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Sentiment de reconnaissance des familles

Published online by Cambridge University Press:  19 September 2025

Ingrid Hennebert*
Affiliation:
Master 2 en Psychologie Clinique et Gérontologie. LCPI : Laboratoire Cliniques Psychopathologique et Interculturelle EA4591, https://ror.org/04ezk3x31 Université Toulouse 2 Jean-Jaurès , 5 Allée Antonio Machado, 31058, Toulouse, France
Thierry Darnaud
Affiliation:
Maître de conférences, HDR Émérite. LCPI : Laboratoire Cliniques Psychopathologique et Interculturelle EA4591, https://ror.org/04ezk3x31 Université Toulouse 2 Jean-Jaurès , 5 Allée Antonio Machado, 31058, Toulouse, France
Christine-Vanessa Cuervo-Lombard
Affiliation:
Professeur des universités en psychologie gérontologie clinique. CERPPS : Centre d’Études et de Recherche en Psychopathologie et Psychologie de la Santé EA7411, https://ror.org/04ezk3x31 Université Toulouse 2 Jean-Jaurès , Allée Antonio Machado, 31058, Toulouse, France
*
Corresponding author: La correspondance et les demandes de tirés-àpart doivent être adressées à : / Correspondence and requests for offprints should be sent to: Ingrid Hennebert, Master 2 en Psychologie Clinique et Gérontologie. LCPI : Laboratoire Cliniques Psychopathologique et Interculturelle EA4591, Université Toulouse 2 Jean-Jaurès, 5 Allée Antonio Machado, 31058, Toulouse, France (ingrid.hennebert@univ-tlse2.fr)
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Résumé

Un certain nombre d’articles et de chapitres d’ouvrages évoquent les remaniements fonctionnels des familles face à la maladie neuro-évolutive (MNE) d’un de leurs proches. Cependant, peu d’études s’arrêtent sur le vécu de ces familles, sur leur positionnement face à la maladie et de comment elles se sentent reconnues par leurs proches atteints d’une MNE à un stade sévère. Dans cette étude, nous nous sommes intéressés au sentiment de reconnaissance des enfants et des conjoints, aux émotions de colère et de tristesse ainsi qu’aux sentiments de découragement et d’impuissance vécus par les familles face à l’évolution de la MNE de leurs parents / conjoints. Nous avons souhaité savoir s’il existait une différence significative entre les enfants et les conjoints au niveau de leur sentiment de reconnaissance et de leurs vécus. Nos résultats montrent qu’il existe une différence significative entre les enfants et les conjoints au niveau de la colère.

Abstract

Abstract

Several articles and book chapters discuss the functional adjustments families face with a loved one’s neuro-evolutionary disease (NED). However, few studies focus on these families’ experiences, their stance toward the disease, and how they feel recognized by their loved ones with severe stage NED. In this study, we looked at the sense of recognition felt by children and spouses, the emotions of anger and sadness, as well as feelings of discouragement and helplessness experienced by families facing the progression of their parent’s/spouse’s NED. We wanted to know if there was a significant difference between children and spouses regarding their sense of recognition and experiences. Our results show a significant difference between children and spouses in terms of anger.

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Article
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Creative Common License - CCCreative Common License - BY
This is an Open Access article, distributed under the terms of the Creative Commons Attribution licence (http://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted re-use, distribution and reproduction, provided the original article is properly cited.
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© The Author(s), 2025. Published by Cambridge University Press on behalf of The Canadian Association on Gerontology

Introduction

Depuis plusieurs décennies, nous assistons à un vieillissement de la population qui tend à accroître le risque de dépendance mais aussi le risque de développer une Maladie Neuro-Évolutive (MNE) comme la Maladie d’Alzheimer (MA), la maladie de Parkinson, la maladie à corps de Lewy, la maladie de Huntington… Les MNE touchent près de 1,3 million de personnes mais la MA est la plus fréquente; elle représente 60 à 80% des cas (Alzheimer’s Association, 2022). Les MNE, précédemment appelées maladies neurodégénératives, sont un groupe de pathologies caractérisées par une dégénérescence progressive et irréversible des neurones dans le système nerveux central. Elles entraînent un déclin graduel des fonctions cognitives, comportementales, mais aussi motrices (Hirsch et Brugeron, Reference Hirsch, Brugeron and Hirsch2019). Les troubles engendrés par les MNE impactent également la communication verbale. Dès lors, le langage verbal diminue progressivement au profit d’autres modes de communication. Face à l’évolution de la maladie, les personnes âgées continuent d’échanger avec leur entourage mais sur un mode non verbal. Les expressions faciales, la gestuelle, la posture et le contact visuel deviennent des supports fondamentaux pour communiquer. Ainsi, le sentiment de reconnaissance peut se manifester tant sur le registre verbal, lorsque la personne âgée parvient encore à formuler la présence de l’autre, que sur le registre non verbal, par le biais de réactions corporelles et gestuelles préservées. Dès lors, la prise en compte de l’ensemble de ces comportements et attitudes permet de percevoir l’expression de la reconnaissance (Delamarre, Reference Delamarre2014). De plus, les personnes âgées atteintes de MNE développent une dépendance importante au niveau des activités de la vie quotidienne. Cependant, elles ne sont pas les seules à être impactées par cette perte d’autonomie. Les familles souffrent des conséquences de la maladie de leurs proches.

Zarit et collaborateurs (Reference Zarit, Orr and Zarit1985) a été le premier à employer le terme de victimes pour les MNE. Les familles dont le parent ou le conjoint est atteint d’une MNE souffrent des répercussions engendrées par la maladie. Plus précisément, le fait de ne plus se sentir reconnu est insupportable pour les familles. Il existe une différence entre l’interprétation médicale qui confère aux MNE la notion de la maladie des déficits; tandis que pour les familles, les MNE se réfèrent être les maladies de la perte du parent (Ploton, Reference Ploton and Arfeux-Vaucher2012). Face aux MNE, les familles se retrouvent dans une situation qui vient fragiliser et remettre en question les relations familiales. Les MNE ont des conséquences importantes sur l’organisation familiale et engendrent des modifications à travers des réaménagements trans et inter-générationnels (Darnaud, Reference Darnaud2003). Pour les enfants faisant face au vieillissement de leurs parents, bien souvent la formule « devenir le parent de son parent » est utilisée (Charazac, Reference Charazac and Charazac2015). L’impact des MNE confronte les enfants à une double problématique : d’un côté, la relation enfant – parent se retrouve inversée autour de la dépendance du parent malade (Crochot et Bouteyre, Reference Crochot and Bouteyre2005); et de l’autre, « le lourd travail psychique d’acceptation et de maintien dans une même filiation du parent perçu comme différent, parfois étranger » (Montani, Reference Montani2004).

L’évolution des MNE s’accompagne de déficits visuo-perceptuels / visuo-spatiaux (Lenoir et Siéroff, Reference Lenoir and Siéroff2019; Oishi et al., Reference Oishi, Imamura, Shimomura and Suzuki2020). Les troubles de la perception visuelle sont bien souvent responsables de la diminution de la qualité de vie des personnes âgées puisqu’ils viennent perturber l’exploration des scènes visuelles mais aussi les interactions sociales dans le cadre d’un déficit de reconnaissance des visages (Porter et al., Reference Porter, Leonards, Troscianko, Haworth, Bayer and Tales2012). D’un point de vue neuropsychologique, nous savons que les MNE s’accompagnent de plusieurs types d’agnosies. Majoritairement, les personnes atteintes d’une MNE souffrent de prosopagnosie. Il s’agit d’une forme d’agnosie visuelle entraînant une perte progressive de la reconnaissance des visages familiers ou célèbres (Poirier et Gil, Reference Poirier, Gil, Poirier and Gil2018) ; ou une incapacité à encoder de nouveaux visages. Cette non-reconnaissance intervient dans les formes évoluées de la maladie.

Ne plus se sentir reconnu par son parent / conjoint est possiblement une des épreuves les plus difficiles à vivre pour les proches. Ce parent qui a toujours été là, qui a toujours su trouver les mots ; ce conjoint de vie avec qui tant de souvenirs ont été partagés ne parvient plus à reconnaître la personne qui se trouve face à lui. C’est comme si des dizaines d’années de souvenirs étaient supprimées de la mémoire de la personne développant une MNE. Ces troubles de la reconnaissance impactent plus ou moins intensément les rapports de la personne âgée avec son entourage. Selon Ploton (Reference Ploton and Arfeux-Vaucher2012), ces problèmes de reconnaissance peuvent être perçus comme étant un traumatisme pour les familles.

Par ailleurs, face à ces difficultés, des études se sont intéressées aux émotions ressenties par les familles. Dans une de leurs études, Colinet et collaborateurs (Reference Colinet, Clepkens and Meire2003) évoquent que les familles ressentent bien souvent de la tristesse, de la peur, de l’incompréhension, de l’impuissance, de la culpabilité mais aussi de la colère. Non seulement la diminution physique et cognitive est une réalité douloureuse pour les familles (enfants / conjoints), mais le fait de ne plus se sentir reconnu par le parent / conjoint induit doublement une souffrance. Ces personnes âgées sont souvent réduites à des personnes plus capables de reconnaître l’autre, de ressentir ou de penser. Les MNE sont majoritairement abordées sous l’angle de la perte de l’intégrité physique et psychique des personnes âgées, conduisant ainsi à des attitudes de rejet. Parfois, il est possible de constater un refus de comprendre ces personnes âgées. Notre recherche s’intéresse à une vision moins réductrice des personnes âgées atteintes de MNE. Nous souhaitons ainsi démontrer que, même si elles présentent une MNE à un stade sévère, un sentiment de reconnaissance entre les familles et les personnes âgées semble préservé. Cette reconnaissance peut être mise en lien avec la préservation du sentiment de familiarité mise en évidence dans l’étude de Blais (Reference Blais2016). Cet auteur évoque que, même si les personnes âgées atteintes de MNE ne parviennent plus à donner le nom de leur enfant ou de leur conjoint, elles peuvent conserver un sentiment de familiarité. Il précise ainsi qu’un lien affectif persiste entre la personne âgée et son entourage affectif.

Les objectifs de cette étude sont d’interroger le sentiment de reconnaissance et les ressentis des familles dont un proche institutionnalisé présente une MNE à un stade sévère à partir d’un questionnaire. Nous avons choisi d’interroger le sentiment de reconnaissance des enfants et des conjoints. Ainsi, nous faisons l’hypothèse que ce sentiment de reconnaissance varie significativement entre les enfants et les conjoints. À notre connaissance, aucune source issue de la littérature ne pose cette question. Cependant, nous nous sommes appuyés sur les travaux de Blanc et collaborateurs (Reference Blanc, Syssau and Brouillet2006) et de Delage et Lejeune (Reference Delage and Lejeune2017) qui étudient les conséquences des MNE sur les familles. Nous pensons que toute histoire relationnelle est singulière, elle construit donc un lien relationnel unique. Le sentiment de reconnaissance sera alors teinté en fonction du lien de parenté. Les conjoints partagent une longue histoire de vie marquée par une relation et un ancrage affectif construit au fil des années. Nous nous sommes également intéressés au sentiment de reconnaissance des enfants et des conjoints passant par le langage verbal et le langage non verbal. Nous faisons l’hypothèse que ce sentiment de reconnaissance passant par le langage verbal et le langage non verbal varie significativement entre les enfants et les conjoints. De plus, nous nous sommes intéressés aux émotions de colère et de tristesse ainsi qu’aux sentiments de découragement et d’impuissance ressentis par les familles face à l’évolution de la MNE de leurs parents / conjoints. Nous partons du postulat que les enfants et les conjoints sont impactés différemment par la maladie de leurs parents / conjoints institutionnalisés. Enfin, nous émettons l’hypothèse que, de façon générale, les familles ressentent plus de tristesse et de découragement que de colère et d’impuissance. Pour cette hypothèse, nous nous sommes appuyés sur l’étude de Colinet et collaborateurs (Reference Colinet, Clepkens and Meire2003), dans laquelle les auteurs examinent de manière approfondie l’évolution de la dynamique familiale face à la maladie d’un proche ainsi que les bouleversements émotionnels qui en découlent.

Participants

Quatre-vingt-une personnes (53 femmes et 28 hommes) ont participé à cette étude. Les participants sont âgés de 41 ans à 91 ans (65,3 ± 10,6). Les personnes interrogées sont les conjoints (N=15) et les enfants (N=66) des personnes âgées atteintes d’une MNE à un stade sévère résidant en Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD) situés dans les départements français du Rhône et de la Haute-Garonne. Les résidents sont des personnes âgées de plus de 80 ans, présentant une MNE à un stade sévère.

Nous avons sélectionné les enfants et les conjoints dont le parent / conjoint institutionnalisé avait un score au MMSE $ \le $ 10 (The Mini Mental State Examination, Folstein et al., Reference Folstein, Folstein and McHugh1975). Une évaluation régulière des capacités cognitives est menée auprès des résidents. Pour cette étude, nous avons travaillé en collaboration avec les équipes pluridisciplinaires des différents EHPAD. Ainsi, nous avons pu rencontrer les familles dans chaque institution et recueillir le MMSE de chaque participant. Les conjoints de notre étude sont des couples avec une histoire commune de plus de 40 ans. Ils disposent ainsi d’une mémoire relationnelle commune, alimentée par des souvenirs partagés. En revanche, la relation entre un enfant et son parent repose sur une dynamique intergénérationnelle où l’identité du parent figure historiquement comme un repère, un modèle et une source d’autorité.

Il convient de souligner que pour 12 personnes âgées, les réponses sont celles de leurs conjoints (N = 12) et de leurs enfants (N = 22). Toutefois, afin d’examiner chaque lien de façon générationnelle et d’examiner les spécificités propres à chacun, nous avons choisi de ne pas regrouper ces données. Les réponses ont ainsi été analysées individuellement, permettant d’approfondir la compréhension des différences ou similitudes entre ces deux catégories.

Les participants ont été informés que l’étude portait sur le sentiment de reconnaissance et des ressentis face à l’évolution de la MNE de leur parent ou conjoint. Ils ont également été informés que leur identité et leurs informations personnelles seraient codées afin de garantir la confidentialité des données recueillies. Cette recherche a été menée conformément à la Déclaration d’Helsinki. Tous les participants ont donné leur consentement éclairé par écrit avant d’être inclus dans l’étude.

Matériel

Nous avons créé notre questionnaire à partir des éléments de la littérature (Bercot, Reference Bercot2003; Crochot et Bouteyre, Reference Crochot and Bouteyre2005; Delage et al., Reference Delage, Guillaumot, Mirland and Delage2010; Gzil et Hirsch, Reference Gzil and Hirsch2012). Ces derniers évoquent les nombreux troubles et répercussions liés à l’évolution des MNE, à l’impact sur les familles mais aucun ne questionne de façon approfondie le sentiment de reconnaissance ainsi que les ressentis des familles. Le sentiment de reconnaissance des enfants et des conjoints a été évalué à l’aide d’un questionnaire composé de 16 questions. Les réponses ont été données grâce à une échelle allant de 1 (non, jamais) à 10 (oui, très souvent).

Ce questionnaire comprend 12 questions centrées sur le sentiment de reconnaissance, par exemple : « Lorsque vous entrez dans la chambre de votre parent / proche atteint d’une maladie neuro-évolutive, percevez-vous une reconnaissance de sa part vis-à-vis de vous ? », « Est-il déjà arrivé que votre parent / proche vous reconnaisse mais ne sache plus dire qui vous êtes ? » ou encore « Cette reconnaissance de la part de votre parent / proche s’exprime-t-elle via le langage verbal ? ».

Il comporte également 4 questions interrogeant le ressenti des familles, telles que : « Avez-vous déjà éprouvé de la colère face aux troubles cognitifs de votre parent / proche ? », « À quelle intensité vous êtes-vous senti(e) triste face aux troubles cognitifs de votre parent / proche ? », « À quelle intensité vous êtes-vous senti(e) découragé(e) face aux troubles cognitifs de votre parent / proche ? » et « Vous êtes-vous déjà senti(e) impuissant(e) face à une situation où votre parent / proche ne vous reconnaissait pas ? ». Chaque question a un score maximal de 10. De ce fait, l’ensemble du questionnaire a un score maximal de 160.

Ce questionnaire a été remis aux membres de la famille lors de l’une de leurs visites à l’EHPAD. Ils disposaient d’un délai de 15 jours pour compléter et retourner le questionnaire.

Analyse

Toutes les analyses ont été réalisées à l’aide du logiciel Jamovi. Le test Shapiro Wilk a permis de mettre en évidence la normalité de nos données (p = 0,395). Pour le sentiment de reconnaissance, les valeurs obtenues au questionnaire suivent une loi normale. Nos analyses statistiques ont été menées à l’aide d’un test paramétrique : t de Student. Néanmoins, les conditions de normalité n’étant pas remplies concernant les questions sur le ressenti des familles, nous avons comparé les deux liens de parenté (conjoints et enfants) sur chacune des émotions (colère, tristesse) et sentiments (découragement et impuissance) considérés isolément avec un test non-paramétrique : test du Mann-Whitney. La significativité statistique a été fixée à p < 0,05.

Résultats

Le sentiment de reconnaissance des familles, la comparaison de la reconnaissance verbale et de la reconnaissance non verbale ainsi que l’expression de la colère, de la tristesse, du découragement et de l’impuissance sont présentés dans le Tableau 1.

Tableau 1. Sentiment de reconnaissance, sentiment de reconnaissance passant par le langage verbal et non verbal et expression de la colère, de la tristesse, du découragement et de l’impuissance des familles (N = 81)

Évaluation du sentiment de reconnaissance

Pour cette évaluation, le score maximal était de 160. De ce fait, pour 16 questions, le score maximal est de 160. Au regard de l’état actuel de la littérature, aucune référence n’a pu être identifiée pour établir un seuil de catégorisation des scores obtenus. La médiane du sentiment de reconnaissance est de 71. En conséquence, nous considérons que les participants ayant un score inférieur à 71 traduit un faible sentiment de reconnaissance tandis qu’un score supérieur à 71 reflète un sentiment de reconnaissance élevé. En se basant sur cette médiane, nous avons catégorisé les participants en deux groupes : un sentiment de reconnaissance faible (26 enfants et 10 conjoints) et un sentiment de reconnaissance élevé (36 enfants et 4 conjoints).

Les résultats au test de Student montrent qu’il n’existe pas de différence significative au niveau du sentiment de reconnaissance entre les enfants et les conjoints : t(79) = 1,59 (p = 0,115).

Comparaison de la reconnaissance verbale et de la reconnaissance non verbale

Le sentiment de reconnaissance s’exprimant par le langage verbal et non verbal par les familles est présenté dans le Tableau 1. Pour chaque question, le score maximal était de 10.

De façon générale, les résultats au test de Student montrent qu’il existe une différence significative au niveau du sentiment de reconnaissance passant par le langage verbal et le langage non verbal : t(80) = 1,75 (p = 0,043).

Plus en détails, les résultats au test de Student montrent qu’il n’existe pas de différence significative au niveau du sentiment de reconnaissance passant par le langage verbal entre les enfants et les conjoints : t(79) = 0,51 (p = 0,613). Les résultats au test de Student montrent également qu’il n’existe pas de différence significative au niveau du sentiment de reconnaissance passant par le langage non verbal entre les enfants et les conjoints : t(79) = 0,70 (p = 0,486).

Expression de la colère, de la tristesse, du découragement et de l’impuissance

Pour chaque question, le score maximal était de 10.

Pour chaque mesure émotionnelle, le score maximal était de 10. Une analyse de variance multivariée (MANOVA) ne montrait pas d’effet du lien de parenté sur les émotions ressenties (F(4,76)= 2,26; p=0,071), sinon une tendance. Néanmoins, les conditions de normalité n’étant pas remplies pour une telle analyse, nous avons comparé les deux liens de parenté (conjoints, enfants) sur chacune des 4 émotions considérées isolément avec un test non-paramétrique de Mann-Whitney. Les résultats montraient que seule la colère différenciait les enfants des conjoints en faveur de ces premiers (U = 672, p = 0.025).

Discussion

Les objectifs de notre étude étaient de questionner le sentiment de reconnaissance des familles ainsi que leurs ressentis face à l’évolution de la MNE de leurs parents / conjoints. Plus précisément, il s’agissait de savoir s’il existait une différence significative au niveau du sentiment de reconnaissance et des ressentis entre les enfants et les conjoints. Les résultats de notre étude montrent qu’il existe une différence significative entre les enfants et les conjoints au niveau de l’émotion de la colère. Cependant, il n’existe pas de différence significative au niveau du sentiment de reconnaissance, de la reconnaissance passant par le langage verbal et non verbal, de l’émotion de la tristesse ainsi qu’aux sentiments de découragement et d’impuissance ressentis entre les enfants et les conjoints.

Sentiment de reconnaissance

Notre première hypothèse concernait l’existence d’une différence significative entre les enfants et les conjoints au niveau de leur sentiment de reconnaissance. Les résultats de notre étude ont montré qu’il n’existait pas de différence significative au niveau de ce sentiment de reconnaissance entre les enfants et les conjoints. Ils nous permettent également de supposer que, même si les personnes âgées atteintes d’une MNE nomment rarement leurs enfants ou leurs conjoints par leurs prénoms, elles parviennent tout de même à récupérer au sein de leurs mémoires des informations les concernant. Ces conclusions rejoignent la notion de mémoire relationnelle familiale développée par Delage et Lejeune (Reference Delage and Lejeune2017). Cette mémoire peut être comparée à des « scénarios relationnels » (Byng-Hall, Reference Byng-Hall1995). Son activation permet la régulation des relations à l’insu des membres de la famille. La construction de tels scenarios repose sur la qualité d’attachements construits entre les membres de la famille. Par ailleurs, Besson et collaborateurs (Reference Besson, Ceccaldi and Barbeau2012), la reconnaissance permet à une personne d’estimer si elle a déjà rencontré ou non un stimulus. La « recollection » d’informations induit la reconnaissance d’informations contextualisées relatives au stimulus et la familiarité permet de reconnaître l’objet sans avoir recours à la récupération d’éléments contextuels. Nous nous sommes également appuyés sur l’étude de Blanc et collaborateurs (Reference Blanc, Syssau and Brouillet2006) dans laquelle ils précisent que l’émotion peut induire un sentiment de familiarité qui amènerait l’individu à produire un jugement de reconnaissance. La reconnaissance faciale ainsi que l’émotion exprimée jouent un rôle central dans les interactions relationnelles. Les personnes atteintes d’une MNE semblent garder un sentiment de familiarité malgré le stade sévère de la maladie. Ainsi, ce sentiment de reconnaissance de la part des personnes âgées atteintes d’une MNE peut être dû à la dimension affective qui se dégage de la relation avec les membres de leurs familles.

Les résultats de notre étude révèlent une variabilité du sentiment de reconnaissance entre les enfants et les conjoints des personnes âgées atteintes d’une MNE à un stade sévère. Cette distribution indique que les enfants tendent à exprimer un sentiment de reconnaissance plus élevé que les conjoints. Cette disparité peut s’expliquer par la nature différente des relations et de l’histoire relationnelle préexistante. Les conjoints, généralement engagés dans une relation de longue durée, ici plus de 40 ans de vie commune et souvent marqués par une cohabitation continue, peuvent éprouver une plus grande difficulté à maintenir un sentiment de reconnaissance face aux transformations profondes induites par les MNE. Selon Pria Veillon (Reference Pria Veillon2017) la proximité quotidienne et l’intensité des interactions peuvent amplifier les sentiments de perte et de dépersonnalisation, conduisant à une diminution du sentiment de reconnaissance. En revanche, les observations de Bonnet-Llompart et Laurent (Reference Bonnet-Llompart and Laurent2020) suggèrent que les relations entre enfants et parents, bien qu’également profondes, peuvent bénéficier d’une certaine distance émotionnelle et de rôles relationnels différents, ce qui pourrait faciliter un maintien plus élevé du sentiment de reconnaissance malgré la progression de la maladie. De plus, l’histoire relationnelle, marquée par des interactions et des attentes spécifiques, joue un rôle crucial dans la perception et l’expression du sentiment de reconnaissance. Les conjoints peuvent éprouver des difficultés accumulées à accepter les changements induits par la MNE, en raison de leur engagement émotionnel et de leur dépendance réciproque, tandis que les enfants peuvent naviguer dans leurs dynamiques relationnelles. Ainsi, nos résultats soulignent l’importance de considérer la nature et l’histoire des liens familiaux pour comprendre les différences dans le sentiment de reconnaissance ressenti par les conjoints et les enfants face à l’évolution des MNE.

Reconnaissance verbale et non verbale

Dans cette étude, nous nous sommes également intéressés au sentiment de reconnaissance des familles passant par le langage verbal et non verbal. Plus précisément, nous avons voulu savoir s’il existait une différence au niveau de la reconnaissance passant par le langage verbal et le langage non verbal entre les enfants et les conjoints. Les résultats de notre étude ont montré qu’il n’existait pas de différence au niveau de ce sentiment de reconnaissance passant par le langage verbal et non verbal entre les enfants et les conjoints.

Nos résultats corroborent les conclusions antérieures mentionnées dans la littérature, notamment celles de Rousseaux et collaborateurs (Reference Rousseaux, Sève, Vallet, Pasquier and Mackowiak-Cordoliani2010) et d’Eustache et collaborateurs (Reference Eustache, Faure, Desgranges, Eustache, Faure and Desgranges2018). En effet, la communication et les signes de reconnaissance chez les personnes atteintes d’une MNE impliquent à la fois des aspects du langage verbal et du langage non verbal. Comme l’évoque Rousseaux et collaborateurs (2010) dans une de ses études, nous avons également constaté que la communication verbale s’amoindrit au cours de l’évolution de la maladie et que la communication non verbale prend le relais dans certaines situations. De plus, nous avons également constaté, conformément à l’étude d’Eustache et collaborateurs (Reference Eustache, Faure, Desgranges, Eustache, Faure and Desgranges2018), que l’évolution d’une MNE s’accompagne d’une augmentation des troubles du langage comme le manque du mot, qui s’aggrave ensuite, et de l’apparition de paraphasies sémantiques puis d’un mutisme ou des écholalies ou palilalies. Ces troubles du langage engendrent un certain malaise chez les personnes âgées. De plus, à l’instar des conclusions de Rousseaux et collaborateurs (Reference Rousseaux, Sève, Vallet, Pasquier and Mackowiak-Cordoliani2010), notre étude met en lumière l’impact des émotions sur les capacités de communication des personnes âgées atteintes de MNE. Elles seraient souvent verbalisées et exprimées dans la communication verbale. L’émotion aurait un impact sur la qualité des performances de communication selon le contexte dans lequel l’échange se déroule. Si ce dernier fait appel et génère de l’émotion, ceci incitera la personne âgée à s’exprimer même si ses capacités linguistiques sont réduites.

La communication non verbale, telle que les mimiques, un regard expressif, les inflexions vocales ou les gestes, va perdurer et jouer un rôle essentiel dans le maintien de la communication. Les émotions peuvent également se traduire par l’expression corporelle. Avec l’évolution des troubles, l’expression non verbale se révèle être le moyen de communication le plus utilisé. Ces troubles langagiers seraient congruents avec une augmentation des actes non verbaux. Le langage s’exprimant par le corps, au travers de la gestualité, du tonus ou des regards, appuie le discours verbal et peut, dans certains cas, le suppléer. La mise en mots de la pensée passe par une mise en corps qui facilite les processus cognitifs sous-jacents à l’expression émotionnelle. Le langage corporel se caractérise par les gestes, les tensions ou relâchements musculaires, les attitudes ou les inflexions vocales. L’ensemble de ces éléments non verbaux est porteur d’informations qui peut venir compléter la communication engagée avec autrui. Les expressions faciales, le contact visuel, la posture sont des capacités qui restent préservées au cours de l’évolution d’une MNE. L’apparition des troubles langagiers seraient congruents avec l’augmentation des actes non verbaux (Rousseau, Reference Rousseau2009). Les résultats de notre étude corroborent ces observations issues de la littérature. Nous avons constaté que, bien que les personnes âgées atteintes de MNE soient encore capables d’exprimer un sentiment de reconnaissance de manière verbale, la reconnaissance passant par le langage non verbal est significativement plus élevée. Cette constatation renforce l’idée que, face à la détérioration des capacités langagières, les interactions non verbales deviennent essentielles pour maintenir la qualité des relations familiales. Ainsi, notre étude confirme que les mécanismes de reconnaissance chez les personnes âgées atteintes de MNE s’appuient de manière prédominante sur des éléments non verbaux, alignant nos résultats avec les conclusions de Rousseau (Reference Rousseau2009).

Expression de la colère, de la tristesse, du découragement et de l’impuissance

La littérature actuelle (Colinet et al., Reference Colinet, Clepkens and Meire2003; Crochot et Bouteyre, Reference Crochot and Bouteyre2005) fait également état de la souffrance des familles face à l’évolution de la MNE de leurs parents ou conjoints atteints d’une MNE à un stade sévère. La question de se sentir encore reconnu par ce parent / conjoint changeant est souvent abordée, mais peu d’études abordent cette question sous le prisme des émotions ressenties.

Dans cette étude, nous nous sommes également intéressés aux ressentis des familles face à la maladie de leurs parents / conjoints. Plus précisément, nous avons interrogé les émotions de la colère et de la tristesse, ainsi qu’aux sentiments de découragement et d’impuissance. Nous avons émis l’hypothèse que les enfants et les conjoints étaient impactés différemment par la maladie de leurs parents / conjoints institutionnalisés.

L’évaluation de la colère ressentie par les familles se manifeste souvent dans l’idée de refuser de voir son parent / son conjoint devenir une personne différente de celle qu’on a toujours connue. Cette colère peut également s’exprimer afin de contrer et de rejeter l’image de ce proche qui est diminué par la maladie et qui rencontre des difficultés dans sa vie quotidienne. Plus en détails, les résultats de notre étude ont mis en évidence qu’il existait une différence significative entre les enfants et les conjoints quant à l’émotion de la colère. Nous avons pu voir que les enfants ressentaient significativement plus de colère que les conjoints face aux MNE de leurs parents.

Pour les conjoints, cette colère peut se tourner sur un mode agressif de rejet du conjoint malade. Ce rejet est en lien avec l’atmosphère pesante que fait ressentir la maladie au sein du couple, aux nombreux troubles qu’elle engendre. Ici, la colère est directement tournée sur le conjoint atteint d’une MNE. Dans d’autres cas de figure, Maisondieu (Reference Maisondieu2018) affirmera que le conjoint saint peut faire preuve de bienveillance excessive et devient le protecteur du conjoint malade. La colère éprouvée par le conjoint aidant est plutôt tournée envers lui-même puisqu’il fait le constat que, malgré ses nombreux efforts, il ne parvient pas à aider suffisamment l’autre. Par ailleurs, Crochot et Bouteyre (Reference Crochot and Bouteyre2005) énoncent que chez les enfants, cette colère est souvent liée à un sentiment d’abandon parental. Ce parent changeant n’est plus en mesure d’accomplir son rôle parental auquel il a toujours répondu. Comme le suggère Wallyn (Reference Wallyn2023) dans une de ses études, la colère peut également traduire un manque de patience face au retentissement de la maladie de leur parent sur le quotidien, mais aussi sur tout ce qui vient confirmer le diagnostic de la maladie.

Les résultats de notre étude montrent qu’il n’existe pas de différence significative entre les enfants et les conjoints quant à l’évocation de l’émotion de la tristesse. La tristesse peut être en lien avec la colère puisqu’elle se manifeste aussi en réponse à la non-acceptation de ce parent / conjoint changeant. Mais surtout, la tristesse intervient face au caractère irréversible de la maladie. Les résultats de notre étude semblent congruents avec l’ouvrage de Bercot (Reference Bercot2003) puisque, pour les conjoints, cette tristesse est induite par la rupture de la vie passée et par ce conjoint de toute une vie qui n’est plus le même. La tristesse du conjoint découle de cet espoir bercé d’illusion de tout vouloir recommencer, en voulant « attraper le fantôme qui lui échappe », en continuant de l’aimer comme le dit Le Bourhis (Reference Le Bourhis2000). Pour les enfants, cette tristesse se caractérise par le constat que la maladie évolue. Elle se caractérise également par ce parent changeant, qui ne redeviendra jamais celui qu’il a été. Nous nous sommes également appuyés sur l’étude de Delage et collaborateurs (Reference Delage, Guillaumot, Mirland and Delage2010) dans laquelle ils évoquent que cette tristesse traduit la perte progressive du lien ressentie par les enfants avec leurs parents en raison de l’évolution des difficultés rencontrées. Maisondieu (Reference Maisondieu2018) évoque que la tristesse des enfants peut également s’accroitre par une crainte de l’héritage génétique de la maladie, c’est-à-dire une crainte de voir son image dans celle de son parent atteint d’une MNE.

Le découragement se révèle être en lien avec la colère et la tristesse exprimées; mais survient dans un second temps. Les conclusions de notre étude s’inscrivent dans la continuité des propos avancés par Malaquin-Pavan et Pierrot (Reference Malaquin-Pavan and Pierrot2007) dans la mesure où, pour les familles, il s’agit d’un sentiment de découragement lorsqu’il faut faire face à la MNE de leur parent / leur conjoint. Le découragement ressenti par les familles est plutôt un signe de résignation (Malaquin-Pavan et Pierrot, Reference Malaquin-Pavan and Pierrot2007), d’acceptation que ce parent / conjoint qui n’est plus comme avant et ne le sera plus jamais. Chez les enfants, ce découragement peut être interprété comme étant un découragement de ne plus parvenir à aider son parent. Tandis que pour les conjoints, il s’agit d’un découragement lié à l’acceptation que leur conjoint de vie ne redeviendra plus jamais comme avant.

Par ailleurs, les familles se retrouvent également face à des situations d’impuissance face aux comportements de leurs parents / conjoints atteints d’une MNE. Certaines familles de notre étude ont exprimé un sentiment d’impuissance lorsque leur parent / conjoint ne parvenait pas à les reconnaître. Les résultats de notre étude ont montré qu’il n’existait pas de différence significative entre les enfants et les conjoints. Chez les enfants, cette question d’impuissance renvoie également à l’impossibilité de ne plus pouvoir ou de ne plus savoir quoi faire pour garder le lien avec son parent qui devient progressivement un étranger ou une autre personne. Ce sentiment d’impuissance de la part des enfants se traduit également par l’impossibilité de pouvoir répondre aux désirs de son parent malade, à guérir ou à redevenir comme avant. Pour les conjoints, cette impuissance peut être induite par le fait de ne plus arriver à comprendre le monde intérieur de leur conjoint de toute une vie, ce qui rejoint les observations faites par Malaquin-Pavan et Pierrot (Reference Malaquin-Pavan and Pierrot2007). De façon générale, ce sentiment d’impuissance évoqué par les familles face au caractère dégénératif et irréversible de la maladie du parent / du conjoint peut aboutir à ce que l’on appelle un deuil blanc. Ce deuil fait écho aux pertes cognitives et physiques. Il s’agit d’un deuil sans décès; d’un deuil permettant de laisser aller une ancienne personnalité et d’en accepter une nouvelle. Comme l’évoquent Ostrowski et Mietkiewicz (Reference Ostrowski and Mietkiewicz2013) dans une de leurs études, pour les conjoints, ce deuil blanc est marqué par le deuil de la vie commune d’avant, de la perte de son rôle d’épouse / d’époux et de ne plus être reconnu comme tel dans certains cas. Nos observations convergent avec la notion de « deuil blanc » introduite par Pancrazi-Boyer et collaborateurs (Reference Pancrazi-Boyer, Petit and Arnaud-Castiglioni1996), selon laquelle la souffrance ressentie face à l’évolution des troubles cognitifs du parent se double d’un travail de deuils successifs. En effet, nos résultats soulignent qu’au-delà de la souffrance provoquée par la dégradation des capacités cognitives, les enfants doivent simultanément renoncer à l’espoir de guérison, à la relation parent-enfant telle qu’ils l’ont toujours connue et, plus largement, à l’image idéalisée du parent que la maladie est en train de transformer. Ces constatations rejoignent ainsi la perspective de Pancrazi-Boyer et collaborateurs (Reference Pancrazi-Boyer, Petit and Arnaud-Castiglioni1996) en montrant comment la progression de la maladie impose un travail de deuil continu.

Nous avons également émis l’hypothèse selon laquelle les familles ressentaient plus de tristesse et de découragement que de colère et d’impuissance. Les résultats de notre étude confirment cette hypothèse puisque les enfants et les conjoints interrogés ont exprimé ressentir majoritairement de la tristesse et du découragement face à l’évolution de la MNE de leurs parents / conjoints. Ces observations s’inscrivent dans la lignée de l’étude de Colinet et collaborateurs (Reference Colinet, Clepkens and Meire2003) qui soulignent que la tristesse, la colère et l’impuissance font parties des émotions les plus souvent évoquées par les familles. La tristesse est en lien étroit avec la perte progressive de son parent / conjoint. La tristesse est également en lien avec les moments passés avec la personne malade. De façon générale, la tristesse s’exprime en écho au deuil anticipé de ce parent / conjoint qui perd progressivement ses capacités cognitives et comportementales mais aussi son identité. Le découragement intervient dans un second temps. Il intervient lorsque les familles prennent conscience du caractère évolutif et irréversible de la maladie de leurs parents / conjoints.

Au regard de l’ensemble de nos résultats, nous constatons que l’évolution d’une MNE s’accompagne d’éprouvés douloureux. Alors que les travaux en gérontologie s’attachent principalement aux dimensions biomédicales, à l’annonce du diagnostic (Blanchard et al., Reference Blanchard, Novella, Quignard, Morrone, Debart, Courtaigne and Dramé2009) et à la prise en charge des personnes âgées atteintes de MNE, nos résultats soulignent l’importance de considérer également les ressentis des familles face à l’évolution de la maladie de leurs parents / conjoints, de comprendre les différents mécanismes qui entrent en jeu mais aussi de mettre en lumière ce qu’elles ressentent. Se retrouver face à un proche qui perd progressivement en autonomie et que l’on ne reconnaît plus, n’est pas une chose simple. Ces aidants non professionnels sont également victimes des MNE. Nos résultats sont conformes aux constatations de la littérature concernant l’impact psychologique MNE sur les familles. En effet, les résultats de notre étude corroborent les observations présentées par Thomas et collaborateurs (Reference Thomas, Chantoin-Merlet, Hazif-Thomas, Bonduelle, Belemin, Montagne, Clement, Le Bruchec and Billon2002), qui ont mis en évidence les répercussions des MNE sur l’équilibre psychologique des familles : dépression, troubles anxieux, maltraitance et rupture familiale. La MNE d’une personne âgée est vécue comme étant une pathologie familiale. Comme le soulignent Bonnet-Llompart et Laurent (Reference Bonnet-Llompart and Laurent2020), les MNE sont une épreuve difficile pour les personnes touchées mais aussi pour leurs familles. Des recherches (Malaquin-Pavan et Pierrot, Reference Malaquin-Pavan and Pierrot2007; Pierron-Robinet, Reference Pierron-Robinet2016) ont montré les retentissements de ces pathologies sur l’entourage, mais peu parlent des spécificités de la nature du lien entre la personne malade et sa famille (conjoints ou enfants). Par ailleurs, nos résultats renforcent les schémas décrits en psychologie clinique selon lesquels, la confrontation au vieillissement du conjoint et plus précisément à la confrontation de la maladie de l’autre est insupportable. Pour les conjoints, Maisondieu (Reference Maisondieu2018) compare l’évolution d’une MNE à un miroir de soi, rappelant en permanence la mort à venir, tandis que Talpin (Reference Talpin2017, p. 67) évoque un certain narcissisme autour de la vieillesse et de la maladie en évoquant qu’il peut être très blessant de « voir l’autre vieillir mais aussi de se voir vieillir dans le regard de l’autre ». Les sentiments paradoxaux à l’égard de l’autre peuvent entrainer de l’agressivité et du rejet à l’égard du conjoint malade. En revanche, nos résultats concordent avec les travaux de Gaucher (Reference Gaucher2010), qui pointent un sentiment d’incapacité de l’enfant à aider son parent. Pour les enfants, il s’agit plutôt d’un travail d’acceptation difficile de ce parent, qui devient différent de celui qu’ils ont toujours connu.

Il en résulte que les MNE mettent à mal le fonctionnement familial. Faire le deuil de ce parent / conjoint qu’on a toujours connu et accepter qu’il change se révèle être un travail profondément éprouvant. Conformément aux observations de Quaderi (Reference Quaderi2007), les personnes âgées atteintes d’une MNE sont souvent décrites comme étant des personnes ne pouvant plus rire, agir, analyser, se souvenir et reconnaître. Cependant, notre étude a su mettre en avant le ressenti des familles face à l’évolution de la MNE de leur proche. Nous avons pu constater que tristesse, colère, découragement et impuissance sont ressentis face à ce parent / conjoint changeant par la maladie. Notre étude a également su montrer que malgré l’évolution de la maladie, un lien familial perdure et les familles ont le sentiment que leurs parents / conjoints parviennent toujours à les reconnaître, même si ce mécanisme s’effectue de façon inconsciente.

Limites

Malgré les résultats intéressants de cette étude, nous pouvons souligner la présence de plusieurs limites. Le nombre de conjoints ayant participé à cette étude est plus faible que le nombre d’enfants (15 versus 66). Cependant, ce ratio conjoint – enfant respecte la répartition classique des proches aidants. Il est également très difficile de recueillir les témoignages de conjoints en raison de leur âge avancé ou d’éventuels troubles cognitifs importants.

Par ailleurs, notre questionnaire ne comprend que des questions fermées, ce qui ne laisse peu de place à l’expression libre des familles. Pour de futures recherches, il serait intéressant d’intégrer des questions ouvertes dans le cadre d’une méthodologie mixte, cela afin d’enrichir les données recueillies et d’améliorer la compréhension du sujet étudié.

Notre étude s’intéresse à l’évaluation du sentiment de reconnaissance des familles dont le proche est atteint d’une MNE à un stade sévère. Ils sont teintés par les opinions et les états émotionnels individuels, ce qui limite la généralisation des conclusions. La subjectivité inhérente aux données recueillies dans cette étude constitue un atout majeur. En effet, les données recueillies, émanant directement de l’expérience intime et des ressentis personnels des participants, permettent de saisir la complexité des liens affectifs dans toute leur singularité. La prise en compte de ces perceptions subjectives favorise une compréhension plus nuancée des dynamiques familiales et des phénomènes émotionnels en jeu.

Conclusion

Les résultats de notre recherche montrent qu’il existe une différence significative au niveau de l’émotion de la colère entre les enfants et les conjoints des personnes atteintes d’une MNE à un stade sévère. Cette distinction peut s’expliquer par le fait que les enfants ont plus de difficultés à accepter la réalité de la maladie; alors que pour les conjoints, ils sont également dans une perspective de vieillissement. Cela peut les renvoyer à leur propre situation en raison de leur âge avancé. Il survient peut-être également une certaine protection de ce conjoint de toute une vie. De façon générale, notre étude a su montrer que les personnes atteintes d’une MNE étaient encore capables de reconnaître leurs familles. Cette reconnaissance est encore possible grâce aux liens émotionnels forts développés tout au long de la vie entre les membres d’une famille. Ainsi, qu’il s’agisse d’une reconnaissance ou d’un sentiment de déjà-vu, les personnes âgées reconnaitraient leurs enfants ou leurs conjoints. Cependant, l’acceptation de ce proche changeant reste à l’origine d’une grande souffrance pour les enfants et les conjoints. Entre colère, tristesse, impuissance et découragement, nous avons pu voir qu’il est difficile pour les familles de faire le deuil de leurs proches atteints d’une MNE en acceptant les changements occasionnés par l’évolution de la MNE.

Financement

Cette recherche n’a reçu aucune subvention spécifique de la part d’organismes de financement des secteurs publics, commercial ou à but non lucratif.

Remerciements

Les auteurs remercient le Groupe ACPPA ainsi que le groupe ORPEA, porteurs d’un projet expérimental sur la thématique de la reconnaissance implicite et qui ont soutenu cette recherche par l’accueil de l’un des auteurs.

References

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Tableau 1. Sentiment de reconnaissance, sentiment de reconnaissance passant par le langage verbal et non verbal et expression de la colère, de la tristesse, du découragement et de l’impuissance des familles (N = 81)