible d’occasionner d’importants dilemmes éthiques comme le rapportent plusieurs participantes.
Alimentation et dysphagie
Dans le contexte où une personne présente des problèmes de dysphagie, celle-ci est également une activité propice à l’émergence de tels dilemmes. Pour diverses raisons, une personne peut avoir de la difficulté à ingérer de manière sécuritaire certains aliments ou liquides, et avoir des problèmes de dysphagie. Les ergothérapeutes font partie des professionnels de la santé qui peuvent être impliqués dans l’évaluation de la capacité d’une personne à s’alimenter sécuritairement (OEQ, 2024). Ces situations sont également susceptibles d’engendrer des dilemmes éthiques opposant l’autonomie à la sécurité. « Dernièrement, [un patient avait] une grosse pneumonie d’aspiration. Les médecins disaient qu’il devrait arrêter de s’alimenter puis être gavé, mais le monsieur a fait le choix que ce qui comptait dans la vie: c’était de manger » (Participante 10).
Mesures de contention
Les ergothérapeutes font aussi partie des professionnels de la santé qui peuvent déterminer quand une mesure de contention est requise (OEQ, 2006). Plusieurs ergothérapeutes rapportent que les mesures de contention sont souvent utilisées par les équipes soignantes afin d’éviter que des personnes aînées chutent. Le manque de ressources (humaines et temporelles) influence cette pratique, unanimement remise en question par les ergothérapeutes ayant pris part à l’étude qui considèrent que la contention est utilisée de manière abusive et quasi systématique.
Les gens qui sont à risque de chutes, souvent ils [les membres de l’équipe soignante] vont penser à mettre des contentions pour prévenir et éviter les chutes, mais en même temps éthiquement je trouve que ce n’est pas correct. Il faut prendre le risque aussi pour que la personne ait une certaine liberté, donc ça on le voit assez fréquemment. (Participante 10)
C’est toujours un peu un [réflexe] (…) de mettre des contentions, mais on peut tu essayer de trouver autre chose ? Fait que c’est essayer de faire des compromis avec le milieu qui est quand même assez vieux jeu, qui est [dirigé] surtout par le médecin: c’est le boss, donc c’est difficile d’essayer de faire [les choses autrement]. (Participante 5)
Cette personne-là est attachée (…): on n’a pas le temps de la surveiller… T’as le dilemme sécurité du patient par rapport au risque de chutes, mais (…) on sait que si le patient est de plus en plus attaché (…), moins souvent il va marcher et tout ça, il va s’affaiblir plus vite. T’es donc pris entre la sécurité du patient et la perte d’autonomie. (Participant 14)
Retour à domicile
Enfin, l’objectif pour la grande majorité des personnes aînées hospitalisées est le retour à leur domicile (Gouvernement du Québec, 2012). En collaboration avec l’équipe soignante, la famille et parfois la personne aînée, les ergothérapeutes rapportent participer à la prise de décision lors de cette étape primordiale relative au retour à domicile qui met en tension l’autonomie et la sécurité. Aussi, comme l’explique la participante 8, « en travail social, en ergothérapie, on dirait qu’on mise plus sur le retour à domicile parce qu’on sait que c’est important l’autonomie ». En revanche la culture soignante et parfois la famille mettront plus souvent en avant les risques pour la personne aînée, notamment eu égard aux chutes. « Les retours à domicile sont compromis. Or si on avait essayé, peut-être que ça aurait bien été. Mais dès qu’on juge qu’il y a un petit risque, on préfère prendre la décision pour la personne de pas prendre ce risque » (Participante 10).
On a eu des situations où par exemple (…) j’ai eu des pressions (…) de l’équipe médicale pour que mon évaluation fonctionnelle suggère que le patient est incapable de retourner à domicile, alors que dans les faits, je vais l’évaluer objectivement et je vais amener des recommandations sur les éléments qui font que le retour à domicile sera sécuritaire. (Participante 11)
Somme toute, nombreuses sont les situations qui mettent en tension l’autonomie fonctionnelle et la sécurité des personnes aînées.
2.2.3. Dignité humaine des personnes aînées bafouée
Les enjeux éthiques discutés depuis le début de cette section révèlent que la dignité des personnes aînées se voit parfois bafouée. La dignité humaine fait référence à la valeur intrinsèque des personnes, à l’importance qu’on leur accorde (Drolet et Ruest, Reference Drolet and Ruest2021). Lorsque l’autonomie décisionnelle d’une personne n’est pas respectée, lorsque son consentement libre et éclairé n’est pas obtenu et qu’une intervention est effectuée contre sa volonté, lorsqu’une personne est manipulée pour lui imposer une intervention et lorsqu’une personne est attachée contre sa volonté, sa dignité est bafouée (Drolet et Ruest, Reference Drolet and Ruest2021). Des ergothérapeutes discutent d’autres situations mettant en péril la dignité des personnes aînées en centre hospitalier. Le non-respect de leur intimité est une autre problématique soulevée par les ergothérapeutes. La proximité des personnes dans les chambres d’hôpital entraîne un manque d’intimité, notamment durant les évaluations de l’hygiène réalisées par les ergothérapeutes.
Dans un contexte où il y a plusieurs patients par chambre et que nous évaluons les activités de la vie quotidienne, ce n’est pas toujours évident. On voit que le patient va être mal à l’aise quand on évalue les soins personnels en public. (Participante 13)
De plus, les discussions dans les chambres partagées par plusieurs personnes ne permettent pas d’assurer la confidentialité des échanges, comme le rapporte la participante 13. Ainsi, des histoires intimes, très personnelles peuvent être révélées à des étrangers. La participante 12 explique, pour sa part, que dans les petites villes, les personnes se connaissent et, parfois, les informations sur la vie des personnes aînées sont révélées à toute l’équipe en réunion, sans leur accord.
Enfin, des ergothérapeutes notent que le manque de ressources humaines conduit à des enjeux éthiques préoccupants qui mettent en péril le respect de la dignité des personnes aînées. Sur ce sujet, le participant 14 rapporte que des culottes d’incontinence sont mises à des personnes aînées continentes qui peuvent avoir des envies pressantes, mais qui sont incapables de se rendre seules à la toilette, car l’effectif est réduit sur les étages.
2.2.4. Accessibilité et qualité des services de réadaptation compromises
Suivant une perspective plus organisationnelle, les ergothérapeutes discutent du fait que le contexte organisationnel dans lequel elles évoluent affecte négativement l’accessibilité et la qualité des services de réadaptation. Les processus de reddition de compte sont nombreux, aliénants et chronophages. Il faut travailler de plus en plus vite dans un contexte où on manque de temps ainsi que de ressources humaines, matérielles et financières. L’accélération du rythme de travail est abondamment discutée et condamnée par les ergothérapeutes qui évoquent les demandes incessantes et inconséquentes relatives à la productivité. « Les statistiques doivent démontrer la productivité » (Participante 5). Ce faisant, plusieurs participantes discutent de l’enjeu des durées de séjour qui doivent être toujours plus courtes, car il importe de libérer rapidement les lits. « Il a fallu se battre contre un processus qui voulait sortir cette dame-là (…), se battre contre une partie administrative parce qu’elle occupe un lit depuis longtemps, mais elle a droit à cette réadaptation-là » (Participante 3).
Quand on regarde au niveau de la clientèle neuro-AVC dans les données probantes, on dit que (…) la réadaptation précoce dans les deux premières semaines est vraiment efficace et indiquée. Dans le contexte d’optimisation, maintenant depuis peut-être deux ans, on ne fait plus ou presque plus de traitements ou à peine. Cela peut causer d’importants préjudices aux patients, mais on me dit tout le temps: pas de ressources donc on ne le fait pas. (Participante 6)
La lourdeur administrative est aussi un point soulevé par des ergothérapeutes qui expliquent que le fait de devoir remplir les outils informatiques a un impact sur l’accessibilité et la qualité des services de réadaptation, car cela prend un temps qui n’est plus disponible pour l’accompagnement direct des personnes et la réponse à leurs besoins. « On nous oblige à compléter l’outil multi-clientèle. C’est très long à remplir, puis [pendant ce temps] on ne peut pas travailler: [on ne fait pas d’ergothérapie] » (Participante 2).
Ces extraits révèlent que l’accessibilité à des services de réadaptation de qualité, voire à des services d’ergothérapie constitue un enjeu en centre hospitalier. Le contexte de la reddition de compte et de l’accélération des pratiques professionnelles, associé au contexte de la rareté des ressources, nuit à l’accès à des services d’ergothérapie de qualité comme le rapportent plusieurs participantes.
2.2.5. Méconnaissance et instrumentalisation de la profession
Deux autres éléments nuisent, selon elles, à l’accessibilité et à la qualité des services ergothérapiques, soit: la méconnaissance et l’instrumentalisation de la profession. La profession d’ergothérapeute n’est pas toujours très bien connue par des membres de l’équipe soignante et cela peut entrainer, dans certains cas, son instrumentalisation par des collègues. Plusieurs ergothérapeutes rapportent de telles situations, lesquelles concernent en général les évaluations qu’on leur demande. Elles rapportent avoir le sentiment qu’on les cantonne alors à un rôle restreint, soit celui de l’évaluation, voire de l’évaluation-machine, et qu’au final leur avis professionnel compte peu, comme si les dés étaient déjà joués.
On ne me demande pas d’évaluer l’autonomie de la personne, on me demande de documenter son inaptitude. Donc déjà à l’avance, le chemin est comme tracé vers la direction qui est souhaitée. Moi (…), j’arrive plutôt à des observations qui me laissent croire que le monsieur a quand même assez de capacités pour prendre une décision qui le concerne sur ce sujet-là. (…) J’ai vécu beaucoup de détresse dans ce cas-là parce que j’étais vraiment convaincu que monsieur avait tous ses droits de retourner à la maison, mais comme les cas d’aptitude sont globalement surtout gérés par les travailleurs sociaux et les médecins parce que ce sont eux qui complètent les formulaires d’inaptitude, et bien j’ai comme senti qu’on avait laissé de côté ma vision de la chose puis qu’on est allé vraiment dans le chemin qui était prévu à l’avance, sans respecter mes observations cliniques. (Participant 14)
Parfois, nos références, ce sont des prescriptions d’évaluation, genre des médecins nous prescrivent pour qu’on effectue un Folstein puis des tâches cuisines, j’exagère à peine. Des fois, on va se ramasser à acheter la paix en faisant des dépistages cognitifs, même si on sait qu’il n’y a pas de plus-value pour le patient. (…) Malheureusement, les médecins plus âgés fonctionnent vraiment beaucoup avec les tests de dépistages cognitifs. On a beau leur expliquer depuis des années que nous ce n’est pas notre rôle, que nous notre rôle c’est de dépister les impacts fonctionnels, pas de documenter ça. On a eu des petites chicanes dans le passé, puis finalement, on a fini par acheter la paix quand on se fait demander de faire un MOCA, on le fait. (Participante 4)
Dans ces situations, les ergothérapeutes se sentent instrumentalisées. Elles considèrent que ces façons de faire sont liées à une méconnaissance de la profession, en plus d’avoir un impact négatif notable sur la qualité des services prodigués et sur la qualité de vie des personnes aînées. Car en n’exerçant pas leur profession selon leur jugement professionnel, elles ne peuvent pas offrir les services de réadaptation qu’elles estiment pertinents et utiles à la reprise de l’autonomie des personnes aînées.
2.2.6. Défi de la collaboration interprofessionnelle
Plusieurs ergothérapeutes rapportent vivre des difficultés de collaboration interprofessionnelle avec des membres de l’équipe soignante, incluant certains médecins. Elles mentionnent que le milieu hospitalier demeure médecin-centré, de sorte qu’il n’est pas toujours aisé pour les autres membres de l’équipe soignante de faire avancer leurs idées. Comme le souligne la participante 6, « à cause de l’espèce de hiérarchie, quand c’est le médecin [qui dit quelque chose], on n’ose pas le reprendre (…). Si le médecin va contre ça, je ne vais pas m’obstiner ».
Je ne peux pas m’opposer à ce que le médecin va décider de dire à la famille. S’il décide de pas informer la famille, je ne peux pas m’opposer et lui dire: « je vais le dire à la famille ». Ce n’est pas non plus de mon ressort. (Participante 5)
Des difficultés de collaboration interprofessionnelle avec d’autres membres de l’équipe soignante sont aussi rapportées par les participantes.
Je sais que la travailleuse sociale aussi trouvait ça difficile justement, les recommandations de la physiothérapeute qui ne voulait pas se mouiller à dire que la personne pouvait marcher seule, parce qu’elle ne veut pas se faire taper sur les doigts, si la personne fait une chute. (Participante 2)
En équipe interdisciplinaire, parfois, si je suis seule à avoir une opinion, je vais donner mon opinion, mais je ne vais pas insister parce que (…) ce sont des personnes qui ont un caractère plus fort ou qui ont plus de facilité à faire passer leurs opinions. Il arrive que j’aie l’impression que c’est moi qui ai raison dans le fond. (Participante 13)
En bref, les ergothérapeutes rapportent des situations où la collaboration interprofessionnelle avec des membres de l’équipe soignante n’est pas aisée. Ces situations semblent avoir plusieurs causes, incluant la hiérarchie professionnelle en milieu hospitalier où la voix des médecins prédomine encore de nos jours.
2.2.7. Bientraitance asymétrique
Enfin, les ergothérapeutes rapportent que les personnes aînées ne bénéficient pas d’une attention égale. En fonction du comportement de la personne aînée, de la progression de sa réadaptation et de l’implication de membres de sa famille, la bientraitance qui est prodiguée par l’équipe soignante varie. Par exemple, lorsqu’une personne est considérée comme désagréable, elle sera vue moins souvent par l’équipe soignante. Si elle progresse moins vite dans sa réadaptation, elle pourra être orientée vers un autre établissement ou l’équipe diminuera son offre de services et moins d’énergie lui sera consacrée. Lorsque des proches visitent tous les jours une personne aînée, l’équipe soignante aura tendance à lui donner plus de services pour plaire à la famille ou s’éviter des plaintes.
J’ai remarqué qu’il y a des familles qui s’impliquent énormément, puis qui sont toujours rendues dans notre bureau, pour savoir où on en est rendu, puis comment va leur mère ou leur père, tandis qu’il y a d’autres gens qui n’ont pas de réseau social, ils sont laissés à eux-mêmes. Je me dis que ça aussi parfois, sans qu’on s’en rendre compte, ça peut faire en sorte qu’on va plus faire d’interventions auprès de la personne que sa famille demande beaucoup de nouvelles vs celle qui n’a pas de famille. (Participante 2)
De plus, des ergothérapeutes rapportent des cas d’âgisme, c’est-à-dire de discrimination suivant l’âge avancé des personnes (OMS, 2021). Lorsqu’elles discutent de ces situations, elles indiquent que certains soins et services sont déterminés en considérant l’âge de la personne au détriment d’autres critères comme son degré d’autonomie et son environnement social.
C’est sûr que quelqu’un de 98 ans, ce n’est pas la même affaire que quelqu’un qui en a 60, même s’il a un profil gériatrique. (…) Parfois, la façon de décider quand ils sont rendus à cet âge-là [change]. Souvent, ça nous amène des perceptions différentes à cause de l’âge. Les gens vont l’analyser différemment à cause de l’âge. Mais il faut regarder quand même l’autonomie, ce n’est pas juste l’âge qui a un impact. Ce n’est pas parce que tu as 98 et que tu es tout seul à la maison que c’est la même affaire que tu si en avais 98 couché dans ton lit. (…) Certains [membres de l’équipe] ne le verront pas de la même façon, ils ne prendront pas tous les facteurs en considération. (Participante 3)
Tels sont les enjeux éthiques discutés par les ergothérapeutes ayant pris part à la recherche.
3. Discussion
Cette section, qui articule une discussion des résultats, comprend quatre parties. La première fait un retour à l’objectif de l’étude. La deuxième compare les résultats obtenus à ceux documentés dans les écrits. La troisième articule une réflexion éthique sur les résultats en prenant appui sur la valeur qu’est l’autonomie, tandis que la dernière décrit les forces et limites de l’étude.
3.1. Retour à l’objectif de l’étude
Cette étude avait pour objectif de décrire les enjeux éthiques de la pratique de l’ergothérapie en centre hospitalier auprès de personnes aînées. La section précédente a mis en lumière les sept unités de sens qui ont émergé de l’analyse des données collectées auprès de vingt ergothérapeutes du Québec exerçant en centre hospitalier auprès de personnes aînées. Les enjeux éthiques discutés par ces ergothérapeutes attestent que ces enjeux mettent en péril le respect de différentes valeurs, telles que l’autonomie décisionnelle des personnes aînées, leur autonomie fonctionnelle, leur dignité, l’accessibilité et la qualité des services ergothérapiques, la reconnaissance de la profession ergothérapique, la collaboration interprofessionnelle et la bientraitance des personnes aînées. Il s’ensuit que l’objectif de l’étude a été atteint.
3.2. Comparaison des résultats avec ceux des études précédentes
Les études précédentes ont documenté le fait que les prises de décision relatives au congé de l’hôpital sont sources de tensions éthiques au sein des équipes soignantes (Atwal et al., Reference Atwal, Wiggett and McIntyre2011; Atwal et Caldwell, Reference Atwal and Caldwell2003; Crennan et MacRae, Reference Crennan and MacRae2010; Durocher et al., Reference Durocher, Kinsella, Ells and Hunt2015; Durocher et Gibson, Reference Durocher and Gibson2010; Lohman et al., Reference Lohman, Mu and et Scheirton2004; Moats, Reference Moats2006). Dans la présente étude, les ergothérapeutes estiment aussi que ces prises de décision sont susceptibles d’occasionner des enjeux éthiques, notamment parce que les volontés et les perceptions des personnes aînées sont parfois peu considérées, de même que les avis professionnels des ergothérapeutes, ce qui rejoint le constat de Moats (Reference Moats2006). Aussi, comme noté par Atwal et collaborateurs (Reference Atwal, Wiggett and McIntyre2011), les ergothérapeutes remarquent que la considération des risques lors de ces prises de décision est variable parmi les membres de l’équipe soignante, voire entre l’équipe, la personne aînée et ses proches (Crennan et MacRae, Reference Crennan and MacRae2010), ce qui pose des défis au quotidien. Comme l’indique Moats (Reference Moats2006), les ergothérapeutes se sentent parfois en porte-à-faux avec leurs collègues des professions biomédicales qui ont tendance à valoriser la sécurité des personnes au détriment des autres valeurs qui pourraient soutenir ces prises de décision. Ainsi, à l’instar de ces écrits, les ergothérapeutes de la présente étude rapportent qu’un paternalisme médical et éthique nuit au respect de l’autonomie décisionnelle des personnes aînées. Suivant les constats de Lapointe (Reference Lapointe2016), les participantes rapportent plusieurs cas de figure où l’autonomie décisionnelle des personnes aînées est compromise et où le consentement libre et éclairé se voit bafoué. C’est d’ailleurs l’enjeu éthique le plus discuté par elles.
Cela dit, en plus de ces enjeux éthiques qu’elles discutent en profondeur et auxquels elles apportent de nombreux cas de figure, les participantes rapportent des enjeux éthiques non discutés dans les études précédentes. Elles abordent des situations au sein desquelles la dignité des personnes aînées est bafouée. Elles dénoncent le manque d’accessibilité aux services de réadaptation, notamment aux services ergothérapiques, pour les personnes aînées qui démontrent un potentiel de réadaptation et pour lesquelles les données probantes attestent de la pertinence d’inclure la réadaptation à leur offre de services. Elles condamnent le fait que la qualité des services de réadaptation, incluant ceux en ergothérapie, soit compromise par des contextes organisationnels axés sur la performance, la vitesse et la reddition de comptes dans un contexte de manque important de ressources humaines, matérielles et financières. Elles dénoncent le fait que leur profession soit sous utilisée, mal utilisée, voire instrumentalisée par d’autres professions. Elles estiment qu’elles pourraient faire mieux et plus pour les personnes aînées qu’elles accompagnent au quotidien. Ce faisant, elles rapportent que la collaboration interprofessionnelle pose parfois des défis importants, en outre parce que les centres hospitaliers sont hiérarchiques. L’autorité épistémique étant détenue par les médecins, elles peinent à prendre leur place et à faire entendre leurs voix et celles des personnes aînées. Les ergothérapeutes remarquent aussi que les équipes soignantes font preuve de bientraitance asymétrique à l’endroit des personnes aînées, certaines reçoivent plus d’attention et de considération que d’autres pour différentes raisons. Les études précédentes se sont majoritairement penchées sur les prises de décision lors du congé de l’hôpital et quelques études ont documenté certaines dimensions éthiques de la pratique ergothérapique auprès de personnes aînées en centre hospitalier. Il n’est donc pas étonnant que la présente étude, qui documente pour une première fois l’ensemble des enjeux éthiques de cette pratique, ait mis en lumière plusieurs enjeux qui n’avaient pas été précédemment documentés.
Enfin, les enjeux éthiques liés aux soins de fin de vie (Guay et al., Reference Guay, Drolet, Kuhne, Talbot-Coulombe and Mortenson2022; Talbot-Coulombe et al., Reference Talbot-Coulombe, Bravo and Carrier2022) n’ont pas été abordés par les ergothérapeutes de la présente étude. Il est possible que celles-ci n’aient pas eu à ce jour à intervenir dans de telles situations. Il est en effet possible que ces situations soient plus nombreuses en ressources d’hébergement. Les ergothérapeutes qui ont participé à la présente étude intervenaient en règle générale avec des personnes aînées qui ne sont pas en fin de vie et qui démontrent un potentiel de réadaptation.
3.3. Autonomie: valeur incontournable en ergothérapie
Il émerge des résultats que la valeur qu’est l’autonomie – à la fois l’autonomie décisionnelle, fonctionnelle et professionnelle – est centrale et fondamentale pour les ergothérapeutes qui ont pris part à la présente étude. En effet, bon nombre des enjeux éthiques ici décrits condamnent le fait que la pratique en centres hospitaliers auprès de personnes aînées est liée à des situations qui mettent en péril le respect de cette valeur. Il faut dire que les études empiriques sur les valeurs des ergothérapeutes attestent que les ergothérapeutes accordent une très grande importance à l’autonomie (Désormeaux-Moreau et Drolet, Reference Désormeaux-Moreau and Drolet2019; Drolet et al., Reference Drolet, Désormeaux-Moreau and Thiébaut2021; Drolet et Désormeaux-Moreau, Reference Drolet and Désormeaux-Moreau2016; Drolet et Désormeaux-Moreau, Reference Drolet and Désormeaux-Moreau2019). Il n’est donc pas étonnant que la majorité des enjeux éthiques ici rapportés consistent en des situations qui bafouent cette valeur. Autrement dit, puisque la valeur qu’est l’autonomie est constitutive de l’éthique ergothérapique (Drolet et al., Reference Drolet, Désormeaux-Moreau and Thiébaut2021), il s’ensuit que celle-ci agit telle une lunette éthique permettant à l’ergothérapeute de percevoir et de détecter les situations qui la mettent en péril. Tel est le philtre éthique de l’ergothérapeute, son biais axiologique prédominant.
Dans le contexte où la culture biomédicale a tendance à prioriser la vie et la sécurité des personnes aînées au détriment de leur autodétermination et de leur autonomie fonctionnelle (Moats, Reference Moats2006), il n’est guère surprenant de constater que plusieurs participantes soient inconfortables au sein d’une telle culture. Pour plusieurs parmi elles, la considération des forces et du potentiel des personnes prend souvent le dessus sur la considération de leurs difficultés et des risques pour leur sécurité. Il n’est dès lors pas étonnant que la collaboration interprofessionnelle soit empreinte de défis et parfois liée à des conflits. C’est comme si les lunettes éthiques à partir desquelles les membres de l’équipe soignante regardaient les situations cliniques hiérarchisaient les valeurs différemment les unes des autres. Dans le contexte où l’autonomie est parfois difficile à réconcilier avec la vie et la sécurité, ces différences axiologiques ont effectivement le potentiel de polariser les équipes soignantes.
3.4. Forces et limites de l’étude
Cette étude présente des forces et des limites. Relativement aux forces, elle documente pour une première fois les enjeux éthiques de la pratique de l’ergothérapie en centre hospitalier auprès de personnes aînées par le biais des perceptions et des expériences d’ergothérapeutes du Québec. Au sujet de la fiabilité, les données ont été analysées par une équipe de trois analystes et triangulées avec le journal de bord du chercheur, ce qui constitue une force. Aussi, l’analyse des données a permis de constater que la saturation empirique des données a été obtenue. Relativement aux limites, au sujet de la crédibilité, bien que les résultats aient été à plusieurs reprises présentés à divers auditoires de cliniciens qui ont affirmé vivre ces enjeux dans leur pratique, ceux-ci n’ont pas été confirmés par une ou des personnes participantes. Pour ce qui est la transférabilité des résultats, celle-ci demeure à géométrie variable en cela que ceux-ci sont liés à une pratique professionnelle donnée s’exerçant dans un contexte spécifique auprès d’une clientèle aînée, et ce, au Québec. Enfin, la perception des personnes aînées et de leurs proches des enjeux éthiques vécus lors de séjours hospitaliers serait requise afin de mieux cerner la complexité des phénomènes investigués.
Conclusion
Cette étude, qui documente d’une manière large et globale les enjeux éthiques de la pratique de l’ergothérapie en centre hospitalier auprès de personnes aînées, contribue au développement des connaissances éthiques en ergothérapie. Ses résultats sont susceptibles de mettre des mots sur les enjeux éthiques vécus par maints ergothérapeutes qui travaillent en centre hospitalier auprès de cette clientèle. La culture hospitalière, très biomédicale et liée à une hiérarchie interprofessionnelle, à la vitesse, la performance et la reddition de compte, semble propice à l’émergence de ces enjeux. Pour mieux cerner ces situations complexes, la perspective de personnes aînées et de leurs proches mériterait d’être documentée.
Remerciements
Marie-Josée Drolet remercie le Fonds de recherche du Québec – Société et culture, le Conseil de recherche en sciences humaines, le Fonds de recherche du Québec en Santé et la Fondation de l’Université du Québec à Trois-Rivières pour leur appui financier. Elle souligne le travail inestimable de Rébecca Gaudet et de Mireille Trottier, ergothérapeutes aujourd’hui, mais alors assistantes de recherche responsables de la collecte des données, de même que Anne Capistran, ancienne étudiante à la maîtrise en ergothérapie, pour son aide précieuse lors de l’analyse des données. Enfin, les autrices remercient les ergothérapeutes qui ont pris part à l’étude.


