Introduction
À la suite de l’élection du Parti Québécois (PQ) en 1976, le système partisan québécois s’est réaligné autour d’un clivage entre indépendantistes et fédéralistes. Certes, un mouvement indépendantiste existait déjà au Québec avant cette élection charnière (Blais et Nadeau, Reference Nadeau1992; Blais, Martin, et Nadeau, Reference Blais, Martin and Nadeau1995; Martin, Reference Martin1994; Nadeau, Reference Nadeau1992; Nadeau, Martin, et Blais, Reference Nadeau, Martin and Blais1999) avec notamment le Rassemblement pour l’indépendance nationale et le Ralliement national (Murray, Reference Murray1976; Rivard, Reference Rivard2023). Néanmoins, l’élection générale de 1976 marque un moment clé dans l’histoire partisane du Québec, ouvrant la voie à la tenue d’un premier référendum sur l’indépendance du Québec en 1980 puis d’un deuxième en 1995.
Selon certains politologues, la saillance du clivage indépendantisme-fédéralisme aurait toutefois perdu de son importance au cours du 21e siècle et aurait laissé une place à l’émergence d’un clivage plus traditionnel gauche-droite (Montigny, Reference Montigny2016) ainsi qu’à un clivage identitaire en lien avec l’immigration et la gestion de la diversité (Bélanger et Godbout, 2022). Ce possible réalignement expliquerait ainsi en partie les bouleversements électoraux subis par le PQ et le Bloc Québécois. De façon marquante, les deux partis indépendantistes ont reçu leurs plus faibles taux d’appuis jamais enregistrés à une élection lors des dix dernières années. Plusieurs ont aussi fait la thèse que des changements générationnels accompagneraient cette reconfiguration de l’arène partisane. Alors que les plus jeunes générations ont longtemps été au coeur de la coalition indépendantiste, un effritement de leurs appuis serait présentement en cours (Dufresne et al., Reference Dufresne, Tessier and Montigny2019; Mahéo et Bélanger, Reference Mahéo and Bélanger2018; Bélanger et Mahéo, Reference Bélanger and Mahéo2020).
Bien qu’il nous semble indéniable que la saillance du clivage indépendantisme-fédéralisme soit moins présent dans l’espace public, nous faisons également le constat que les appuis à l’indépendance sont demeurés relativement stables au cours des 25 dernières années. La Figure 1 ci-dessous présente cette stabilité dans les intentions d’appuis à l’indépendance chez les Québécois depuis septembre 2002, soit quelques mois avant l’arrivée au pouvoir du Parti libéral du Québec, après neuf ans de règne péquiste. De façon importante, cette séquence temporelle débute avant l’élection québécoise de 2007, qui représente pour plusieurs le début de l’émergence d’un système multipartite (Godbout, Reference Godbout, Bastien, Bélanger and Gélineau2013; Grégoire et al., Reference Grégoire, Montigny and Rivest2016; Dubois et al., Reference Dubois, Villeneuve-Siconnelly, Montigny and Giasson2022). Tel que présenté à la Figure 1, l’appui moyen au Oui se situait à 39 pour cent en septembre 2022 alors qu’il se situe à 36 pour cent en 2024. Nous observons une tendance similaire quant à l’appui au Non : il était de près de 57 pour cent en 2002 alors qu’il se situe maintenant à 55 pour cent. La part d’indécis a augmenté de façon parallèle.

Figure 1. Appuis à l’indépendance du Québec chez les Québécois (2002–2024).
Note: Les courbes ont été lissées par régression lowess. Source: sondages Léger 360 compilés à partir de https://fr.wikipedia.org/wiki/Souverainisme_au_Québec.
Alors que les recherches récentes sur la question nationale ont principalement porté sur les bouleversements générationnels et idéologiques marquant le système partisan québécois, un aspect qui nous semble négligé est l’étude des déterminants et de la structure des appuis à l’indépendance. Cette omission est surprenante considérant que cette question a mobilisé un grand nombre de chercheurs dans le contexte des deux référendums sur l’indépendance du Québec (Blais et al., Reference Blais, Martin and Nadeau1995; Pinard et Hamilton, Reference Hamilton and Pinard1976, Reference Pinard and Hamilton1978; Reference Pinard and Hamilton1984). Le présent article s’ancre dans cette tradition analytique qui a eu pour objectif d’expliquer pourquoi les Québécois appuient ou non l’indépendance du Québec. Notre étude a pour objectif d’offrir certaines pistes de réponses aux trois questions suivantes : 1) Est-ce que les déterminants considérés lors des derniers référendums pour expliquer les appuis à l’indépendance sont toujours pertinents aujourd’hui? 2) Observons-nous des différences générationnelles quant aux mécanismes structurant les appuis à l’indépendance? 3) Est-ce que de nouveaux facteurs doivent maintenant être considérés?
Dans un premier temps, nous comparons deux modèles théoriques qui ont été au coeur de notre compréhension des appuis à l’indépendance, soit le modèle du choix rationnel associé aux coûts-bénéfices prospectifs de l’indépendance (Blais et Nadeau, Reference Nadeau1992; Blais, Martin et Nadeau, Reference Blais, Martin and Nadeau1995; Martin, Reference Martin1994; Nadeau, Reference Nadeau1992; Nadeau, Martin et Blais, Reference Nadeau, Martin and Blais1999) et le modèle socio-psychologique qui met de l’avant les griefs et revendications ressentis face au régime canadien (Pinard et Hamilton, Reference Hamilton and Pinard1976, Reference Pinard and Hamilton1978; Reference Pinard and Hamilton1984; Reference Pinard and Hamilton1986; Pinard, Reference Pinard1992). Il est important de noter que ces deux modèles reconnaissent d’emblée l’importance de variables sociologiques comme socle de la démarche explicative. Analysant le contexte post-référendaire, Mendelsohn (Reference Mendelsohn2003) comparait la portée de ces modèles explicatifs et soulignait la prépondérance du modèle du choix rationnel de l’École de Montréal sur le modèle socio-psychologique concurrent. En s’inspirant des indicateurs mobilisés par Mendelsohn, notre étude permet d’évaluer de nouveau la contribution respective de ces deux modèles pour comprendre les années plus récentes dans le contexte de deux enquêtes d’opinion réalisées en 2014 et 2024.Footnote 1
Dans un deuxième temps, nos données permettent de considérer comment ces modèles explicatifs s’accordent à différentes générations d’électeurs. Tel que nous l’avons souligné, plusieurs études récentes ont observé une baisse d’appuis à l’indépendance ou au PQ parmi les plus jeunes générations – en particulier, chez les millénariaux (Mahéo et Bélanger, Reference Mahéo and Bélanger2018, Dufresne et al., Reference Dufresne, Tessier and Montigny2019). Les raisons fortes (Gagné et Langlois, Reference Gagné and Langlois2002) sous-jacentes à ces différences générationnelles demeurent toutefois moins bien comprises. Notre étude permet ainsi d’examiner les attitudes de différentes générations quant aux griefs ressentis face au reste du Canada ainsi qu’à leurs perceptions des (dés)avantages pouvant résulter de l’indépendance du Québec.
Nos enquêtes d’opinion réalisées en 2014 et 2024 nous permettent également de considérer les deux questions précédentes dans des contextes politiques diamétralement opposés.Footnote 2 En effet, le sondage de 2014 a été réalisé au mois d’octobre, soit six mois après l’élection de 2014 où le Parti Québécois a perdu le pouvoir après 18 mois à la tête d’un gouvernement minoritaire. Pour rappel, Pierre Karl Péladeau avait été élu député lors de l’élection de 2014 avec la volonté affirmée de mettre de l’avant l’indépendance du Québec au centre de la campagne électorale. Au mois de novembre 2014, il annonçait alors sa candidature à la chefferie du PQ et fut élu chef en mai 2015. Ainsi, bien que notre sondage de 2014 se situe dans la phase de réalignement, il est indéniable que la question nationale était encore d’actualité considérant la fin du gouvernement péquiste et l’accession de Péladeau à la chefferie du parti. Le contexte de notre enquête de 2024 diffère significativement. Le PQ a élu uniquement 3 députés lors de l’élection de 2022 et obtenu que 15 pour cent des votes. On nota toutefois une remontée du PQ dans les intentions de vote au printemps 2024 (34%) au détriment de la Coalition Avenir Québec, mais la question nationale n’était définitivement plus à l’avant-plan de l’actualité politique. Tel qu’observé à la Figure 1, il est aussi difficile d’associer cette remontée du PQ à un rebond dans les appuis à l’indépendance.
Dans un troisième temps, notre sondage de 2024 permet de mesurer le pouvoir explicatif de nouveaux facteurs d’appuis à l’indépendance. Tout d’abord, l’émergence d’un récent clivage identitaire au Québec (Bélanger et Godbout, 2022) nous amène à considérer la pertinence des attitudes nativistes sur les appuis à l’indépendance. En effet, depuis la crise des accommodements raisonnables, le Parti Québécois a adopté un certain virage identitaire dans son positionnement politique (Rivard, Reference Rivard2017). Un exemple probant est assurément la proposition de Charte des valeurs à l’automne 2013 afin d’encadrer les demandes d’accommodements religieux. Au fil des ans, certains observateurs de la scène politique québécoise ont ainsi associé le mouvement nationaliste québécois à ce type de nationalisme dit ethnique ou nativiste (Labelle et Vallée-Dubois, Reference Labelle and Vallée-Dubois2017; Patriquin, Reference Patriquin2018). Récemment, Blanchet et Medeiros (Reference Blanchet and Medeiros2019) ont aussi souligné comment les sentiments nativistes influencent positivement le soutien à la souveraineté et au Parti Québécois et également, dans une certaine mesure, les attitudes populistes. En revanche, selon les auteurs, les individus plus « autoritaires » et davantage conservateurs sur les questions sociales appuieraient moins l’indépendance. Mobilisant ces derniers développements, notre étude considèrera aussi le rôle des attitudes autoritaristes, nativistes et populistes sur les appuis à l’indépendance, en plus de considérer la dimension du conservatisme social.
Dans la prochaine section, nous présentons l’état du savoir portant sur les travaux dérivés de l’approche socio-psychologique et du choix rationnel, des différences générationnelles et des attitudes radicales sur l’appui à l’indépendance. Ces recherches ont orienté notre stratégie empirique et l’élaboration de nos indicateurs, que nous présentons en troisième partie. La quatrième partie présente nos résultats. Ceux-ci suggèrent une stabilité surprenante dans les mécaniques explicatives menant à l’appui ou non à l’indépendance du Québec. D’une part, l’opinion publique québécoise est demeurée stable sur les principaux indicateurs d’appuis à l’indépendance du Québec entre 2014 et 2024. Cette stabilité est constatée tant dans l’étude des déterminants associés au modèle socio-psychologique que de ceux associés au choix rationnel, et ce quelles que soient les générations observées. D’autre part, le poids de ces facteurs sur l’appui à l’indépendance du Québec demeure également stable en moyenne et pour chacune des générations étudiées. Il semble donc que la structure de l’opinion publique quant à la question nationale ait très peu changé lors des 10 dernières années, et même 20 ans si on se réfère à l’étude de Mendelsohn (Reference Mendelsohn2003). Il semble également que les attitudes nativistes, anti-autoritaires et, dans une moindre mesure, populistes apportent un pouvoir explicatif additionnel conséquent.
Comprendre l’appui à l’indépendance du Québec
Les études qui ont analysé les appuis au projet d’indépendance ont mobilisé généralement trois modèles explicatifs : les modèles sociologique, socio-psychologique et du choix rationnel. Cette section en brosse un portrait synthèse et présente les contributions plus récentes qui ont examiné les appuis à l’indépendance. Il est important de garder en tête que ces trois modèles ne sont pas toujours mutuellement exclusifs et surtout qu’ils ont tous reçu des appuis empiriques conséquents au fil du temps.
Modèle sociologique ou le rôle des facteurs socio-démographiques
Les premières études ayant analysé les appuis au Parti Québécois ont mis de l’avant des facteurs sociologiques. Par exemple, les premiers électeurs péquistes étaient davantage des hommes (Blais et Nadeau, Reference Blais and Nadeau1984), francophones et jeunes, et provenaient de milieux urbains (Pinard et Hamilton, Reference Hamilton and Pinard1976). Gagné et Langlois (Reference Gagné and Langlois2002) ont également dressé une typologie plus contemporaine de l’électorat québécois basée sur la langue, l’âge, l’éducation et le revenu et ont conclu qu’il existait un « groupe porteur » du projet souverainiste. Corroborant les études fondatrices, les électeurs péquistes étaient davantage francophones, âgés entre 18 et 54 ans, des étudiants ou des travailleurs n’ayant pas un faible revenu (Gagné et Langlois, Reference Gagné and Langlois2002). Ces conditions socio-économiques favorables permettraient à ce groupe de se projeter dans l’avenir et de concevoir l’indépendance comme un projet de société à bâtir (Gagné et Langlois, Reference Gagné and Langlois2002 : 47). Selon les auteurs, c’est principalement ce groupe porteur qui s’est mobilisé en faveur du projet souverainiste lors du référendum de 1995.
L’émergence de nouveaux partis politiques après le référendum de 1995 combinée à la détente de la question nationale a mené plusieurs chercheurs à remettre en cause la stabilité des appuis générationnels à l’indépendance. Alors qu’il a longtemps été admis que les jeunes ont été un des groupes démographiques appuyant davantage l’indépendance et le Parti Québécois par le passé, cette relation a été remise en question récemment. Par exemple, Mahéo et Bélanger (Reference Mahéo and Bélanger2018) soulignent que les jeunes millénariaux ont moins appuyé le PQ lors de l’élection provinciale de 2014 et que cette génération était davantage opposée à la Charte des valeurs proposée par le PQ en plus d’être davantage ouverte à la diversité culturelle. Ce changement générationnel quant aux appuis pour le PQ a aussi été observé plus largement pour les élections provinciales tenues entre 2007 et 2018 (Bélanger et Mahéo, Reference Bélanger and Mahéo2020).
Les résultats de Dufresne et collaborateurs (Reference Dufresne, Tessier and Montigny2019) et dans une moindre mesure ceux de Vallée-Dubois et collaborateurs (Reference Vallée-Dubois, Dassonneville and Jean-François2020) confirment également cette tendance soulignant un appui moindre des millénariaux à l’indépendance. Confirmant toutefois la notion de « groupe porteur » développée par Gagné et Langlois (Reference Gagné and Langlois2002), la génération des baby-boomers demeure celle—à travers le temps—qui a davantage appuyé le projet (Dufresne et al., Reference Dufresne, Tessier and Montigny2019; Ferland et Desrochers, Reference Ferland and Desrochers2023; Mahéo et Bélanger, Reference Mahéo and Bélanger2024). Le modèle sociologique connait tout au long des débats entourant les sources des appuis à l’indépendance un concurrent direct sous la forme du modèle socio-psychologique. Les deux explications sont d’ailleurs compatibles dans une certaine mesure, surtout si on voit l’explication sociologique comme un socle antérieur à la construction des attitudes spécifiques.
Modèle socio-psychologique
L’approche socio-psychologique fut principalement développée par Pinard et Hamilton dans le contexte du référendum de 1980 (Pinard et Hamilton, Reference Hamilton and Pinard1976, Reference Pinard and Hamilton1978; Reference Pinard and Hamilton1984; Reference Pinard and Hamilton1986; Pinard, Reference Pinard1992). Contrairement au modèle sociologique, l’accent est mis sur les facteurs psychologiques propres aux individus. Pour Pinard et Hamilton, les appuis à l’indépendance prennent principalement leur source dans les doléances et griefs (grievances) qu’auraient les Québécois à l’endroit du gouvernement fédéral et du reste du Canada. Ces griefs concernent par exemple la menace perçue contre la langue française, le niveau d’attachement au Québec et au Canada, la reconnaissance allouée au Québec par le Canada ainsi que les relations Québec-Canada de façon plus générale.
À ces facteurs, l’École socio-psychologique ajoute la confiance qu’ont les Québécois envers eux-mêmes ainsi qu’envers la réussite du projet souverainiste (Pinard et Hamilton, Reference Pinard and Hamilton1986). Selon cette approche théorique, les revendications de reconnaissance du Québec et de son statut distinct par le Canada ainsi que la fierté et confiance des Québécois en eux-mêmes expliqueraient principalement les appuis à une sortie du Canada alors que les facteurs propres au modèle sociologique sont relégués au rôle de variables de contrôle.
Plus récemment, Brie et Ouellet (Reference Brie and Ouellet2020) ont confirmé de nouveau la présence de ces mécanismes socio-psychologiques à l’aide d’une étude expérimentale concluant que l’exposition à un questionnaire de sondage bilingue (c.-à-d., en français et en anglais) renforce les attitudes nationalistes chez les francophones, contrairement à un questionnaire uniquement en français. Le traitement, soit l’exposition à l’anglais, aurait ainsi rendu plus saillants les griefs des répondants francophones et motivé une position plus nationaliste. En plus des facteurs sociologiques et socio-psychologiques, la recherche en science politique sur le sujet n’a pu s’empêcher de mobiliser les outils associés au choix rationnel pour mieux expliquer la question sous étude. Encore une fois, une réconciliation est possible, bien que la démarche ici s’éloigne définitivement des explications sociologisantes.
Modèle du choix rationnel
L’École de Montréal a développé un modèle explicatif de l’appui à l’indépendance inspiré des travaux en sciences économiques sur les coûts et les bénéfices, dans ce cas-ci découlant de l’indépendance. L’accent est donc mis sur les évaluations prospectives économiques et linguistiques (Blais et al., Reference Blais, Martin and Nadeau1995). Ces recherches ont souligné l’impact important des facteurs économiques : ceux qui pensent que la situation économique pourrait s’améliorer dans un Québec indépendant sont plus enclins à soutenir le projet (Blais et al., Reference Blais, Martin and Nadeau1995), tout comme ceux étant plus enclins à prendre des risques (Nadeau et al., Reference Nadeau, Martin and Blais1999). À l’inverse, les appréhensions économiques atténuent de façon significative le soutien à l’indépendance (Martin, Reference Martin1994). Ces études, qui ont également souligné qu’une évaluation que la langue française serait mieux protégée dans un Québec indépendant, étaient fortement liées aux appuis pour la souveraineté (Blais et al., Reference Blais, Martin and Nadeau1995; Nadeau et Fleury, Reference Nadeau and Fleury1995).
Le modèle du choix rationnel est donc une innovation importante par rapport aux modèles précédents et vient enrichir une infrastructure explicative déjà bien chargée. Dans ce contexte, la contribution de Mendelsohn (Reference Mendelsohn2003) est significative puisqu’elle évalue les poids relatifs de chaque école de déterminants, ce qui n’avait pas été réalisé jusque-là. Ainsi, selon Mendelsohn, le fait de percevoir favorablement les répercussions économiques découlant de l’indépendance représentait à l’époque le déterminant le plus important prédisant l’appui au Oui. Les sentiments d’iniquité et d’indifférence perçus par les Québécois de la part du gouvernement fédéral et des anglophones représentaient également des facteurs explicatifs du vote souverainiste, mais d’une façon moindre que les évaluations prospectives qui demeurent cardinales.
Développements récents
Les travaux les plus récents affirment que de nouveaux enjeux politiques sont maintenant plus saillants et contribuent au réalignement du système partisan québécois (Bélanger et Godbout, 2022). Plus particulièrement, l’immigration et la gestion de la diversité contribuent à une redéfinition des coalitions électorales (Barker, Reference Barker2010 ; Mahéo et Bélanger, Reference Mahéo and Bélanger2018). En effet, Bélanger et Godbout (2022) constatent que le débat entre l’intégration versus l’assimilation constitue un nouveau clivage politique (voir aussi Bélanger et Mahéo, Reference Bélanger and Mahéo2020) plaçant le Québec au coeur de la comparaison des nationalismes des petites nations et de l’équilibre précaire entre le pluralisme et la protection de l’identité (Hepburn, Reference Hepburn2011 ; Kymlicka, Reference Kymlicka2001). Les recherches de Turgeon et Bilodeau (Reference Turgeon and Bilodeau2014) ont montré, par exemple, que les individus appuyant l’indépendance et percevant le français comme étant menacés sont moins favorables à l’immigration. Les immigrants constitueraient en quelque sorte une menace à la culture nationale minoritaire. De façon similaire, les indépendantistes étaient davantage en faveur de la Charte des valeurs et l’interdiction des signes religieux dans la fonction publique (Ferland, Reference Ferland2018). À cet effet, les résultats de Blanchet et Medeiros (Reference Blanchet and Medeiros2019) confirment que les attitudes nativistes (c.-à-d., négatives envers l’immigration) influencent positivement l’appui à l’indépendance.
Dans le contexte de la montée de la droite radicale, Blanchet et Medeiros (Reference Blanchet and Medeiros2019) démontrent également comment les attitudes populistes et autoritaires influenceraient, positivement et négativement, respectivement, les appuis à l’indépendance du Québec. De façon générale, les sentiments populistes sont définis par un cynisme marqué envers les élites politiques et une conception de la société divisée entre le « peuple pur » et les élites corrompues (Mudde, Reference Mudde2004). Ultimement, pour les populistes, le pouvoir devrait résider dans le peuple et non être monopolisé par les groupes d’intérêt et les élites. Dans cette optique, le lien entre les attitudes populistes et l’appui à l’indépendance prendrait racine dans une volonté de se départir des élites politiques – présumément fédéralistes dans le cas de la question nationale—limitant le désir d’autonomie et de reconnaissance des Québécois.
Les individus ayant une personnalité aux tendances autoritaires favorisent le respect de l’autorité et l’obéissance au détriment de l’autonomie et de l’indépendance individuelle (Engelhardt et al., Reference Engelhardt, Feldman and Hetherington2023). Il est important de distinguer cette prédisposition individuelle de l’appui aux régimes autoritaires bien qu’il peut y avoir une association entre les deux. Selon cette perspective, il va de soi que les individus plus autoritaires sont moins en faveur de l’indépendance du Québec qui causerait des changements politiques, sociaux et économiques majeurs. Blanchet et Medeiros (Reference Blanchet and Medeiros2019) trouvent ainsi que les individus plus autoritaires appuient moins l’indépendance. De façon similaire, les individus plus conservateurs sur les questions sociales partagent également une vision souvent conformiste de la société contraire aux bouleversements sociaux qui seraient accompagnés par la séparation du Québec de la fédération canadienne—constat également confirmé par les résultats de Blanchet et Medeiros (Reference Blanchet and Medeiros2019).
Notre étude reconsidèrera ces relations entre l’appui à l’indépendance et les prédispositions nativistes, populistes, autoritaires et conservatrices sociales pour trois raisons. Tout d’abord, sur le plan empirique, l’étude de Blanchet et Medeiros (Reference Blanchet and Medeiros2019) était limitée par les indicateurs recueillis dans le cadre de l’Étude électorale canadienne de 2015. En revanche, notre enquête originale de 2024 nous permet d’utiliser des indices précédemment validés par la littérature pertinente puisque nous y avons intégré des batteries d’indicateurs exhaustives pour chacune de ces prédispositions attitudinales. Ensuite, près de dix années se sont écoulées entre cette étude (c.-à-d., le moment où les données ont été collectées) et notre récente collecte alors que les démocraties occidentales sont la proie d’une montée de discours populistes, conservateurs et autoritaires. Il est ainsi possible que les effets trouvés aient changé depuis. Finalement, considérant que l’étude de Blanchet et Medeiros (Reference Blanchet and Medeiros2019) est la seule, à notre connaissance, qui a établi des liens entre ces prédispositions attitudinales et les appuis à l’indépendance, il nous semble impératif de valider leurs résultats de nouveau.
Attentes théoriques
Les discussions précédentes nous amènent à formuler des attentes théoriques générales quant à certains changements qui ont pu s’opérer au fil du temps.Footnote 3 Considérant la thèse des changements générationnels, nous pourrions nous attendre par exemple à ce que l’appui des plus jeunes générations à l’indépendance soit plus faible, que leurs attitudes quant aux déterminants associés aux modèles du choix rationnel et socio-psychologique soient moins favorables à l’indépendance, et que ces modèles établis influencent moins leurs appuis à l’indépendance que les générations précédentes. Pour les plus jeunes, moins exposés aux arguments des bénéfices de l’indépendance et des griefs envers le reste du Canada dû à la détente de la question nationale, nous pouvons présumer que les facteurs plus contemporains pourraient avoir plus d’importance pour ce groupe que pour les générations plus âgées. Il est cependant difficile d’établir avec confiance si ces déterminants plus récents ont plus ou moins d’importance que ceux associés aux écoles du choix rationnel et socio-psychologique pour les plus jeunes.
Méthodologie
Afin de (1) comparer la pertinence des modèles socio-psychologiques et du choix rationnel pour les appuis à l’indépendance; (2) d’évaluer leur pertinence dans le temps et à travers les générations; et (3) de considérer de nouveaux facteurs explicatifs, nous avons réalisé deux enquêtes d’opinion en collaboration avec la compagnie de sondage Léger. La première enquête a été réalisée en septembre 2014 auprès de 1466 répondants. La deuxième enquête a été menée en mars 2024 auprès de 970 répondants. Dans les deux cas, les échantillons sont représentatifs de la population adulte de langue maternelle française du Québec au moment des enquêtes. Nous avons ciblé uniquement des répondants de langue maternelle française, puisque les appuis à l’indépendance sont extrêmement faibles (Perrella et Bélanger, Reference Perrella and Bélanger2007) et expliqués par des ressorts différents chez les anglophones et les allophones, même lorsque le français est intégré à la vie quotidienne. Afin de mesurer les appuis à l’indépendance du Québec, nous avons posé la question suivante aux répondants : « Si un référendum sur l’indépendance du Québec avait lieu aujourd’hui, voteriez-vous oui ou non? Oui ou Non. » Les répondants indécis ont été exclus des analyses (14% des répondants étaient indécis en 2014 contre 19% en 2024).
Les différentes générations
Pour identifier la génération d’appartenance des répondants, nous avons utilisé l’âge lors du sondage. Notre étude considère uniquement les trois générations suivantes : les millénariaux (nés entre 1980 et 1999), la génération X (née entre 1960 et 1979) et les baby-boomers (nés entre 1940 et 1959). Nous optons pour une approche générationnelle au lieu du modèle décennal pour trois raisons. Premièrement, ces trois générations couvrent chacune une période d’approximativement 20 ans, ce qui accroît la puissance statistique des analyses. Cela est important considérant la taille de nos échantillons. Deuxièmement, ces générations sont conceptuellement pertinentes puisqu’elles ont été au coeur de plusieurs études antérieures (Gagné et Langlois, Reference Gagné and Langlois2002; Mahéo et Bélanger, Reference Mahéo and Bélanger2018). Troisièmement, ces trois générations sont présentes et en âge de voter dans nos deux sondages, ce qui permet une comparaison temporelle sur cette période de 10 ans (à l’exception des millénariaux nés entre 1996 et 1999 qui sont absents de l’enquête de 2014).Footnote 4 Les générations Z (née approximativement après 1999) et silencieuse (née avant 1940) sont exclues de notre étude dû au faible nombre de répondants disponibles. D’une part, la génération Z était âgée d’au plus 14 ans en 2014 et entre 18 et 24 ans dans notre enquête de 2024 pour ceux ayant atteint la majorité. Ainsi, nous avions seulement 77 répondants de la génération Z dans notre plus récente enquête. D’autre part, les plus jeunes répondants de la génération silencieuse étaient âgés de 75 ans en 2014 et de 85 ans en 2024. Notre enquête de 2014 comprenait ainsi uniquement 46 répondants associés à cette génération. Bien qu’il aurait été intéressant d’analyser également ces deux cohortes, le fait demeure que la génération silencieuse est de moins en moins présente dans la population québécoise alors que la génération Z n’a pas encore rejoint entièrement l’âge de la majorité.
Comment mesurer les facteurs de griefs et d’analyse prospective?
Nos indicateurs associés aux modèles socio-psychologiques et du choix rationnel ont été directement inspirés de l’étude de Mendelsohn (Reference Mendelsohn2003). Toutefois, contrairement à l’approche préconisée par ce dernier, nous avons décidé de regrouper les indicateurs en index afin de faciliter l’interprétation des résultats, particulièrement ceux ayant trait aux comparaisons générationnelles.Footnote 5 Pour mesurer les griefs des Québécois francophones envers le reste du Canada, nous avons demandé aux répondants d’indiquer sur une échelle de type Likert leur niveau d’accord aux énoncés suivants : « les politiques du gouvernement fédéral nuisent à la protection de la langue française au Québec » ; « les Canadiens anglais ne se préoccupent pas des préoccupations des Québécois » ; « les politiques du gouvernement fédéral nuisent au développement économique du Québec » ; « en général, le Canada-Anglais ne reconnaît pas le Québec comme son égal » ; « en général, les Canadiens anglais sont plus à droite sur l’échiquier politique que les Québécois ».Footnote 6 Aux fins de l’analyse, l’index de griefs envers le reste du Canada représente la moyenne des réponses à ces indicateurs par répondants (Alpha Cronbach de 0.8 en 2014 et 2024).Footnote 7 Nous avons également mesuré le niveau d’identité québécoise-canadienne des répondants avec la question Linz-Moreno qui demande aux répondants dans quelle mesure ils s’identifient uniquement, d’abord ou également comme Québécois ou Canadien.
Inspirés par l’École de Montréal, les indicateurs utilisés par Mendelsohn (Reference Mendelsohn2003) portent principalement sur les évaluations prospectives de l’indépendance. On se demande alors si certaines considérations politiques telles que l’économie, la protection du français et la fierté québécoise s’amélioreraient ou se détérioreraient advenant l’indépendance du Québec. En nous inspirant de ces énoncés, nous avons demandé aux répondants s’ils étaient en accord ou en désaccord qu’ « il serait plus facile d’atteindre les objectifs suivants si le Québec devenait un pays que si le Québec restait au sein du Canada » ; « il serait plus facile de protéger la langue française » ; « il serait plus facile de protéger l’identité et la culture québécoise » ; « la situation économique du Québec s’améliorerait davantage » ; « il serait plus facile de régler les problèmes en santé et en éducation » ; « le Québec aurait plus de contrôle sur son économie ». La moyenne des réponses a été calculée pour chaque répondant afin d’obtenir un index additif associé aux bénéfices de la souveraineté (Alpha Cronbach de 0.9 en 2014 et 2024).
Afin de mieux mesurer les possibles coûts associés à une campagne référendaire, nous avons ajouté deux questions supplémentaires qui n’étaient pas incluses dans l’analyse de Mendelsohn (Reference Mendelsohn2003). Nous avons en effet demandé aux répondants s’ils étaient très/assez/peu/pas du tout préoccupés par (1) les risques de chicanes entre les Québécois advenant la tenue d’une campagne référendaire sur la souveraineté du Québec, ainsi que (2) l’incertitude économique advenant la tenue d’une campagne référendaire sur la souveraineté du Québec. La moyenne des réponses a aussi été calculée pour chaque répondant afin d’obtenir un index associé aux risques de la souveraineté (Alpha Cronbach de 0.8 et 0.7, respectivement, en 2014 et 2024).
Les facteurs associés aux nouveaux développements politiques
Afin de vérifier si les appuis indépendantistes sont liés aux prédispositions attitudinales populistes, nativistes, autoritaires et conservatrices morales, nous avons utilisé dans notre enquête de 2024 des batteries d’indicateurs qui ont été validés dans leur littérature respective. Pour chaque dimension, nous avons créé un indice en calculant la moyenne des réponses aux indicateur clés pour chacun des répondants.
Notre indice de populisme emprunte ainsi les huit indicateurs développés par Akkerman, Mudde et Zaslove (Reference Akkerman, Mudde and Zaslove2014) et validés par Castanho Silva et collaborateurs (Reference Castanho Silva, Jungkunz, Helbling and Littvay2020) : « les élus de nos parlements doivent suivre la volonté du peuple » ; « c’est le peuple et non les politiciens qui devrait prendre les décisions les plus importantes » ; « il y a plus de différences entre les élites et le peuple qu’au sein du peuple même » ; « j’aimerais mieux être représenté par un citoyen ordinaire que par un politicien professionnel » ; « les élus parlent trop et ne prennent pas assez de décisions »; « la politique demeure en fin de compte un combat entre le bien et le mal » ; « ce qu’on appelle un ‘compromis’ en politique signifie en fait renoncer à ses principes » ; « les groupes d’intérêt ont beaucoup trop d’influence sur les décisions politiques » (Alpha Cronbach de 0.7).
L’indice de nativisme repose quant à lui sur les cinq questions validées par Young, Ziemer et Jackson 2019 et validées par Zhao (Reference Zhao2019) : « le Québec serait plus fort si on mettait fin simplement à l’immigration » ; « le Québec serait en meilleure situation si on laissait venir tous les immigrants qui le désirent » ; « quand les emplois se font rares, il faudrait prioriser l’embauche de gens d’ici plutôt que des immigrants » ; « les immigrants prennent les emplois des gens d’ici » ; « les immigrants mobilisent des services gouvernementaux qui devraient profiter aux gens d’ici » (Alpha Cronbach de 0.8).
Afin de mesurer les prédispositions autoritaires, nous avons utilisé les huit questions développées et validées par Engelhardt, Feldman et Hetherington (Reference Engelhardt, Feldman and Hetherington2023) relatives à l’éducation des enfants. Cette approche est devenue courante dans ce champ puisque l’autoritarisme est conçu comme une prédisposition relativement stable, détachée des contextes politiques fluctuants. C’est également cette dimension de l’autoritarisme qui serait liée à l’aversion pour l’autonomie et l’indépendance individuelle. Les répondants à l’enquête de 2024 ont donc dû choisir quel trait observé chez un enfant est le plus important : « l’indépendance ou le respect des ainés » ; « l’obéissance ou l’autonomie » ; « la curiosité ou les bonnes manières » ; « être attentionné ou être sage » ; « avoir un esprit libre ou être poli » ; « être ordonné ou être imaginatif » ; « être capable de s’adapter ou être discipliné » ; « être loyal ou être ouvert d’esprit » (Alpha Cronbach de 0.7).
La dernière dimension attitudinale est celle associée au traditionalisme moral. Nous avons ici utilisé neuf indicateurs qui ont été antérieurement utilisés par l’Étude électorale canadienne au fil des années (voir par exemple Gidengil Reference Gidengil2012) : « les nouveaux modes de vie contribuent à l’effondrement de notre société » ; « le monde est en constante évolution et nous devrions adapter nos codes moraux selon ces changements » ; « le Québec aurait beaucoup moins de problèmes s’il mettait davantage l’accent sur les valeurs familiales traditionnelles » ; « nous devrions être plus tolérants à l’égard des personnes qui choisissent de vivre selon leurs propres normes morales, même si elles sont très différentes des nôtres » ; « la société serait gagnante si les femmes restaient à la maison » ; « lors de l’embauche et de promotions, certaines minorités devraient bénéficier d’un traitement préférentiel » ; « les personnes ne respectant pas la loi devraient avoir des sentences plus sévères » ; « les femmes devraient être libres de décider en matière d’avortement » ; « l’identité de genre est quelque chose de personnel et on doit laisser les personnes choisir ce qu’ils et elles veulent être » (Alpha Cronbach de 0.7).Footnote 8
Résultats
Nous présentons dans cette section les résultats découlant de nos analyses. Dans un premier temps, nous présentons les appuis à l’indépendance à travers les trois générations en 2014 et 2024. Dans un deuxième temps, nous présentons le positionnement moyen des générations en 2024 sur les indices de griefs, de bénéfices et de risques ainsi que sur la variable d’identité québécoise, en plus des changements observés depuis 2014. Par la suite, nous décrivons l’effet de ces quatre facteurs sur l’appui à l’indépendance pour les deux périodes étudiées. Dans la dernière partie d’analyse, nous considérons les facteurs plus contemporains.
Les appuis générationnels à l’indépendance
Les résultats présentés à la Figure 2 mettent l’accent sur les différences générationnelles au sein de l’électorat québécois en 2024, tout en gardant en tête les écarts potentiels entre les participants aux deux enquêtes. Lorsqu’on regarde les pourcentages pondérés d’appuis à l’indépendance pour l’ensemble des répondants, on ne note aucune différence statistique entre 2014 et 2024. En effet, 46.2 pour cent des répondants en 2024 se disaient en faveur de l’indépendance contre 46.1 pour cent en 2014 (points noirs).

Figure 2. L’appui des générations à l’indépendance entre 2014 et 2024.
Note: Les lignes horizontales représentent les intervalles de confiance à 95%. * indique que la différence 2014-2024 est stat. sign. à p < 0.05.
Lorsque nous nous attardons aux comparaisons générationnelles en 2024 (la partie inférieure du graphique), quelques différences apparaissent. Plus particulièrement, la génération X (point rouge) est celle appuyant davantage l’indépendance (52%), suivi des baby-boomers à 44.6 pour cent (point vert, différence non significative avec les X) et des millénariaux (point bleu) à 41.3 pour cent (différence statistiquement significative avec les X uniquement). Ce portrait contraste avec celui de 2014 où aucune différence significative n’était observée entre les générations. Les millénariaux appuyaient l’indépendance à 44.9 pour cent (point bleu), les X à 47.4 pour cent (point rouge), et les baby-boomers à 45.7 pour cent (point vert). Bien qu’aucun écart statistiquement significatif ne soit observé à l’intérieur des générations entre 2014 et 2024, il semble que les légers mouvements à la baisse et à la hausse respectifs chez les millénariaux et les X entre 2014 et 2024 expliquent l’écart observé entre ces deux générations aujourd’hui. Les prochaines analyses nous permettront d’identifier des éléments structurant cette différence. Somme toute, sur le plan statistique, les résultats présentés à la Figure 2 témoignent d’une grande stabilité dans les appuis générationnels à l’indépendance entre 2014 et 2024. Est-ce que cette stabilité dans les appuis à l’indépendance se reflète également dans les facteurs structurels socio-psychologiques et coûts-bénéfices? Nous répondons à cette question dans la prochaine section.
Les facteurs de griefs et prospectifs
À la Figure 3, nous présentons la valeur moyenne des quatre variables indépendantes principales (identité, indice de griefs, indice de bénéfices et indice de risques) par cohorte en 2014 (partie supérieure de chaque sous-graphique) et 2024 (partie inférieure de chaque sous-graphique). À partir de modèles de régression linéaire, nous avons vérifié pour chaque variable et cohorte si les moyennes entre 2014 et 2024 diffèrent de façon statistiquement significative à un niveau de confiance de 95 pour cent, ce que nous représentons par un astérisque, le cas échéant.

Figure 3. Moyennes des indices socio-psychologique et coûts-bénéfices en 2024 et 2014.
Note: Les lignes horizontales représentent les intervalles de confiance à 95%. * indique que la différence 2014-2024 est stat. sign. à p < 0.05.
Lors de l’enquête de 2014, les répondants s’identifiaient dans l’ensemble (points noirs) comme « Québécois d’abord et ensuite Canadien » (moyenne de 2.8, un score de 3 équivaut à la catégorie mentionnée), ils étaient « en accord » avec les griefs envers le reste du Canada (moyenne de 2.8, un score de 3 équivaut à la catégorie mentionnée), « assez d’accord » que l’indépendance amènera des conséquences positives (moyenne de 2.4, un score de 3 équivaut à la catégorie « en accord ») et « un peu préoccupé » quant aux risques entourant la tenue d’un référendum (moyenne de 1.3, un score de 1 équivaut à la catégorie mentionnée). Cette structure d’opinion publique parmi l’ensemble des répondants (points noirs) se maintient en 2024 mis à part une légère augmentation dans la perception des bénéfices associés à la souveraineté (+0.1; moyenne de 2.5).
De plus, nous observons peu de différences générationnelles significatives à l’intérieur de chacune de nos enquêtes, en ce sens que les moyennes observées pour les différentes générations correspondent sensiblement à celles observées pour l’ensemble des répondants. La seule exception notable est que les millénariaux (point bleu) ont un peu moins de griefs envers le reste du Canada (moyenne d’approximativement 2.6 dans les 2 enquêtes comparativement à environ 2.8 pour les X et 2.9 pour les baby-boomers). Ces différences respectives entre millénariaux et X et baby-boomers sont statistiquement significatives à un niveau de confiance de 95 pour cent lors des deux enquêtes, mais demeurent substantiellement faibles (une différence de 0.2-0.3 sur une échelle 0-4). Lors de l’enquête de 2024, les millénariaux (point bleu) perçoivent aussi un peu moins de bénéfices associés à l’indépendance (moyenne de 2.3) comparativement au X (2.6) et baby-boomers (2.5)—les différences sont aussi significatives à un niveau de confiance de 95 pour cent. À noter que nous n’observions pas de différence intergénérationnelle quant aux bénéfices prospectifs de la souveraineté lors de l’enquête de 2014. Les différences générationnelles observées en 2024 sont ainsi expliquées essentiellement par les membres de la génération X (point rouge) qui trouvent qu’un Québec indépendant apporterait plus d’avantages sur le plan économique et culturel/politique qu’il y a 10 ans (+0.25), mais aussi un peu par un léger déplacement de la génération des baby-boomers (point vert) sur cette question (+0.14, valeur p de 0.11). Hormis ce changement temporel à l’intérieur d’une cohorte, nous n’observons pas d’autres déplacements générationnels sur ces quatre indices.
La Figure 4 présente maintenant les résultats d’une série de régressions linéaires où la variable dépendante est l’appui à l’indépendance.Footnote 9 Dans chacune des régressions, nous contrôlons pour le genre du répondant, son statut matrimonial et familial, son niveau d’éducation et de revenu ainsi que sa région de résidence. Nous incluons également les quatre variables indépendantes d’intérêt dans chacune des régressions afin de contrôler simultanément pour chacune d’elles. Finalement, nous avons standardisé les variables identité, griefs, bénéfices et risques afin de mieux comparer leurs effets respectifs. À la Figure 4, nous empruntons la même démarche visuelle que précédemment : le haut des sous-graphiques présente les effets en 2014 par cohorte alors que la partie inférieure des sous-graphiques présente les effets en 2024. Chaque point représente la valeur d’un coefficient en point de pourcentage sur la probabilité de voter Oui alors que les lignes horizontales représentent les intervalles de confiance à 95 pour cent. Afin de déterminer si les différences entre les effets de 2014 et 2024 pour un indice donné sont statistiquement significatives, nous avons estimé des effets d’interaction entre l’indice et une variable dichotomique pour l’année du sondage. Les différences statistiquement significatives ont été représentées par un astérisque au-dessus des points respectifs de 2024.

Figure 4. Les effets des indices socio-psychologique et coûts-bénéfices sur l’appui à l’indépendance en 2024 et 2014.
Note: Coefficients en points de pourcentage estimés par modèles de probabilité linéaire. Les variables indépendantes ont été standardisées. Les lignes horizontales représentent les intervalles de confiance à 95%. * indique que la différence 2014-2024 est stat. sign. à p < 0.05.
Les résultats à la Figure 4 corroborent les tendances générales observées par Mendelsohn (Reference Mendelsohn2003). Encore aujourd’hui, les index associés à la théorie du choix rationnel ont des effets plus importants sur les appuis à l’indépendance que ceux associés au modèle socio-psychologique. Par exemple, pour l’ensemble des répondants francophones (points noirs), les bénéfices de l’indépendance—surtout quand ces bénéfices sont économiques (voir Figure A en annexe)—augmentent la probabilité d’appuyer le Oui de près de 22 (2024) et 26 (2014) points de pourcentage (à noter que cette différence entre 2014 et 2024 est statistiquement significative). La magnitude des effets est similaire à l’intérieur des cohortes bien que nous observions aussi une diminution pour la génération X (−6, point rouge).
L’effet de l’identité est conforme aux attentes du modèle socio-psychologique, mais est plus faible que les bénéfices prospectifs : s’identifier avec le Québec et non le Canada (ou non également avec le Canada) augmente les chances de soutenir la souveraineté par 11–13 points de pourcentage selon les cohortes. En contrepartie, nous constatons que les griefs ne sont pas un indicateur fort pour expliquer le soutien à l’indépendance : les effets des griefs ne sont pas significatifs pour l’ensemble des répondants ni au sein des cohortes, et ce, autant en 2014 qu’en 2024. Des tests de robustesse indiquent que le coefficient associé à l’indice de griefs demeure non significatif lorsque nous retirons identité du modèle, mais le devient pour l’ensemble des répondants et pour chacune des cohortes uniquement lorsque nous retirons bénéfices et risques des modèles (voir Figure B en annexe). L’effet des griefs semble donc ne pas pouvoir être dissocié des évaluations prospectives alors que ces dernières ont bel et bien un effet net sur les appuis à l’indépendance.
La perception des risques associés à un référendum—dimension découlant des coûts de l’indépendance—diminue l’appui à l’indépendance pour les générations X et les baby-boomers. En revanche, nous notons que l’appui à l’indépendance n’est pas influencé par les risques associés à la tenue d’un référendum chez les millénariaux autant en 2014 et 2024 (intervalles de confiance en bleu couvrant la ligne de 0 dans le sous-graphique sur les risques).
Les facteurs contemporains en 2024
Nous considérons maintenant la possibilité que de nouveaux facteurs soient également associés aux appuis à l’indépendance. Nous procédons de la même façon que dans la précédente section en présentant tout d’abord les positions moyennes des Québécois francophones sur nos indices d’intérêt (Figure 5) et leurs effets sur les appuis à l’indépendance par la suite (Figure 6).

Figure 5. Moyenne des indices attitudinaux associés au traditionalisme moral, populisme, nativisme, et autoritarisme.
Note: L’étendue de l’index est de 0-4 pour traditionalisme moral, populisme et nativisme; 0-8 pour autoritarisme. Les lignes horizontales représentent les intervalles de confiance à 95%.

Figure 6. Les facteurs contemporains et l’appui à l’indépendance.
Note: Coefficients en points de pourcentage estimés par modèles de probabilité linéaire. Les lignes horizontales représentent les intervalles de confiance à 95%. Les variables indépendantes ont été standardisées.
Les résultats à la Figure 5 indiquent que les Québécois francophones sont légèrement plus progressistes sur l’indice de traditionalisme moral (une moyenne de 1,7 sur une échelle 0-4), exactement au centre de l’échelle nativiste (une moyenne de 2,0 sur une échelle 0-4) et adhèrent peu à des valeurs autoritaires (une moyenne de 3,2 sur une échelle 0-8). Les Québécois francophones montrent aussi des réflexes populistes à faible intensité avec un score moyen de 2.5 sur une échelle 0-4.
Quant aux différences générationnelles, on observe des écarts somme toute modestes, même si certaines différences sont statistiquement significatives. Par exemple, les baby-boomers sont significativement plus conservateurs que les X (+0,1) et les millénariaux (+0,2); les millénariaux sont significativement moins autoritaires que les X (−0,3) et les baby-boomers (−0,5), et aussi un peu moins nativistes que les X (−0,15; valeur p de 0.057) et les baby-boomers (−0,13; valeur p de 0.11). Ces différences demeurent toutefois substantiellement petites.
La Figure 6 présente les effets de ces quatre indices sur les appuis à l’indépendance lors de l’enquête de 2024. Nous avons gardé les mêmes variables de contrôle que celles utilisées à la Figure 4. À noter que nous ne contrôlons pas dans ces modèles pour les facteurs prospectifs et socio-psychologiques étudiés jusqu’à présent. La raison est que ces indices ont été conçus afin de mesurer des prédispositions/valeurs profondes chez les individus qui précéderaient selon nous les attitudes face à l’indépendance et au reste du Canada qui relèvent davantage du contexte politique. De plus, puisque notre objectif est de vérifier si une partie de la clientèle indépendantiste partage ces prédispositions, il ne nous semble pas pertinent de contrôler pour des facteurs n’influençant pas théoriquement ces attitudes. Finalement, Blanchet et Medeiros (Reference Blanchet and Medeiros2019) n’ont pas contrôlé pour ce type de facteurs socio-psychologiques et prospectifs. Adopter la même stratégie empirique nous permettra de mieux comparer nos résultats. Nous présentons par contre les résultats avec contrôles en annexe (voir la Figure C).
Les résultats à la Figure 6 pointent dans la même direction que ceux de Blanchet et Medeiros (Reference Blanchet and Medeiros2019). Cette similitude n’était pas acquise puisque nos indices sont construits à partir d’indicateurs quelque peu différents et plus exhaustifs. Tout d’abord, les attitudes populistes (+ 3.6) et nativistes (+ 5.2) sont associées aux appuis à l’indépendance, comme l’avaient trouvé Blanchet et Medeiros (Reference Blanchet and Medeiros2019). Pour le populisme, c’est la génération des baby-boomers qui présente la plus forte association avec les appuis à l’indépendance, alors que ce sont les millénariaux qui présentent la plus forte association entre le nativisme et l’indépendance. De plus, nous trouvons également, à l’instar de Blanchet et Medeiros (Reference Blanchet and Medeiros2019), que l’autoritarisme est négativement associé à la souveraineté (−9,7), et ce, parmi chacune des cohortes. Le lien entre le traditionalisme moral et l’appui à l’indépendance est toutefois plus ténu. Nous trouvons de faibles effets positifs chez les millénariaux et les X (+5,0), mais ceux-ci demeurent non statistiquement significatifs.
Discussion et conclusion
Cet article tente de mesurer les changements dans la structure de l’opinion publique sur la question de l’indépendance du Québec. Nous mobilisons deux enquêtes menées à dix ans d’intervalle auprès de la population francophone pour tester si des changements ont bien eu lieu et gardons à l’esprit les résultats de Mendelsohn (Reference Mendelsohn2003). La réponse courte est que l’opinion publique démontre une stabilité remarquable et que peu de différences générationnelles sont observées, contrairement à certaines des attentes que nous avons énoncées.
Ces résultats sont intéressants, surtout quand on considère les transformations dans le système partisan, mais aussi dans la stratégie référendaire du Parti Québécois, notamment en 2018. La mise en veilleuse de l’enjeu référendaire par les gouvernements successifs du PLQ et de la CAQ aurait aussi pu réorganiser les dynamiques dans l’opinion publique. Alors que les études récentes mobilisant les comparaisons générationnelles pointent vers un certain déclin des appuis à l’indépendance, particulièrement chez les plus jeunes générations (Dufresne et al., Reference Dufresne, Tessier and Montigny2019; Mahéo et Bélanger, 2018; Vallée-Dubois et al., Reference Vallée-Dubois, Dassonneville and Jean-François2020), notre étude présente un portrait moins pessimiste pour l’option indépendantiste. En particulier, la structure de l’opinion publique favorable à l’indépendance nous apparaît plutôt inchangée depuis 10 ans, et même 20 ans si on se réfère à l’étude de Mendelsohn (Reference Mendelsohn2003). De plus, cette configuration attitudinale nous apparaît, dans l’ensemble, indiscernable d’une génération à l’autre.
Dans son article, Mendelsohn soulignait que « through a cost-benefit framework, the medium-term economic consequences identified by the Montreal School burn through the model. The pride and recognition dimension, however, is consistently the second most important factor » (Mendelsohn, Reference Mendelsohn2003 : 527). Nos résultats confirment de nouveau cette conclusion. Les évaluations prospectives associées à la souveraineté demeurent encore aujourd’hui le principal moteur des appuis indépendantistes, suivi par l’identité québécoise. Ce constat tient parmi chacune des générations, et ce, au moins depuis les 10 dernières années.
Ce constat est tout de même surprenant considérant la baisse de la saillance de la question nationale ces dernières décennies. Yale et Durand (Reference Yale and Durand2011) ainsi que Vallée-Dubois et collaborateurs (Reference Vallée-Dubois, Dassonneville and Jean-François2020) ont souligné l’importance d’événements politiques tels que les référendums, les échecs constitutionnels ainsi que le scandale des commandites pour les appuis à l’indépendance. Dans l’éventualité où de tels événements se produiraient dans le futur, nos résultats semblent indiquer que la structure de l’opinion publique chez les Québécois francophones est plus propice à une mobilisation en faveur de l’indépendance que nous l’aurions envisagé. En effet, les attitudes des Québécois francophones sur les principaux indicateurs d’appuis à la souveraineté demeurent élevées et leurs effets importants.
Nos résultats nous aident également à mieux contextualiser le mouvement indépendantiste québécois par rapport aux autres mouvements nationalistes démocratiques, ce qui montre que les partis souverainistes sont hétérogènes dans leurs prédispositions idéologiques (Ferreira, Reference Ferreira2024; Massetti et Schakel, Reference Massetti and Schakel2016). Bien que le Parti Québécois et Québec Solidaire ne soient pas des partis populistes et nativistes à proprement parler, une part de l’électorat indépendantiste québécois semble avoir de telles prédispositions, bien que modérément. Cette correspondance est similaire à ce que nous retrouvons dans d’autres petites nations comme la Flandre (van Haute, Pauwels et Sinardet, Reference Haute, Pauwels and Sinardet2018) et, dans une certaine mesure, la Catalogne (Barrio, Barberà et Rodríguez-Teruel, Reference Barrio, Barberà and Rodríguez-Teruel2018). Le lien, ou du moins la corrélation statistique, entre ces attitudes souvent associées à la droite radicale et l’appui à l’indépendance demeure toutefois à être mieux compris dans de futures études, où il sera important de tenir compte des positions traditionnelles des principaux partis indépendantistes tout comme de la relation entre les millénariaux nativistes et l’appui à l’indépendance. Serait-ce possible que les attitudes populistes et nativistes présentes au Québec soient simplement canalisées par des partis qui évitent les discours populistes? Cette relation soulève toutefois la possibilité que ces dimensions politiques soient mobilisées dans le futur par certains partis politiques.
Supplementary material
The supplementary material for this article can be found at https://doi.org/10.1017/S0008423925100590.